Chapitre 15

Où l’on voit pleurer Nancy, qui riait toujours, et sourire Fosseuse, qui depuis longtemps pleurait.

Nous avons laissé, pour suivre le roi, madame Marguerite au chevet de Bavolet qui, haletant et l’œil hagard, comprimait les battements de son cœur et avouait, avec un sourire crispé, qu’il aimait la señorita ; nous avons laissé aussi à la porte mam’selle Nancy, d’où elle ne perdait, grâce au trou de la serrure, ni un mot, ni un geste de madame Marguerite et de son page.

La reine était petite fille de François Ier ; elle appartenait, par sa mère, à cette belle race de marchands souverains, d’artistes magnifiques qui s’appelaient les Médicis ; il y avait en elle la noblesse des Capétiens et la nature passionnée de ses ancêtres maternels. Artiste, elle comprenait toute la poésie idéale de l’amour de Bavolet ; reine, elle était touchée du respect sans bornes, du mystère impénétrable dont il environnait cet amour, qu’il essayait d’ensevelir au plus profond de son cœur et qui débordait malgré lui et à son insu de ses lèvres, de ses yeux et de son âme, comme la sève déborde, au printemps, d’un jeune arbre qui n’a point eu le temps de se nouer encore. De plus, la reine était femme, et elle avait trente ans ; – trente ans, l’âge où, pour une femme, commence à bruire un vague murmure qui lui dit qu’il faut se hâter de jouir de cette jeunesse qui déjà essaie son aile pour prendre bientôt son vol ; – trente ans ! cette heure où frissonne la première brise un peu fraîche qui annonce un prochain automne, où les fruits mûrissants s’inclinent sur leur branche avec mélancolie comme s’ils pressentaient déjà le fatal passage de la serpe et des corbeilles ; elle avait trente ans, elle était toujours belle ; le serait-elle longtemps encore ? elle avait aimé et souffert, – mais souffrir en aimant, c’est le bonheur…

Et le bonheur dure si peu ! – Elle voulait souffrir encore !

Et puis la fatalité s’en mêlait. La fatalité est d’ordinaire le pivot de l’amour comme l’obstacle en est le fruit défendu. On n’aime point ce qui se peut avoir tout naturellement ; – l’amour dépourvu de drame est un clair de lune…

Depuis deux jours tout paraissait conspirer pour lui faire aimer cet enfant à qui elle avait servi de mère, cet enfant aux lèvres roses qui avait le courage et la volonté d’un homme, car il prenait la plaie de son cœur à deux mains et l’étreignait, afin qu’elle saignât en dedans et n’apparut point aux yeux…

Le caquet de Nancy, la mélancolique éloquence de Fosseuse, le duel de Gaëtano et sa présomption italienne, tout, jusqu’à la jalousie de Pepa, cette soubrette catalane qui osait lever les yeux jusqu’à Bavolet, après tout un gentilhomme, tout avait conspiré pour le pauvre page, tout avait battu en brèche les résolutions de sagesse prises par la pauvre reine au début de notre récit.

Plus la distance est grande de l’homme qui aime à la femme qui est aimée, plus cette femme se croit grandie en élevant celui qui l’aime jusqu’à elle. L’amour de Marguerite pour Bavolet, et cet amour venait enfin de naître, était presque une protection, une faveur que sa royale main laissait tomber sur un pauvre sujet, une aumône de reine à un page qui mendie… Bavolet avait été sublime d’héroïsme, – mais il avait fait bien du mal à Marguerite, car elle se laissa retomber sur son siège et devint pâle comme le page, plus blanche et plus froide que ces statues de marbres qui ornaient son oratoire.

La reine demeura une minute tremblante et presque foudroyée, ne sachant ce qu’elle devait le plus redouter de la torture qu’elle éprouvait ou des symptômes effrayants que prenait son amour en se développant soudain avec une telle violence.

Puis, tout à coup elle se leva, attacha sur le page, dont l’œil brillait de fièvre, son œil où la fièvre s’allumait.

— Tu mens, lui dit-elle ; tu ne l’aimes pas !

Bavolet frissonna :

— Pourquoi mentirais-je ? dit-il.

— Je te le répète tu mens !

Et la voix de la reine, en prononçant ces mots, avait une intonation étrange.

Le page sentit son courage défaillir sous ce regard ardent qui lui retournait l’âme, qu’on nous passe l’expression vulgaire ; – mais il eut au moins le courage du silence.

— Tu mens, continua la reine avec véhémence, ce n’est pas elle !

Et la reine, parlant ainsi, s’était penchée sur Bavolet, effleurant son visage des boucles en désordre de sa chevelure ; l’œil humide, le sein ému, belle à tenter un cénobite, belle comme le jour fatal où le bourreau lui montra la tête livide de ce La Môle qu’elle avait tant aimé !

Alors il se fit une grande clarté dans l’esprit du page, il comprit tout… la reine l’aimait !

Quelle étrange émotion cloua sa gorge, quelle joie immense et pleine de délire monta de son cœur à sa tête pendant dix secondes ? nul jamais ne le dira ; – pendant dix secondes il faillit pousser un de ces cris où l’âme se fond en une sauvage et délirante harmonie, ses bras se tendirent spontanément pour étreindre cette femme sublime, cette reine des femmes qui lui avouait son amour par cette voix mystérieuse du cœur dont le corps tout entier devient l’écho ; – mais une pensée terrible lui vint, et sa bouche entrouverte se referma sans rendre aucun son, ses bras tendus retombèrent sans avoir effleuré la taille de Marguerite… Un nom avait retenti dans la conscience troublée du page : le roi !

