Chapitre 19

L’encre sympathique du seigneur Gaëtano et la chimie de madame Marguerite.

Trois jours après, le château de Coarasse avait la même physionomie, et les passions diverses qu’il abritait avaient suivi paisiblement leur cours sans bruit ni scandale.

La migraine de la reine de Navarre continuait et la rendait inaccessible ; le roi, en fort bonne intelligence avec Fosseuse, s’occupait plus que jamais de la señorita, dont le cœur n’était peut-être plus fort tranquille depuis que Bavolet s’était mis en tête d’être aimé ; – Gaëtano était toujours galant et empressé auprès de mademoiselle de Montmorency, qui le lui rendait, du reste. De temps en temps, il était sujet aux migraines et sortait à cheval au milieu de la nuit. Le gentilhomme qui veillait au pont-levis s’inclinait bien bas et le laissait passer.

Enfin Nancy et Pepa ne se montraient plus que rarement et demeuraient auprès de madame Marguerite.

Voilà donc où en étaient les choses au bout de trois jours…

C’était la veille d’une grande chasse à laquelle étaient conviés tous les gentilshommes du voisinage, une battue aux ours dont le roi promettait d’avance des merveilles. Aussi le souper avait-il été avancé pour que les chasseurs pussent se retirer de bonne heure et prendre un repos nécessaire aux fatigues du lendemain. Pourtant la señorita avait dit à l’ambassadeur en passant, au bras de Bavolet, derrière le fauteuil du roi : « À tantôt ! » Et Gaëtano, s’approchant d’elle, lui avait murmuré à l’oreille :

— Dans dix minutes je serai chez vous.

Bavolet n’avait rien entendu, mais Fosseuse avait deviné, et croisant Bavolet et l’Andalouse, elle dit bien bas au page : « Attention ! »

Fosseuse cherchait encore le mot de l’énigme.

Bavolet reconduisit la señorita chez elle.

— Rentrez chez vous, mon enfant, lui dit-elle avec un charmant sourire, nous ne ferons point ce soir notre partie d’échecs accoutumée.

— Et pourquoi cela ? demanda le page.

— Parce que nous chassons demain.

— Bah ! nous chassons tous les jours, il me semble.

— Mais la journée sera rude, et il vous faut du repos.

— C’est bien ennuyeux, murmura Bavolet du ton d’un enfant gâté et boudeur, je voulais jouer aux échecs.

La señorita passa ses doigts dans la chevelure du beau page, en roula et déroula complaisamment les boucles et lui dit :

— Mon petit Bavolet, soyez raisonnable…

— Vous ne m’aimez pas… fit le page effronté, jouant la jalousie.

— Oh ! si, dit-elle avec un regard charmant, va-t’en…

Bavolet s’en alla sans mot dire et referma sur lui la porte du boudoir. Par hasard, les femmes de l’Andalouse étaient encore aux offices, et l’antichambre se trouvait déserte.

— Oh ! oh ! pensa le page, il y a quelque chose d’extraordinaire ce soir. La señorita était bien pressée de me renvoyer, et Fosseuse, qui est une fine mouche, m’a donné l’alerte. Si je faisais pour une heure le métier de Nancy ?

Il y avait un cabinet de toilette à deux issues dans l’appartement de la señorita ; l’une de ces issues donnait dans le boudoir, l’autre dans l’antichambre. Bavolet ouvrit bruyamment la porte de l’appartement, parut gagner le corridor et refermant cette porte sans sortir, revint sur la pointe du pied et se glissa dans le cabinet de toilette d’où, grâce à une porte vitrée, on pouvait voir ce qui se passait dans le boudoir.

Tout aussitôt on gratta à l’extérieur et Gaëtano entra. Il avait à la main une petite fiole et du parchemin.

— Tenez, dit-il à la señorita, voici l’encre sympathique ; elle est d’une qualité merveilleuse, et ne disparaît complètement qu’au bout de six heures.

Jusque-là elle ressemble à de l’encre ordinaire d’un beau noir et paraît ineffaçable.

— Très bien, dit la señorita. Maintenant, m’expliquerez-vous…

— Sans doute. Je vous ai achetée assez cher pour me fier entièrement à vous.

— Ce mot est peu courtois.

— En politique, la courtoisie est de pure convention, en conspiration, elle est inutile.

— Soit ; expliquez-moi…

— Voici. Le roi va venir, n’est-ce pas ?

— Sans doute ; dans quelques minutes il sera ici.

— Vous lui ferez une scène de jalousie…

— J’y compte bien.

— Et quand il vous aura attesté son amour par tout ce qu’il y a de plus saint…

— Eh bien ? alors…

— Alors, ma toute belle, vous lui direz simplement : Fosseuse, que vous dites ne plus aimer, me fait ombrage.

— Ah ! très bien.

— Fosseuse m’est insupportable ; vous la devriez bien exiler.

— Le roi refusera, soyez-en sûr.

— Peut-être consentira-t-il, si vous êtes habile. Alors, vous le ferez asseoir là, dans ce fauteuil, vous lui tremperez cette plume dans cette encre, et vous la lui présenterez en disant : Il vaut mieux tenir qu’attendre ; écrivez-moi sur-le-champ l’ordre d’exil.

— Et si le roi refuse ?

— Alors, vous lui direz : Fosseuse est duchesse, je veux l’être aussi. Faites-moi mon brevet de duchesse sur-le-champ, je le veux tout entier de votre main.

— Je commence à comprendre, murmura la señorita.

— Le brevet écrit et signé, vous l’enfermerez précieusement. Le reste me regarde.

