La bougie soufflée, la chambre de Nancy se trouva dans la plus complète obscurité et le roi, qu’un rayon de lumière avait guidé jusque-là ; fût contraint de gagner la porte à tâtons.
— La petite drôlesse, ce me semble, me veut faire rompre le cou, murmura Henri de Navarre.
Il poussa la porte qui tourna sans bruit sur ses gonds et dit tout bas :
— Nancy ! es-tu là ?
— Est-ce vous, sire ? demanda une voix de femme que l’émotion déguisait assez bien…
— Parbleu ! est-ce que tu n’as pas de lumière ?
— Elle s’est éteinte.
— Rallume-la.
— Je n’ai pas de feu…
— Attends, dit le roi, j’ai un briquet ; attends.
Fosseuse frémit ; elle quitta son grand fauteuil et se dirigea vivement vers le roi, qu’elle saisit par le bras.
— C’est inutile, dit-elle.
— Pourquoi inutile ? il fait si noir ici… et tu sais que je suis venu pour voir tes yeux.
— Ah ! murmura Fosseuse troublée, en effet…
— Comme la voix tremble, petite, dit le roi, je te fais donc peur ?
— Non, mais…
— Mais quoi ?
— Je suis émue… troublée… et c’est pour cela que je vous supplie de ne pas rallumer la bougie.
— Diable ! diable ! pensa le roi, ceci prend une tournure un peu… brusque.
Puis il ajouta tout haut :
— Fais-moi asseoir, au moins.
— Venez, sire. Tenez, mettez-vous là, près de moi.
Et Fosseuse fit asseoir le Béarnais à côté d’elle.
— Ventre-saint-gris ! dit-il alors, pourquoi trembler ? pourquoi cette émotion ? je parie que si nous rallumions…
Le roi mit de nouveau la main sur son briquet de chasseur, Fosseuse l’arrêta encore…
— Par pitié ! dit-elle, ne me faites point mourir de confusion.
— De confusion pour si peu ?…
Fosseuse prit la main du roi et la posa doucement sur son cœur. Son cœur battait bien fort. Le roi en tressaillit :
— Petite, dit-il, est-ce que… sérieusement… toi qui ris toujours ?
— Moi ? murmura tristement Fosseuse qui oublia une minute qu’elle jouait le rôle de Nancy.
— Là, franchement, reprit le roi, – m’aimerais-tu ?
Fosseuse ne répondit point mais elle pressa doucement la main du roi.
— Ma parole d’honneur ! grommela celui-ci, ceci devient fort embarrassant. Nancy, ma mignonne, je sais que tu es une petite espiègle, une assez piquante comédienne et il ne serait pas impossible que tu eusses logé dans ta cervelle écornée le projet de te moquer de moi…
— Ah ! sire… quelle idée !
— Or, vois-tu, il n’est pas permis de se moquer du roi comme d’un simple gentilhomme tel que Turenne, ou d’un page comme ce drôle de Bavolet, qui était ce soir d’une hardiesse à tenter le fouet.
Fosseuse soupira sans mot dire.
— Et si tu te moquais, continua le roi en riant, je serais obligé de t’envoyer à Bouillon rejoindre M. de Turenne, pour lequel, m’as-tu dit, Fosseuse avait quelque inclination.
Mademoiselle de Montmorency fit un brusque mouvement, auquel le roi ne prit garde, et elle oublia encore son rôle.
— Ne croyez pas cela, sire.
— C’est toi qui me l’as dit.
— Je me suis trompée. Mademoiselle de Montmorency n’aime personne.
— Et le seigneur Gaëtano, qui lui narre des contes ? fit le roi avec un accent de dépit qui fit tressaillir Fosseuse et la rappela à elle-même assez pour qu’elle ne se pût trahir.
— Heu ! heu ! répondit-elle, on ne sait pas trop.
— Et moi, ne m’aime-t-elle plus ?
— Je ne crois pas.
— Bah ! qui sait !
— Comment voulez-vous qu’elle vous aime, vous aimez la señorita.
— Non, je te jure.
Un cri de joie faillit échapper à Fosseuse ; elle se contint cependant et poursuivit :
— Et moi, ne m’aimez-vous pas… un peu !
— Toi ! dit le roi tressaillant à son tour, je ne sais pas…
— Merci ! vous êtes aimable…
— Je te demande pardon, ma petite, mais… je suis ému…
— Vraiment ? fit Fosseuse qui triomphait. Est-ce mon voisinage qui vous trouble ? ajouta-t-elle en quittant la main du roi.
— Tu as un mauvais caractère, Nancy.
— Vous êtes si galant, sire ! vous venez ici… Au fait, pourquoi venez-vous ?
Le roi se gratta l’oreille.
— Écoute, dit-il enfin, tu as de bien jolis yeux…
— Je le sais, fit sèchement Fosseuse.
— Un pied et une main… charmants !
— Passons.
