Chapitre 13

Les suppositions de Fosseuse et la médecine de Nancy (suite).

Revenons au roi, que nous avons à peine entrevu, et que nous avons laissé lutiné tour à tour par Fosseuse et par la señorita.

Le roi, nous l’avons dit déjà, comme tous les chasseurs, avait le sommeil dur. Le bal fini, il rentra chez lui, se fit déshabiller et dormit d’une seule traite jusqu’au jour.

Un rayon de soleil l’éveilla. Il sauta lestement à bas de son lit et courut à la fenêtre. Le temps était superbe et le ciel n’avait pas de nuage.

— Oh ! oh ! pensa-t-il, il fera beau ce matin tirer des perdrix rouges sur les coteaux et des coqs de bruyère dans les genets.

Et il sonna pour se faire vêtir.

La première pensée du roi avait été pour sa passion favorite ; la seconde fut pour ses nouvelles amours.

— Qui sait, se dit-il, si la señorita a bien dormi ? j’ai bonne envie de l’aller savoir moi-même.

Quand le roi avait une fantaisie, il ne connaissait pas d’obstacle qui s’y pût opposer ; il ordonna donc quelques modifications galantes dans sa toilette de chasseur, et, lestement équipé, il se dirigea vers l’étage supérieur où logeait la belle Andalouse.

Les femmes de la señorita reçurent le roi dans l’antichambre.

— La marquise est encore au lit, dirent-elles, mais elle est éveillée et a demandé si Votre Majesté chasserait aujourd’hui.

— Oh ! oh ! pensa Henri de Navarre, voici qui tombe à merveille. On fait de beaux contes sous la futaie, et la brise du couvert emporte les propos d’amour et ne les redit point.

Puis il ajouta tout haut :

— Je chasse tous les jours, moi qui n’ai rien à faire. Si la señorita me veut accompagner…

Les femmes de l’Andalouse transmirent la réponse du roi ; – la belle marquise se fit habiller sur-le-champ.

— Je tâcherai, se dit le roi, de laisser en arrière l’ambassadeur et mon écervelé de page, à qui ses fonctions interdisent la discrétion. Madame Marguerite serait capable de me redemander Turenne…

Dans l’escalier le roi rencontra Nancy.

— Bonjour, mignonne ; comment la reine a-t-elle dormi ?

— Très bien, sire.

— La reine chasse-t-elle aujourd’hui ?

— Non, elle peint.

— À merveille, grommela le roi.

— Je crains bien, reprit Nancy, que Votre Majesté chasse seule ce matin ?

— Et pourquoi cela, mignonne ?

— Parce que Bavolet peint avec la reine.

— Peuh ! dit le roi enchanté.

— Et que le seigneur Gaëtano est très occupé, continua Nancy.

— Ah ! et qu’a-t-il à faire ?

— Il compose un conte.

— Tout seul ?

— Nenni. Avec mademoiselle de Montmorency.

Le roi devint soucieux.

— Fosseuse, dit-il, se pourrait bien passer d’un aide, il me semble, et elle possède assez d’esprit pour composer des contes toute seule.

— Hum ! pensa Nancy, il y a encore du feu sous la cendre, l’amour du roi pour Fosseuse n’est pas tout à fait éteint.

— Par conséquent, reprit-elle tout haut, si le seigneur Gaëtano et mademoiselle de Montmorency font des contes, si Bavolet peint avec la reine, Votre Majesté en sera réduite à chasser avec M. de Mornay, qui est d’humeur fort sombre…

— M. de Mornay est parti pour Nérac, dit le roi ; ou bien avec M. de Goguelas qui est un mauvais veneur, et MM. de Mailly qui sont de mauvais cavaliers ; – mais qu’est-ce que cela me fait ? murmura Henri de Navarre, puisque la señorita est de la partie.

Puis il devint rêveur tout à coup en songeant à Fosseuse.