— C’est précisément le reste que je voudrais savoir…

— Rien de plus simple. Pendant six heures, ce parchemin que voilà sera rempli par un brevet de duchesse, et signé Henri de Navarre. Dans six heures, l’encre sympathique disparaîtra, et le parchemin redeviendra entièrement vide. Alors, nous le remplirons à notre tour par une belle et bonne abdication.

— Oh ! oh ! fit Bavolet qui, de sa retraite, ne perdait ni un geste ni un mot, voici le mot de l’énigme : Abdication.

Et le page mit la main sur son poignard.

— Mais dit la señorita, vous n’avez point songé à une difficulté des plus grandes.

— Laquelle ?

— C’est que la signature du roi disparaîtra tout comme la teneur du brevet.

— J’y ai parfaitement songé, señora. Attendez donc… l’encre sympathique disparaîtra aussi. Sans cette qualité, elle serait parfaitement inutile.

— Comment reparaît-elle ?

— De plusieurs manières. En l’approchant du feu, elle ressort aussitôt, pour s’effacer peu après.

— Si vous employez ce moyen, tout reparaîtra.

— Sans doute ; mais une goutte d’un acide que je possède, et qui est également de la composition de celui qui a inventé cette encre, une goutte de cet acide, versée sur un seul mot, fait aussitôt reparaître ce mot et le rend ensuite ineffaçable.

— Vraiment !

— J’en ai fait cent fois l’expérience. Vous sentez, señora, que je verserai la goutte d’acide sur le mot nécessaire.

— Le nom du roi ?…

— Sans aucun doute.

— Bon ! dit l’Andalouse, mais quand vous aurez l’abdication ?

— Parbleu ! le reste est peu difficile.

— Vous croyez ?

— Deux de mes frères, Hector et Gontran, sont à Madrid ; Paëz est ici ; à leur retour tout sera prêt.

— Quand reviendront-ils ?

— Dame ! fit Gaëtano calculant, dans trois jours au plus tard. Nous choisirons un jour où le roi chassera seul, dans les montagnes, un jour, par exemple, où il tirera, à pied, des gelinottes et des coqs de bruyère.

— Vous êtes un bandit habile et adroit.

— Ah ! señora… le vilain mot !

— C’est l’équivalent du vôtre : « Je vous paie assez cher. »

— Très bien ! Faisons la paix.

— Aurai-je mon tabouret ?

— Sans aucun doute.

— Mon château près de Séville ?

— Je vous le promets.

— Et me permettez-vous d’emmener mon petit Bavolet ?

— Le page du roi ?

— Oui, señora.

— Hum ! murmura Gaëtano, je n’y vois qu’un inconvénient.

— Lequel ?

— C’est qu’il pourrait bien être mort dans huit jours.

La señorita recula épouvantée.

— Vous sentez, ma chère amie, continua imperturbablement Gaëtano, que le fanatisme de ce drôle pour son roi est gênant.

— Comment l’entendez-vous ?

— Si Bavolet accompagne le roi, le jour où nous l’enlèverons, il se fera tuer avant que le roi soit pris.

— Oh ! il n’ira pas… je vous le promets.

— Ah ça, fit l’ambassadeur avec un railleur sourire, croyez-vous donc qu’il vous aime ?

— Je le jurerais !

— Moi je suis certain du contraire. Il aime la reine.

— Impossible !

— Et c’est pour donner le change qu’il vous courtise.

La señorita poussa un cri :

— Si je le savais, dit-elle, je le tuerais de ma main !

— Chut ! ma mie, comme dit le roi, pas d’impertinences inutiles. Il faut être calme quand on conspire. Adieu…

Pendant ce dialogue Bavolet murmurait :

— Le seigneur Gaëtano est un habile homme, mais il a compté sans mon poignard ; et quant à la señorita…

Un rire silencieux et un haussement d’épaules achevèrent la pensée du page.

Gaëtano avait fait un pas de retraite ; il revint à la señorita :

— N’auriez-vous pas, dit-il, un lieu où me cacher ?

— Pourquoi faire ?

— C’est que j’ai réfléchi qu’il se pourrait bien faire que le roi ne voulut rien signer, ni lettre d’exil, ni brevet.

— Impossible. Le roi m’aime… il signera.

— N’importe ! si je me blottissais quelque part…

— Pensez-vous que votre présence suffirait ?

— S’il refuse ? murmura Gaëtano d’un air sombre, eh bien !… comme il faut qu’à tout prix cet homme disparaisse, je le tuerai !

— Horreur ! fit la señorita indignée, un assassinat ! Jamais je ne prêterai les mains à un pareil crime.

— Il le faudrait, cependant.

— Le roi signera, je vous le promets.

— Mais encore…

— Je ne sais où vous cacher. S’il ne signe pas, vous lui camperez demain, à la chasse, une balle dans les reins, mais chez moi… non, je ne le veux pas !

— Soit, dit Gaëtano, mais faites qu’il signe.

— Il signera. Bonsoir.

— Ah ça, murmurait Bavolet en tourmentant le manche de son poignard, si je le tuais, moi, ce bandit !

Et Bavolet fit un pas vers l’issue de l’antichambre que gagnait Gaëtano, et son poignard sortit à demi du fourreau.

Une seconde de réflexion fit rentrer l’arme dans sa gaine, et Bavolet s’arrêta.

— Morbleu ! non, dit-il, mieux vaut prévenir le roi. On arrêtera M. l’ambassadeur, on lui fera son procès, et il sera pendu en place publique, à Nérac, à une belle potence toute neuve dont je graisserai la corde moi-même, si le roi me le veut bien permettre.