Et alors l’enfant devint un héros, il fut plus fort qu’un homme et il répondit d’une voix brève, sèche, presque dure :

— Ne la trouvez-vous pas bien belle ?

Bavolet poussait l’héroïsme jusqu’à la barbarie, il devenait le bourreau de la reine !

Eh bien ! la reine se trouva, en ce moment suprême, aussi forte, aussi héroïque que lui ; elle s’agenouilla au chevet du page, silencieusement, lentement, elle prit sa main dans ses mains diaphanes et y laissa tomber une larme :

— Tiens, lui dit-elle, tiens, mon pauvre enfant, bois cette larme, elle contient mon amour tout entier. Je ne t’en parlerai jamais ; et si nous souffrons tous les deux, la plus cruelle torture sera la mienne. Adieu.

Elle baisa cette main qui tremblait dans les siennes, son âme tout entière passa dans ce baiser, comme son amour, diamant sans prix, s’était dissous dans cette larme ; – puis elle s’enfuit étouffant un sanglot.

Nancy était encore à la porte, Nancy pleurait et n’avait point songé à s’esquiver ; elle prit à son tour la main de la reine, se mit à genoux et la baisa.

— Madame, lui dit-elle, j’ai tout entendu et j’ai bien souffert… je ne suis qu’une pauvre servante, mais je vous aime et voudrais donner ma vie pour vous ; dites, madame, me trouvez-vous indigne de pleurer avec vous ? ne me parlerez-vous pas de lui ?

La reine mit un baiser sur le front de Nancy ; une minute elle chancela et ses larmes furent sur le point de jaillir ; mais tout à coup elle se redressa majestueusement, un sourire navré revint à ses lèvres et elle répondit :

— Je ne pleurerai pas. Les reines doivent être fortes contre la douleur : les larmes sont indignes d’elles, car elles ne les peuvent verser dans l’ombre.

Et Marguerite rentra chez elle, la main appuyée sur son noble cœur dont elle comprimait les pulsations et qui saignait si fort !

Bavolet, à l’heure du drame, avait été plus fort que la reine ; il fut plus faible après la crise. Quand il fut seul, il fondit en larmes et cacha sa tête sous la courtine.

Nancy, demeurée dans le corridor, car elle n’avait osé suivre la reine, l’entendit sangloter et elle entra.

Au bruit de la porte qui s’ouvrit le page se leva effaré ; mais la camérière alla vers lui et le pressa doucement dans ses bras :

— Je sais tout, dit-elle, j’ai tout entendu ; vous aimez la reine, malheureux enfant, et vous la tuez !

Bavolet voulut mentir encore.

— Fou ! murmura Nancy, est-ce que votre amour ne se voyait pas ? Était-il un mystère pour moi, pour la reine, pour mademoiselle de Montmorency ?

— Nancy, dit résolument le page, donne-moi mon épée, je veux me tuer.

— Ah ! fit-elle froidement, vous voulez vous tuer !

— Puis-je vivre ?

— En vous tuant, vous tuerez la reine.

Bavolet tressaillit et regarda Nancy d’un œil hagard.

— Vous voulez vous tuer, reprit Nancy, parce que vous aimez la reine ; eh bien ! la reine vous aime plus que vous ne l’aimez…

— Tais-toi ! tais-toi !

— Et elle ne se tuera point, elle : elle aura le courage de vivre et de cacher ses larmes ; elle sera plus forte que vous !

— Lorsqu’elle ne m’aimait pas, murmura Bavolet, je souffrais moins…

— Insensé que vous êtes ! vous souffrez et elle vous aime… Le ciel s’ouvre devant vous, et vous n’osez y entrer ?

— Nancy, dit gravement le jeune homme, je suis le page du roi

— Je le sais bien ; qu’importe !

Nancy haussa les épaules.

— Et s’il était donné à l’homme de mourir dix fois, je le ferais avant de trahir mon roi dont je mange le pain, et qui m’a fait noble et brave comme lui. Oh ! ajouta Bavolet avec un enthousiasme fébrile, j’ignore mon vrai nom et mon pays, mais je sens aux pulsations de mon cœur que je suis gentilhomme, car je vais en expulser un amour criminel pour y graver à la place ces deux mots : devoir et loyauté !

Et Bavolet se mit sur son séant. Et comme la reine avait souri naguère à travers ses larmes, il sourit, lui aussi, d’un fier et triste sourire, et ajouta :

— Maintenant je veux vivre, maintenant je suis fort, et je veux, pour tous aimer la señorita. Nancy, donne-moi mon plus galant pourpoint, attache à mes chausses de belles faveurs bleues, un nœud de rubans à mon épée, je veux mon manteau brodé d’or et ma loque à plume blanche, je veux être beau et hardi comme les pages du temps jadis, je veux que la señorita m’aime… et que la reine m’oublie !

— Il vous faut pour cela, dit Nancy dont le naturel enjoué reprenait le dessus malgré elle, faire votre paix avec l’ambassadeur.

— La paix ? s’écria Bavolet qui frissonna soudain de colère, la paix ? Oh ! je ne renonce point à mon amour pour laisser le champ à d’autres… l’ambassadeur, tôt ou tard, je le tuerai ! – Mais sois tranquille, ajouta-t-il avec un froid sourire, pas aujourd’hui, j’ai soif de l’amour de la señorita, il faut bien que le page du roi ait quelque bonne fortune, il faut bien que je sois heureux ! acheva-t-il avec un accent de navrante ironie ; et ventre-saint-gris ! comme dit le roi mon maître, la señorita m’aimera ou j’y perdrai mon nom !

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