— Quelle singulière idée, dit-il, cette petite Fosseuse a eue de composer des contes avec l’ambassadeur ?

— Dame ! fit Nancy, il a beaucoup d’esprit, l’ambassadeur.

— Peuh ! jactance italienne.

— Il est beau cavalier.

— Heu ! heu !

— Et, après Votre Majesté et M. de Turenne…

— Flatteuse !

— Or, mademoiselle de Montmorency aime fort les gens d’esprit quand ils ont bonne tournure…

— Ah ! vraiment ?

— C’est pour cela qu’elle adorait Votre Majesté.

— Elle m’adorait !… tu crois ?

— On le dit, et elle eût aimé peut-être M. de Turenne, mais M. de Turenne est parti… Alors elle se rejette sur le seigneur Gaëtano.

— Mais… moi… dit le roi, puisque tu dis qu’elle m’adorait…

— Jadis, cher sire ; tout passe, en ce monde.

— Aurais-je moins d’esprit que jadis ?

— Tout autant.

— Vieillirais-je ?

— Vous rajeunissez.

— Alors je n’y comprends plus rien.

— Demandez-en l’explication à cette belle señorita espagnole, de chez qui vous revenez à huit heures du matin…

Le roi se prit à rire.

— Il paraît, dit-il, que mam’selle Fosseuse est jalouse ?…

— Moins que Votre Majesté, toutefois.

— Bah ! serais-je jaloux ?

— Comme un tigre, sire. En voulez-vous une preuve ?

— Je l’attends avec impatience.

— Eh bien ! vous n’aimez plus Fosseuse, puisque vous aimez la señorita. Cependant, quand vous avez appris que le seigneur Gaëtano… Vous comprenez, sire ? Votre front est devenu soucieux et vos yeux ont brillé de colère, comme ceux d’Othello, ce personnage d’une tragédie qu’on donne à Londres devant la reine Elisabeth, en ce moment, et qui est l’œuvre d’un poète nommé Williams Shakespeare, dont madame Marguerite prise fort le talent. Madame Marguerite, vous le savez, parle et écrit fort bien la langue anglaise.

— En vérité ! je suis jaloux ?

— Comme un tigre, sire ; et cependant, vous n’aimez plus Fosseuse…

— Peut-être…

— Puisque vous aimez la señorita ?

— Qu’est-ce que cela fait ? On peut aimer deux femmes…

— Et même trois, n’est-ce pas ? Cette nuit, vous m’avez dit aussi que… vous m’aimiez…

— Tu crois ?

Nancy fit la moue.

— Comme j’ai bien fait, murmura-t-elle, de ne vous pas commencer quelque historiette… Je serais, à cette heure, une pauvre femme délaissée !

Le roi prit Nancy par la taille et lui appliqua un baiser.

— Faudra-t-il le porter à Fosseuse ? demanda-t-elle.

— Garde-le pour toi, petite…

— Bien obligée, murmura la camérière, je le rendrai à la señorita.

— Tu as de bien beaux yeux, ma petite.

— Je le sais, vous me l’avez dit.

— Ne pourrais-je te le redire encore ?

— Ma foi ! sire, si cela vous peut plaire…

— Ce soir, par exemple, après souper…

— C’est bien tard ; le sommeil me prend dès huit heures… et quand le sommeil vient, les yeux se ferment… Cependant…

— Bon ! dit le roi, c’est entendu. Adieu, petite.

— Adieu ! sire ; n’oubliez pas que la señorita aime à s’occuper de politique.

Le roi haussa les épaules, descendit le grand escalier et gagna la cour en se disant :

— Bavolet peint, Gaëtano conte, j’enverrai les Mailly relever un défaut, et M. de Goguelas prendre la tête des chiens.