Et Bavolet attendit que Gaëtano fût sorti pour s’esquiver à son tour et courir chez le roi.

Mais au moment où Gaëtano sortait, les femmes de la señorita entraient. Alors Bavolet ne pouvait plus sortir sans donner l’alarme, sans occasionner une rumeur et tout perdre par trop de précipitation.

Il demeura donc à son poste, décidé à ne plus le quitter jusqu’à ce que le roi fût entré, eût signé et donné des armes à la señorita. Alors il paraîtrait, lui, Bavolet, et raconterait la scène au roi ébahi.

Le roi ne se fit pas attendre longtemps, il entra l’œil brillant, le sourire aux lèvres, guilleret comme au temps où il courait, de nuit, les corridors du Louvre.

La señorita avait eu le temps de composer son maintien, de prendre un air triste et boudeur, et de s’asseoir sur une chaise longue roulée auprès d’un feu de printemps.

— Bonjour, ma mie, dit le roi en lui baisant galamment la main.

— Bonjour, sire, répondit-elle d’un ton sec.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? vous êtes pâle…

— Vous croyez, sire.

— Pâle comme un marbre. Souffrez-vous ?

— Peut-être…

— En quel endroit ?

— Au cœur, sire.

— Cordieu ! exclama joyeusement le roi, qui peut vous attrister ainsi, ma mie ?

— Vous, sire.

— Moi ? par exemple !

— Vous ne m’aimez pas, sire.

— Je vous aime de toute mon âme, chère belle.

— Je n’y crois point, sire.

— Qui vous en peut faire douter ?

— Vous aimez toujours mademoiselle de Montmorency, sire.

— Quelle folie !

— Et vous paraissiez trop jaloux, ce soir, quand l’ambassadeur causait avec elle, pour que j’en puisse douter un instant.

— Ma mie, dit gravement le roi, quelle preuve vous faut-il pour vous convaincre que je n’aime plus mademoiselle de Montmorency ?

— Aucune. J’ai la certitude du contraire.

— Mais encore…

La señorita jeta un tendre regard à son royal amant :

— Si je vous la demandais, fit-elle, vous me la refuseriez.

— Non, de par Dieu !

— Eh bien ! puisque vous avez exilé M. de Turenne…

— Oh oh ! fit le roi, vous voulez que j’exile Fosseuse ?

— Pourquoi pas, si vous m’aimez ?

— Mais elle ne mérite pas cette disgrâce !

— Elle me déplaît ! dit impérieusement la señorita.

— Ma mie, dit humblement le roi, je le voudrais faire, puisque cela vous serait agréable, mais…

— Mais est un mot inconnu dans la langue de l’amour.

— C’est tout bonnement impossible, continua froidement le roi.

— Ah ! vraiment ? murmura la señorita avec dépit.

— Jugez-en. Mademoiselle de Montmorency est dame d’honneur de la reine ; elle est au service de la reine et non au mien : adressez-vous à la reine.

— Avez-vous consulté la reine pour exiler M. de Turenne ?

— Ceci est bien différent ; M. de Turenne m’appartenait.

La señorita frappa du pied.

— C’est bien ! dit-elle, vous ne m’aimez pas.

— Je vous aime, ma mie, mais je ne puis cependant…

— Eh bien ! dit-elle faites au moins pour moi ce que vous avez fait pour elle.

— Qu’ai-je fait ? parlez vite.

— Elle est duchesse…

— Vous le serez.

— À l’instant ?

— Si vous le désirez.

— Vrai ? fit l’Andalouse en poussant un petit cri de joie, vrai, vous me feriez duchesse ?

— Je vous l’ai promis, ce me semble.

— Et si je vous présentais ce parchemin ? et puis cette plume…

— Diable ! grommela le roi, vous êtes pressée, ma mie.

— Oh ! c’est que je hais Fosseuse de toute mon âme.

— Vous avez tort, je ne l’aime plus.

— Et je veux que demain toute la cour sache que vous m’avez fait…

— Duchesse ? soit, vous allez l’être. Donnez-moi ce parchemin et cette plume.

La señorita prit la tête du roi dans ses mains :

— Vous êtes adorable, sire, dit-elle en le baisant sur le front.

Le roi prit la plume et parut réfléchir :

— Voulez-vous le duché de Coarasse ? demanda-t-il.

— Est-il aussi riche que celui dont vous avez gratifié Fosseuse ?

— Oh ! certainement.

— Eh bien ! donnez-moi Coarasse ? Mettez-vous là, sire.

La señorita installa le roi dans un fauteuil auprès d’un charmant pupitre ; elle plaça devant lui le parchemin apporté par Gaëtano et la fiole d’encre sympathique, puis retourna au coin du feu.

Le roi prit la plume et traça une ligne :

— Cette encre est bien épaisse, murmura-t-il ; n’en avez-vous point d’autre, señora ?

L’Andalouse tressaillit :

— Non, sire, dit-elle.

— J’ai bonne envie de la délayer avec un peu d’eau.

— N’en faites rien, sire, elle serait trop blanche.

— Comme vous voudrez, dit le roi avec indifférence.

Et il écrivit d’une grosse écriture fort lisible le brevet demandé par la señorita ; et puis il signa : Henri de Bourbon, roi de Navarre.

Après quoi il tendit le parchemin à la señorita :

— Tenez, dit-il, enfermez cela ; et maintenant, douterez-vous encore…

— Oh ! non, fit-elle avec son adorable sourire, et je vous aime… moi aussi.