— Une fossette à la joue qui te va à ravir.
— Soit. Est-ce tout ? Où voulez-vous en venir ?
— Ah ! voici qui est difficile… Je voulais dire que tu es incontestablement très gentille.
— Je vous remercie bien…
— Cependant je ne venais point ici pour te le dire.
— Ah ! et pourquoi donc ?
— Tiens, dit le roi, je vais te parler franchement, je suis… amoureux.
— De moi ?
— Eh ! non, hélas !
Fosseuse eut toutes les peines du monde à ne point se trahir ; cependant elle eut le courage de repousser le roi en jouant le dépit :
— Ce n’est point, dit-elle, ce que vous me disiez… d’abord.
— Que veux-tu ? l’amour est un mystère. Je suis amoureux…
— Je voudrais bien savoir de qui.
— Ah ! fit le roi, ceci est peut-être encore plus difficile a dire…
— Est-ce de la reine ?
— Fi ! pourquoi chagrinerais-je ce pauvre Turenne ?
— Est-ce de la señorita ?
— Je l’ai été deux jours, je ne le suis plus.
— Inconstant !
— Ce n’est point cela ; elle a un vilain défaut, cette petite Espagnole.
— Bah !
— Elle s’occupe de politique.
— Mon Dieu ! pensa Fosseuse, la reine et moi nous sommes jouées ! le roi a déjà deviné.
— Et je n’aime pas les femmes qui se mêlent des secrets d’État.
— Vous avez bien raison, sire ; mais de qui donc êtes-vous amoureux, alors ?
— Je n’ose le dire.
— Dites toujours, je suis résignée à tout entendre…
— Un moment… crois-tu que Gaëtano, tu sais, l’ambassadeur ?…
— Parfaitement. Eh bien !
— Eh bien ? crois-tu… enfin, me comprends-tu ?
— Nenni, dit Fosseuse dont le cœur éclatait.
— Qui sait si… Fosseuse…
— Dame ! on ne sait pas… Ces choses-là ne se disent point…
— Cordieu ! murmura le roi dont la voix s’altéra subitement, si je le savais… si j’étais sûr…
Qu’est-ce que cela vous fait ?
— Comment, qu’est-ce que cela me fait ! mais tu ne sais donc pas ?
— Je sais que vous l’avez indignement délaissée !
— Indignement ! oh ! non…
— Trahie !
— Un caprice, voilà tout.
— Et si elle s’est vengée, elle aura très bien fait.
— Mais, ventre-saint-gris ! ce serait infâme !
— Ce serait œuvre pie, sire ; vous le méritez.
— Pour un pauvre petit caprice de deux jours ?
— Qu’importe la durée ? dit Fosseuse.
— C’est que, fit le roi avec émotion, je l’aime toujours, moi, je l’assure.
— Quelle plaisanterie ! murmura mademoiselle de Montmorency défaillante.
— Et je me passerais mon épée au travers du corps si…
Fosseuse, cette fois, ne put retenir un cri. Elle se jeta au cou du roi et l’étreignit tendrement sans ajouter un mot.
— Par exemple ! dit celui-ci tout étonné, qu’est-ce que cela te fait que j’aime encore Fosseuse ?
Fosseuse ne répondit point.
— Voilà, poursuivit le roi, qui est au moins original ; tu me donnes un rendez-vous d’amour et j’y viens : au lieu de te baiser les mains et de te conter de galants propos, je t’avoue que j’aime toujours Fosseuse, que je suis horriblement jaloux… et tu ne me témoignes pas de dépit, tu te réjouis, au contraire ?
Fosseuse se taisait toujours, elle pleurait de joie.
— Ventre-saint-gris ! s’écria soudain le roi, ceci serait trop fort… Nancy n’a jamais pleuré !
Et le roi chercha de nouveau son briquet, en tira quelques étincelles et alluma la bougie.
Fosseuse avait regagné le fauteuil et y sanglotait la tête dans ses mains.
Le roi courut vers elle, aperçut les belles boucles cendrées de sa chevelure et jeta un cri à son tour :
— Fosseuse ! s’écria-t-il, c’était toi ?
Elle s’élança vers lui, et souriante à travers ses larmes, elle lui dit :
— C’est moi, moi qui ai bien souffert, moi qui vous pardonne, puisque vous m’aimez toujours.
Le roi se mit à genoux et couvrit de baisers les mains de mademoiselle de Montmorency. Puis tout à coup le nom de Gaëtano revint à ses lèvres :
— Vous ne l’aimez pas, au moins ?
Fosseuse haussa les épaules.
— Alors cette petite Nancy m’a trompé.
— Du tout. C’est vrai.
— Quoi ? qu’est-ce qui est vrai ? fit brusquement le roi.
— L’histoire du conte.
— À vous deux, en tête-à-tête ?
— En tête-à-tête et à nous deux !
— Mais, c’est affreux ! je veux savoir…
— Dame ! dit Fosseuse, ceci est mon secret.