Dix minutes après, le roi chevauchait à côté de la señorita, escorté par ses trois gentilshommes et une vingtaine de piqueurs et de valets de chiens ; – le roi ne soupçonnait nullement les événements de la nuit et de la matinée, le duel de Bavolet, son évanouissement et ce qui se passait alors chez Fosseuse, demeurée seule avec l’ambassadeur.

L’escorte royale gagna la plaine et découpla dans un petit bois de châtaigniers que longeait un torrent ; le roi donna ses ordres, et, grâce à une manœuvre habile, se fut bientôt isolé, lui et la señorita, du reste de la chasse.

La matinée était superbe, un peu fraîche, les arbres secouaient au vent leur vert panache, les chevaux foulaient, sous le couvert, un épais gazon qui assourdissait le bruit de leurs pas, assez pour ne point effaroucher les fauvettes gazouillant dans les broussailles voisines ; la voix des chiens, déjà bien éloignée, n’arrivait plus qu’indécise et affaiblie, et c’était l’heure, ou jamais, de parler doucement d’amour, en chevauchant l’un près de l’autre, se donnant un baiser par-dessus la selle, se tenant toujours par la main.

Pourtant la señorita était pensive, émue en apparence, elle abandonnait la bride qui flottait sur la crinière tressée de l’étalon, elle penchait un peu en avant sa taille d’Andalouse, et paraissait oublier complètement le roi.

Le roi l’épiait du coin de l’œil et ralentissait toujours le pas de sa monture, désireux de perdre tout à fait la chasse.

Les deux chevaux se touchaient ; parfois une boucle de la chevelure de l’Andalouse effleurait la joue du roi de Navarre, parfois le roi de Navarre, se baissant pour raccourcir son étrier, appuyait, comme par hasard, sa tête sur l’épaule de la belle marquise.

Enfin, rompant le silence :

— À quoi songez-vous donc, señora ? demanda-t-il.

Elle leva sur lui un regard humide et voilé d’une larme furtive :

— Au passé, dit-elle avec émotion.

— Ce passé serait-il bien sombre ?

— Y a-t-il rien de riant dans la vie ?

Un fin sourire vint aux lèvres de Henri de Navarre.

— Quand on a vingt ans comme vous, qu’on est belle, adorée… quelle vague tristesse pourrait envahir l’âme ?

— Les cendres d’un amour mal éteint murmura-t-elle en tremblant.

— Hum ! se dit le roi, je vais avoir à lutter avec un mort ou un fugitif. – Terrible lutte.

— Vous avez donc aimé ? demanda-t-il tout haut avec une pointe d’ironie.

— Hélas ! sire, et j’aime encore…

— Diable ! grommela le roi, c’est peu encourageant. – Et me direz-vous quel homme assez fortuné ?…

— Silence ! dit la señorita ; silence, sire, par pitié !…

Le roi se tut, il savait par expérience que les femmes désirent fort parler quand on ne les questionne pas.

— Il y a bien longtemps, reprit la señorita après quelques secondes de rêverie, il y a bien longtemps déjà…

— Et vous avez vingt ans ? demanda le malicieux Béarnais.

— Vingt-trois, sire… il y a bien longtemps que je l’aime…

— Ne serait-il point l’heure de l’oublier ?

— L’oublier ! oh ! sire… Oui, il y a longtemps, je le vis un soir, dans un bal… au milieu d’une fête splendide… une fête de rois s’il en fut…

— Diable ! murmura le roi, je parie qu’elle va se moquer de celle que nous a donnée madame Marguerite.

— Un flot de courtisans au galant costume, de femmes étincelantes de parures, de pages aux propos moqueurs nous environnaient : – l’orchestre avait de suaves harmonies, les parfums embaumaient les salles… moi, je ne voyais que lui !

— Et lui ? fit le Béarnais avec ironie, ne voyait que vous sans doute ?

— Il ne m’aperçut point, sire ; il était heureux, il était prince…

— Ce prince était bien impertinent !