— Hum ! pensa le roi, voilà un duché dont vous ne palperez pas longtemps les revenus, ma mie.

La señorita plia le précieux brevet en quatre et le plaça dans le tiroir du pupitre.

Bavolet, cependant, n’avait point paru, Bavolet demeurait immobile et muet à son poste d’observation.

À quoi songeait-il ? C’est ce que nous allons dire bientôt.

Bavolet, au fond de sa retraite, faisait les réflexions suivantes :

— Si je préviens le roi, je cours deux chances : la première, c’est que, me trouvant chez la señorita, il me prenne pour un amoureux jaloux qui fait un conte pour se venger ; c’est la moins à craindre.

La seconde, c’est que la señorita, qui a toujours sur elle une charmante dague de Tolède, ne poignarde le roi en se voyant découverte.

Et Bavolet se prit à réfléchir encore.

— Il serait bien plus simple, poursuivit-il, d’attendre que le roi fût parti. J’aurai bon marché, moi tout seul, de cette petite marquise andalouse qui veut être duchesse.

Et Bavolet attendit.

— Maintenant, dit la señorita, il se fait tard, sire, et vous chassez demain.

— Méchante ! vous me congédiez déjà ?

— Il le faut, je suis brisée…

— De douleur ?

— Non, de bonheur et d’émotion. Je vous aime tant, Henri…

Le roi hésita ; mais il songea à Fosseuse, et il répondit avec un dépit admirablement joué :

— Je pars, puisque vous l’ordonnez.

— C’est encore une preuve d’amour que je vous demande.

— Celle-ci est originale, grommela le roi en baisant la petite main de la nouvelle duchesse.

Puis il fronça tout à coup le sourcil.

— Mon Dieu ! fit-elle effrayée, qu’avez-vous donc ?

— Presque rien, à mon tour je suis jaloux.

— Jaloux ! Et de qui, s’il vous plaît ?

— Mais, dit le roi avec humeur, vous écoutez bien complaisamment mon page, depuis quelques jours.

La señorita eut un rire forcé :

— C’est un enfant, dit-elle.

— Il a seize ans, ma mie, et il est beau, ventre-saint-gris !

— Vous trouvez ?

— Demandez à la reine, murmura le Béarnais avec un fin sourire qui fit tressaillir le page.

— Moi, je le trouve laid, dit la señorita avec dédain.

Bon ! pensa Bavolet, voilà un mot qui est dur, señora, et il vous portera malheur.

— Laid ! fit le roi, quel blasphème !

— Insignifiant, au moins…

— Par exemple, ma mie, ajouta mentalement Bavolet, je vous aurais pardonné peut-être la première épithète, mais je me souviendrai de la dernière, et il vous en cuira !

— Ainsi, reprit le roi, vous n’aimez pas mon page.

— Oh ! fit-elle avec un sourire de mépris.

— C’est que, si vous, l’aimiez, j’en serais marri.

— Vous l’exileriez, dit-elle en riant, il est à vous, celui-là.

— L’exiler ! non certes, ma mie. Bavolet est presque mon fils, je l’aime comme s’il l’était. Je renoncerais plutôt à ma couronne de Navarre qu’à mon page, ventre-saint-gris ! adieu ma mie…

— Et le roi baisant de nouveau la main de l’Andalouse, s’en alla tranquillement se coucher, après avoir donné ses ordres pour qu’on fît soigneusement le bois avec ses meilleurs limiers.

— Avec tout cela, murmura-t-il en se mettant au lit, nous ne savons rien encore : cet ambassadeur est fin comme l’ambre, et j’ai là un rude jouteur. Heureusement je suis prévenu, et mes frontières sont bien gardées.

*
* *

La chambre à coucher de la señorita ouvrait sur le boudoir.

Quand elle fut seule l’Andalouse relut le brevet et examina attentivement la précieuse signature :

— Voilà le brevet de moine de Sa Majesté, murmura-t-elle en replaçant le parchemin dans le tiroir. Gaëtano sera content.

— Attends, murmura Bavolet, je vais le remplir, ce brevet-là.

— Et Bavolet allait s’élancer dans le boudoir, quand la señorita le prévint et sonna ses femmes, ce qui le contraignit à demeurer coi.

Les femmes entrèrent.

— Venez me déshabiller, dit la señorita, je vais me coucher.

— Très bien, pensa Bavolet qui imagina soudain tout un nouveau plan.

La señorita passa dans sa chambre à coucher avec ses femmes, et les portes furent refermées.

Bavolet n’hésita plus, il s’élança vers le pupitre, y prit la fameuse abdication et s’enfuit par le cabinet, ouvrant et refermant les portes de l’antichambre désertée avec des précautions telles, que ni la señorita ni ses femmes n’entendirent le moindre bruit.

— Ah ! ah ! ricana le page, quand il fut dans le corridor. Vous croyez que les rois ont des pages pour le seul plaisir de les habiller de velours et d’or, monsieur l’ambassadeur ? Doucement ; le page du roi, c’est l’épée qui veille sans cesse quand le monarque dort. Vous apprendrez cela à vos dépens, mon cher Gaëtano, un matin de soleil, sur la grand’place de Nérac, où l’on dresse la potence. Et vous, ma petite señorita, belle aventurière qui me trouvez laid et insignifiant, soyez tranquille ! je vous promets que les verges dont on vous fouettera seront coupées dans votre beau duché de Coarasse.