— Vous n’en devez point avoir pour moi.
— Si fait. C’est un secret… politique.
— Qu’importe !
— Ne m’avez-vous point dit tantôt que vous exécriez les femmes qui s’occupaient de politique ?
— Sans doute… Et je veux que vous m’aimiez. Mais vous conspirez donc ? fit le roi impatienté.
— Précisément, mon beau sire. Gaëtano et moi nous conspirons. Gaëtano conspire contre le roi de Navarre, et moi je conspire contre le roi d’Espagne. Au demeurant, nous sommes les meilleurs amis du monde et les plus fidèles alliés qui se puissent trouver.
— Corbleu ! pensa le roi, je commence à croire que les femmes y voient plus clair que nous. Il y a un complot sous roche ; je vais rappeler mon vieux Mornay, qui était allé couper ses foins à Nérac, service du roi… Dites donc, ma mie…
— Sire ?
— Ne pourrais-je pas être un peu de ces deux conspirations ?
— Si fait, sire, c’est très facile.
— Que faut-il faire ?
— Aimer beaucoup la señorita.
— J’y songeais.
Fosseuse fit sa moue.
— Je m’entends, dit-elle ; en apparence, seulement.
— Peuh ! dit le roi. Qu’est-ce que cela fait ?
Un éclair de jalousie s’alluma dans l’œil de Fosseuse.
— Je ne veux pas, dit-elle ; entendez-vous, Henri ?
— Oh ! si nous commandons, madame, dit humblement le roi, j’obéirai ; je n’aimerai la señorita…que superficiellement. À propos, est-ce que Bavolet conspire aussi ?
— Peut-être… Pourquoi cette question ?
— Il était bien empressé ce soir auprès de la señorita…
— Il cache son jeu, dit finement Fosseuse. Maintenant, sire, adieu… partez…
— Déjà ? mais je n’ai point le mot de la conspiration ?
— Ni moi. Je le cherche.
— Quand espérez-vous le trouver ?
— Peut-être ce soir. J’y vais de ce pas.
— Ce soir ? vous y allez ?
— Mon Dieu ! de quel air vous me dites cela ?
— Vous allez chez…
— Chez qui, sire ?
— Vous verrez… Gaëtano… l’ambassadeur ?
— Pourquoi pas ?
— Dame ! fit le roi, la nuit… à cette heure… une dame d’honneur qui court les corridors. C’est peu convenable.
— Jaloux ! dit-elle avec un frais éclat de rire ; était-ce plus convenable… jadis… de voir un roi s’aventurer dans de petits escaliers… mystérieux.
— Pourtant, cela me paraît imprudent…
— Je vais le rejoindre dans le parc.
— Bien vrai ? vous ne me mentez point ?
— Tenez, dit-elle en riant et ouvrant la croisée, voici la lune qui se lève, la croisée donne sur le parc, mettez-vous là, vous nous verrez.
— Adieu…
Le roi lui mit un baiser au front et elle s’esquiva.
Peu après, de son poste d’observation, le roi aperçut Gaëtano se promenant au clair de lune sous les coudriers, et presque aussitôt Fosseuse qui vint le rejoindre et prit son bras.
— Bon ! pensa le Béarnais, je ne les perdrai point de vue.
L’ambassadeur et mademoiselle de Montmorency se promenèrent de long en large un moment, et puis, insensiblement, ils se dirigèrent vers le massif de coudriers sous lesquels Gaëtano s’était battu le matin avec Bavolet.
— Diable ! fit le roi, mais elle m’a dit : « Vous nous verrez ; » mais c’est que je ne les vois plus du tout. – Diable ! diable !
Et le roi attendit, espérant les voir ressortir. Dix minutes s’écoulèrent, rien ne reparut.
Le roi commençait à éprouver des impatiences nerveuses, lorsqu’un bruit de pas et un frôlement de robe se firent entendre dans le corridor.
Le roi respira :
— La voici, pensa-t-il ; ils auront suivi la grande allée et seront remontés par le grand escalier.
Le parc était éclairé par la lune ; mais la croisée de Nancy se trouvait masquée par une tourelle, si bien que la chambre où était le roi était entièrement dans l’ombre.
La porte s’ouvrit et se referma sans bruit.
— Est-ce toi ? demanda le roi.
Ce n’était point Fosseuse, c’était Nancy qui, croyant le roi et Fosseuse partis, venait prendre possession de son domicile.
— Oh ! oh ! pensa Nancy, le roi est encore ici, et Fosseuse n’y est plus… cela aura mal tourné, et j’en suis pour mon sacrifice… Depuis deux jours, je fais les affaires de tout le monde… excepté les miennes, je tourne au Bavolet. Bah ! on dit que charité bien ordonnée commence par soi-même. J’ai commencé par les autres, si je finissais…
Et Nancy répondit bien bas :
— Oui, c’est moi.