— Il se mariait, il épousait une princesse belle entre toutes… adorée… une femme devant laquelle tous les fronts s’inclinaient avec admiration et respect.

— Était-elle aussi belle que vous ?

— Pas de compliments, sire, je suis trop émue pour les écouter… Non, il ne me vit pas, il ne prit garde à moi… car j’étais une enfant, une enfant de quatorze ans à peine, à laquelle nul ne prenait garde…

— Je n’en crois pas un mot, señora.

— Pourtant il m’invita à danser… Oh ! tenez, ce souvenir, à dix ans de distance, m’étreint le cœur et la tête et me rend folle… – Pendant dix minutes, je tournoyai emportée dans ses bras, haletante, éperdue, la tête renversée sur son épaule, ne voyant plus, n’entendant plus que lui, et il me sembla que la terre fuyait sous nos pieds, et que devant nous s’ouvrait un monde inconnu ; – et puis l’orchestre éteignit sa dernière note, la valse s’arrêta, le monde réel me reprit et il me reconduisit à ma mère qui le remercia d’un sourire.

Pendant le reste de la nuit, je l’attendis le cœur frémissant ; à chaque quadrille, j’espérai qu’il viendrait me reprendre… il ne vint pas !

— Et puis ?… demanda le roi.

— Je ne le revis jamais et je le vois toujours.

— Ces amours-là, pensa le Béarnais, sont indéracinables, sachons un peu son nom. Il n’y a qu’à ne le point demander.

— Et savez-vous sire, quel était cet homme, ce prince, aux fêtes nuptiales duquel ma mère m’avait conduit ?

Le Béarnais ne souffla mot.

— Sire… oh ! tenez, pardonnez-moi cet instant de folie ; sire… ayez pitié de moi…

Le Béarnais se taisait toujours.

— Sire… c’était… c’était vous ?

Et en parlant ainsi, la señorita eut un assez beau mouvement dramatique.

Mais le roi bondit soudain sur sa selle, et son étonnement fut si violent qu’il scia la bouche de son cheval qui se cabra à demi.

— Moi ! dit-il, moi ? c’était moi.

À son tour l’Espagnole se tut et inclina son front sur sa poitrine haletante.

Le roi attacha sur elle son regard clair et pénétrant.

— Ma parole d’honneur ! pensa-t-il, je ne me souviens pas de cela.

Et il la contempla encore scrupuleusement.

— Foi de roi ! reprit-il en aparté, je n’ai nulle souvenance d’avoir dansé avec une petite fille. Cette femme se moque de moi.

Et tandis que le roi rêvait et que la señorita songeait, les chevaux continuaient leur chemin et se rapprochaient de la chasse.

On entendait les aboiements de la meute résonner derrière un coteau voisin.

Tout à coup le roi fronça le sourcil.

— Cette femme se moque de moi se dit-il ; et elle joue admirablement son rôle. Pourquoi ?

Cette question que s’adressa le roi motiva une nouvelle rêverie, et les chevaux continuèrent d’avancer.

Le Béarnais se pencha vers la señorita ; la señorita pleurait.

Il la prit dans ses bras, l’appuya silencieusement sur son cœur et lui murmura à l’oreille :

— Moi aussi, je vous aime…

Elle poussa un soupir, ce soupir était si déchirant et imitait si bien la passion que le roi, illuminé soudain, fit la réflexion suivante :

— Je crois que Nancy avait raison, cette petite marquise andalouse s’occupe de politique. À nous deux, donc señora ! Je ne suis pas impunément le gendre de Madame Catherine, et de plus fins que vous se sont laissé prendre à ma bonhomie. Ventre-saint-gris ! si l’on en veut à ma couronne de Navarre, il la faudra gagner !

Puis, cet aparté fini, le roi pressa de nouveau l’Espagnole sur son cœur et lui dit :

— Venez ; tournons bride, car voici la chasse… et j’ai tant de choses à vous dire que mon cœur éclate… je deviens fou !

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