Bavolet songea à monter chez le roi :

— Bah ! dit-il, le roi dort déjà. Allons chez Fosseuse, elle en rira tout à son aise.

Fosseuse étendue sur un lit de repos, se faisait lire par Nancy la Vie des Dames Galantes, de messire l’abbé de Brantôme.

— J’ai le mot, dit Bavolet.

— Quel mot ?

— Celui de l’énigme, parbleu ! Fosseuse tressaillit :

— C’est le mot abdication, un mot insignifiant, comme vous voyez.

Et Bavolet mit le parchemin sous les yeux de Fosseuse et lui raconta de point en point tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.

— Par exemple ! s’écria Fosseuse, voici qui est trop fort, et notre cousin d’Espagne a une grande envie de notre petit royaume de Navarre qui me paraît assez plaisante.

— Aussi, dit Bavolet, je suis d’avis de brûler ce cher parchemin quand le roi l’aura vu tout à son aise.

— Le brûler ? non pas ! s’écria Fosseuse, il faut le rendre à la señorita, au contraire.

— Le rendre ! y pensez-vous ?

— Bavolet, mon ami, tu n’es pas versé en politique, et je te pardonne tes erreurs ; mais sois tranquille, nous allons arranger les choses de manière que M. l’ambassadeur ne saura qu’en faire. Allons chez la reine.

Le page pâlit soudain et ne répondit pas.

— Je te comprends, murmura Fosseuse, j’irai seule.

— Allez, murmura Bavolet redevenu triste et morne, moi je n’en aurais pas la force.

— Tiens, dit Fosseuse, prends ce volume et attends-moi.

Fosseuse fit signe à Nancy de la suivre, et toutes deux gagnèrent l’appartement de la reine.

Ce n’était plus cette belle Marguerite de Valois que nous avons connue au début de cette histoire, cette reine aux lèvres de carmin, au charmant sourire, au regard calme et fier ; – c’était Marguerite pâle et souffrante, l’œil noyé de larmes, Marguerite redevenue sombre et désespérée, comme le jour où le bourreau fit voler dans la poussière la tête du comte de La Môle ; comme le jour encore où Hector de Furmeyer mourut dans ses bras, un soir de printemps, à l’heure où tout parlait d’amour autour d’elle dont l’amour venait de tuer son amant.

Elle était seule, la pauvre reine, seule et triste en cet oratoire où son dernier amour était né et où elle essayait de l’étouffer dans l’isolement et le silence.

— Madame, lui dit Fosseuse, essuyez vos pleurs pour une heure, il faut sauver le roi.

À ce nom la reine tressaillit et regarda Fosseuse.

— Tenez, dit celle-ci, connaissez-vous cette encre ?

La reine prit le parchemin et l’examina avec attention.

— C’est de l’encre sympathique, quelle idée le roi a-t-il de s’en servir, et quelle idée lui a passé par le cerveau de faire cette aventurière duchesse de Coarasse ?

— Ce n’est point tout à fait cela, madame. Le roi cherchait, comme nous, le mot de l’énigme. La señorita lui a demandé un duché, et il le lui a octroyé… toujours pour arriver à trouver le mot fameux. Le roi a pris une plume et du parchemin, et la señorita lui a présenté cette encre. Le roi l’a trouvée épaisse, mais comme il n’y en avait pas d’autre, il s’est servi de celle-là.

— Très bien, dit la reine ; dans quelques heures, le parchemin sera blanc et la duchesse n’aura plus de duché.

— Oui, dit Fosseuse, mais à la place du brevet, savez-vous ce que le seigneur Gaëtano aura soin d’écrire ?

— Oh ! dit la reine en fronçant le sourcil, je commence à comprendre.

— Le mot de l’énigme était abdication en faveur du roi d’Espagne.

La reine prit vivement le parchemin :

— Mais la signature disparaîtra également ? fit-elle.

— Sans doute, mais avec un acide…

La reine fit un brusque mouvement, et puis un sourire épanouit ses lèvres :

— M. l’ambassadeur, dit-elle, ne sait pas que j’ai appris la chimie chez maître René le Florentin, le parfumeur de ma mère, – lequel a composé lui-même cette encre.

— C’est pour cela que je suis venue à vous, madame.

— Et il ne sait pas non plus que s’il est un acide assez puissant pour la rendre ineffaçable, il en est un autre acide qui, employé auparavant, la fait complètement disparaître.

— Vraiment ! dit Fosseuse, qui avait imaginé déjà tout un plan de mystification à l’endroit de l’ambassadeur.

— Attendez, petite, fit la reine, vous allez voir. Nancy, ouvre ce bahut et apporte-moi les deux fioles rouges que tu trouveras sur la deuxième tablette à gauche.

Nancy obéit, la reine prit les deux fioles et les montrant à Fosseuse :

— Voici, dit-elle, de l’encre pareille à celle de M. l’ambassadeur, et voilà l’acide qui la détruit.

— En ce cas, dit Fosseuse rayonnante, si Votre Majesté m’en croit…

— Que ferons-nous, petite ?

— Nous effacerons le nom du roi.

— J’y songeais.

— Et nous en écrirons un autre à la place.

La reine se prit à sourire :

— Ton idée me plaît, dit-elle, mais il y a une chose à craindre, c’est que le seigneur Gaëtano ne soit pressé de rédiger l’acte d’abdication et ne s’aperçoive de la substitution.

— C’est juste, dit Fosseuse ; mais il s’en apercevra tout autant si nous effaçons simplement la griffe du roi.

— Tu as raison.

La reine versa une seule goutte de l’acide sur le nom déjà pâli du roi de Navarre, et ce nom disparut tout à fait.

Puis elle trempa une plume dans l’encre sympathique et la remit à Fosseuse.

Fosseuse écrivit à l’endroit même où se trouvaient naguère ces mots : « Henri de Bourbon, roi de Navarre, » ce mot unique : Bavolet Ier.

La reine eut un triste sourire en lisant le nom du page, puis elle se roidit contre ses poignants souvenirs et ajouta :

— Maintenant il ne suffit point de détruire, la possibilité d’un acte d’abdication, il faut prévenir un coup de main. Ce Gaëtano est capable de poignarder le roi ou de l’enlever.

— Il faut prévenir le roi.

— Non pas, je veux que nous ayons tout le mérite d’avoir déjoué le complot.

— Mais il serait bon d’arrêter M. l’ambassadeur et ses complices ?…

— C’est l’affaire de M. de Mornay, qui est chargé de la police du royaume.

— M. de Mornay est à Nérac.

— Nous allons mettre un gentilhomme à cheval et le mander à Nérac.

M. de Mornay sera ici demain soir.

— Mais si d’ici là…

— D’ici là, l’ambassadeur n’osera rien tenter. Le roi chasse demain en nombreuse compagnie et Bavolet ne le quittera point.

Pepa qui entrait entendit ces derniers mois.

— Allez, petite, dit la reine, il faut que Bavolet se charge de tout cela. Surtout qu’on n’éveille point le roi. Nous veillons pour lui.

Pepa ne vit point le parchemin, mais elle pensa qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire, et une joie presque féroce illumina un moment son beau visage de gitana.

Elle parut avoir oublié quelque détail de service à l’extérieur et ressortit sur les pas de Fosseuse.

Fosseuse rentra chez elle, où Bavolet l’attendait.

— Tiens, lui dit-elle tout bas en lui glissant le parchemin dans son pourpoint entrouvert, de manière que Pepa, qui collait son œil à la serrure, ne vit et n’entendit rien ; tu peux remettre le brevet de duchesse dans le trésor de la señorita, il n’est plus dangereux.

— Comment cela ?

— Je te conterai tout plus tard, le temps presse.

Bavolet prit sa toque.

— Un mot encore, dit Fosseuse : tu vas te rendre chez M. de Goguelas, et tu l’éveilleras.

— Il a le sommeil bien dur et s’éveille difficilement.

— Tu le roueras de coups, s’il le faut.

— Bon ! murmura Bavolet, je n’y manquerai pas, puisque l’occasion s’en présente ; il y a longtemps que je veux me venger d’une impertinence qu’il m’a faite à la chasse : Un jour que j’avais tué un sanglier, ce maroufle prétendit que ma balle s’était perdue, tandis que la sienne s’était logée dans l’oreille de la bête. Et le roi, qui était de méchante humeur, prétendit qu’il avait raison.

— M. de Goguelas éveillé, poursuivit Fosseuse, tu le feras monter à cheval.

— Tant pis ; il crève tous les chevaux qu’il monte.

— Et tu l’enverras à Nérac.

— Bon, après ?

— Avec ordre, de par le roi, – de par le roi, entends-tu bien ? – de ramener M. de Mornay.

— Très bien, je comprends, dit Bavolet, qui ouvrit la porte.

Pepa s’était rejetée dans l’ombre, elle suivit le page jusqu’à la chambre de M. de Goguelas, qui ronflait comme un orgue un jour de grande fête.

Bavolet avait seize ans, c’est-à-dire que les plus violentes douleurs et les situations les plus critiques ne pouvaient effacer entièrement chez lui ses velléités d’espièglerie.

Il réveilla M. de Goguelas avec une grêle de croquignoles. M. de Goguelas ouvrit péniblement les yeux, crut rêver et les referma. Bavolet en vint aux coups de poing et meurtrit la tête carrée du vieux gentilhomme, qui finit par s’éveiller tout à fait, et sauta sur son épée avec un geste de colère.

— Chut ! lui dit Bavolet, voilà vos chausses, habillez-vous. Service du roi.

— Est-ce le roi qui vous permet de m’assommer ?

— Jusqu’à ce que vous soyez éveillé, oui, mon gentilhomme.

— Et pourquoi faut-il que je m’éveille ? demanda le pauvre homme en se frottant les yeux et bâillant.

— Pour vous vêtir d’abord, et monter à cheval ensuite.

— Et où dois-je aller ?

— À Nérac.

— À cette heure ?

— Pourquoi pas ?

— Mais il est nuit !

— Il fait un clair de lune superbe.

— Tout seul ?

— Puisqu’il fait clair de lune, vous chevaucherez avec votre ombre, une très belle ombre, ma foi ! ajouta Bavolet avec un sourire moqueur.

— Petit drôle, grommela le gentilhomme, si tu n’étais si jeune…

— Bah ! je vous boutonne neuf fois sur dix. Vous auriez mauvaise grâce à faire de l’escrime avec moi. Allons ! presto, habillez-vous.

— Je suis prêt.

— Vous allez courir à Nérac, ventre a terre.

— Je le veux bien, puisque le roi l’ordonne.

— Toujours au galop, car le trot vous fatigue, et votre ombre aurait bien mauvaise mine.

— Insolent !

— Vous irez trouver M. de Mornay, et le ramènerez ici sur-le-champ.

— Ah ça, dit M. de Goguelas, il y a donc quelque chose d’important au château ?

— Certainement ; il s’agit de faire pendre un gentilhomme.

— Un gentilhomme ! qui cela ?

— C’est un secret.

— Quel est son crime ?

— Dame ! fit Bavolet en riant, il s’est attribué un sanglier qu’il n’avait point tué. À cheval, messire.

M. de Goguelas se prit à rire de la plaisanterie du page, puis il agrafa son épée et s’enveloppa dans son manteau.

Pepa avait tout écouté. Pepa se rejeta de nouveau dans l’ombre quand Bavolet et M. de Goguelas sortirent.

Dix minutes après, le vieux gentilhomme courait sur la route de Nérac, et Bavolet gagnait l’appartement de la señorita.

L’une des femmes de l’Andalouse couchait dans l’antichambre, et elle s’éveilla au bruit de la porte que le page ouvrit cependant avec précaution.

— Diable ! murmura-t-il, voici qui est fâcheux.

Une veilleuse brûlait auprès du lit de la camérière, en sorte que celle-ci reconnut le page et le regarda avec étonnement.

— Payons d’audace, pensa le page.

Puis il mit un doigt sur sa bouche :

— Chut ! dit-il, pas de bruit.

— Que voulez-vous à cette heure ?

— Petite, répondit Bavolet en tirant sa bourse, veux-tu être bien gentille ?

La camérière aperçut les pièces d’or brillant d’un fauve reflet au travers des mailles de l’escarcelle, et regarda Bavolet d’un air interrogateur.

— Figure-toi, dit impudemment Bavolet, que j’ai laissé mon mouchoir chez la maîtresse.

— Je vais vous l’aller quérir, monsieur Bavolet.

— Fi ! une jolie fille comme toi ne se doit point lever à minuit passé. J’irai bien moi-même.

— C’est que, murmura la camérière, madame dort.

— Je gage que non.

— Et, si elle dort, vous l’éveillerez.

— Je marcherai sur la pointe du pied.

— Attendez donc, dit la soubrette qui hésitait toujours.

— Petite, murmura le page, il y a là onze pistoles… tout autant ! et cela suffirait à acheter une belle basquine de velours soutachée d’or comme en portent les manolas et les señoras de Séville.

— Mais ma maîtresse me chassera !

— Si elle s’éveillait, je ne dis pas… mais elle ne s’éveillera pas…

— Elle s’éveillera, j’en suis sûre.

— Petite, dit le page d’un ton confidentiel, tu es curieuse, et je vois qu’il faut tout te dire. Mais tu seras discrète, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, dit la camérière que les pistoles tentaient fort, et qui cherchait un prétexte honnête pour transiger avec sa conscience.

— Eh bien ! reprit Bavolet, figure-toi que la señorita aime beaucoup… les contes.

— En vérité ! dit la soubrette, avec un malin sourire.

— Et ce soir, quand je l’ai quittée, je lui en ai commencé un que je n’ai point achevé…

— Et vous voulez ?

— C’est-à-dire qu’elle veut. Elle m’a dit : Venez à minuit, entrez sur la pointe du pied et n’éveillez pas ma camérière. Je tiens à la fin de votre histoire.

— Bien vrai, elle vous a dit cela ?

— Je suis trop timide pour oser mentir. Je suis entré bien doucement. Mais que veux-tu ? tu as le sommeil si léger… Sais-tu, petite, que tu es bien jolie, et qu’une basquine de velours soutachée d’or…

L’œil de la camérière brilla de nouveau.

— Allez finir votre conte, dit-elle ; mais vous ne direz point à la señora que je me suis éveillée.

— Ah ! fi ! murmura le page, ce serait lui dire que j’ai le pas lourd, et un conteur doit être léger.

Bavolet entra dans le boudoir, sans lumière, comme un romancier que son sujet absorbe et qui a des distractions ; puis, à la clarté de la lune, il trouva le tiroir du pupitre et y replaça soigneusement ce précieux parchemin qui devait assurer, selon les calculs de Gaëtano, la couronne de Navarre au roi d’Espagne, et un tabouret à la cour de Madrid à la señorita.

— Diable ! pensa-t-il alors, la soubrette trouvera mon conte bien court ; si j’en commençais un autre à la señorita… elle ne pourrait s’en fâcher.

Et Bavolet se dirigea vers la porte de la nouvelle duchesse.

Mais soudain une ombre passa devant les yeux de Bavolet ; un souvenir se dressa devant lui ; son cœur, meurtri, saigna, et il lui sembla voir la reine, – la reine, qu’il aimait ; la reine qui pleurait sans doute à cette heure…

Et Bavolet s’arrêta, frissonnant, et demeura au milieu du boudoir, étreint par de cruelles pensées et la main appuyée sur son cœur.

Il demeura là plus d’une heure, oubliant tout pour ne songer qu’à elle ; et puis enfin, quand il revint au sentiment de la réalité, il se dit :

— Je pense que mon conte est de bonne longueur, allons-nous-en.

Bavolet donna à sa physionomie une expression de béatitude extrême et regagna l’antichambre.

La soubrette ne s’était point rendormie.

— Ma chère enfant, lui dit-il avec un fin sourire, le roi de Navarre a bien de l’esprit.

— Je le sais, répondit la camérière.

— Il narre admirablement, et a commencé déjà plusieurs histoires à la señorita.

— Je m’en doute, monsieur Bavolet.

— La señorita les trouve charmantes, mais elle préfère les miennes.

— La señorita a bon goût, dit la camérière.

— Vous êtes une petite flatteuse ! Or, le roi, comme tous les gens qui ont de l’esprit, est fort jaloux de celui des autres…

— Vous croyez, demanda la camérière en souriant.

— J’en suis sûr. Le roi est comme le roi de trèfle dans un certain jeu de cartes qu’on nomme le jeu de la reine.

— Ah ! et que fait le roi de trèfle à ce jeu ?

— Il ne doit point savoir ce que le valet de cœur dit à la reine de trèfle, qui l’a pris pour son conseil.

— Très bien. Le roi de trèfle ne saura rien.

— Mais, reprit Bavolet, la dame de trèfle est fort méchante pour ses sujets, qui sont les menus atouts ; et si les menus atouts jasent trop, même de ce qu’elle a pu dire avec le valet de cœur, elle punit les menus atouts.

— Je comprends ; je serai muette.

— Tu feras très bien, petite, car j’ai songé que j’avais encore chez moi dix autres pistoles qui pourraient bien suffire à acheter une belle mantille de dentelles en point de Venise, et que cette mantille irait à ravir sur la basquine soutachée d’or dont nous parlions tout à l’heure.

— Soyez tranquille, monsieur Bavolet, murmura la soubrette dont l’œil pétillait, je ne me suis point éveillée.

— Adieu, petite, dit le page en s’en allant.

— Monsieur Bavolet ? fit la camérière d’un ton suppliant.

— Que veux-tu encore ?

— Vous m’avez éveillée et je ne dormirai plus ; ne sauriez-vous point encore un conte ?

— Je viens de me ruiner, répondit le page en riant. Et il sortit.

*
* *

Tandis que M. de Goguelas et Bavolet descendaient aux écuries pour y seller un cheval, Pepa s’était dirigée vers l’appartement occupé par le seigneur Gaëtano ; ambassadeur d’Espagne.

— Ah ! murmurait la jalouse Catalane, vous aimez Bavolet, madame la reine, et vous, Bavolet, vous l’aimez à votre tour ; – et vous croyez que Pepa ne se vengera point ? – Ah ! je ne suis qu’une servante, mon beau gentilhomme, et vous haussez les épaules de l’ardent amour que j’ai pour vous ! – Eh bien ! je me nomme Pepa, ma mère était une gitana, mon père, un brigand de la Sierra ; leur sang coule dans mes veines, et, par le patron des Espagnes, je me vengerai !

Le seigneur Gaëtano était au lit. Dans l’antichambre veillait son unique serviteur, ce vieil écuyer que nous avons entrevu au seuil de cette histoire, maugréant contre la pluie et le vent et cherchant au fond de sa gourde pansue quelques consolations philosophiques.

— Votre maître dort-il ? demanda Pepa.

— Je n’en sais rien, que voulez-vous ?

— Lui parler sur-le-champ.

— Il est bien tard…

— Qu’importe ! il le faut.

Le ton de Pepa était impérieux, son regard pétillait et fascina l’écuyer. L’écuyer pénétra dans la chambre de son maître et le prévint.

— Que peut me vouloir cette péronnelle ? se demanda l’ambassadeur, en donnant l’ordre d’introduire Pepa.

Pepa entra, regarda l’écuyer et ensuite Gaëtano.

Gaëtano comprit et congédia d’un geste le vieux serviteur.

— Seigneur, dit résolument la Catalane, vous conspirez contre le roi de Navarre, n’est-ce pas ?

Gaëtano fit un brusque mouvement et attacha sur Pepa un regard défiant.

— Oh ! dit-elle, fiez-vous à moi, je suis une amie.

Gaëtano se prit à rire :

— Mon enfant, dit-il, vous êtes folle.

— Vous conspirez ! reprit énergiquement Pepa.

— En vérité ! je voudrais bien en avoir la preuve ?

— J’en suis certaine.

— Je suis assuré du contraire, ma chère enfant.

— Vous vous défiez de moi, monseigneur, et vous avez raison, car je suis attachée à la reine de Navarre.

— Vous êtes Pepa la Catalane, je crois ?

— Je suis du service de la reine, mais je hais la reine.

— Pourquoi ?

— Je la hais parce qu’elle aime Bavolet.

— Je ne le savais pas, murmura ingénument l’ambassadeur.

— Je la hais parce que Bavolet l’aime.

— Vous aimez donc le jeune page ?

À cette brusque question, Pepa rougit comme un écolier pris en faute :

— Oui, murmura-t-elle, je l’aime… et je veux me venger !

Gaëtano tressaillit et examina attentivement la Catalane.

— Que puis-je faire pour te servir ? demanda-t-il ?

— Rien, profiter d’un conseil.

— D’un conseil ? j’écoute ; ce doit être plaisant !

— Vous conspirez, reprit Pepa, mais la reine et mademoiselle de Montmorency vous surveillent.

Gaëtano fit un soubresaut.

— Bavolet est aux aguets, poursuivit Pepa.

Gaëtano devint inquiet.

— Et vous devez être découvert, car M. de Goguelas part en ce moment pour Nérac.

— Que va-t-il y faire ? demanda vivement l’ambassadeur.

— Chercher M. de Mornay qui est premier ministre, et l’amener à toute bride.

Gaëtano bondit.

— Si vous avez encore le temps de mettre à exécution votre plan que j’ignore, du reste, faites-le sur-le-champ, demain soir il serait trop tard, car M. de Mornay sera ici.

La sueur perlait le front de Gaëtano ; il se leva d’un bond et congédia Pepa en lui disant :

— Je te récompenserai.

— Ma récompense, dit-elle avec un sourire féroce, c’est le malheur de la reine et de Bavolet ; leur humiliation et leur ruine. Je sais bien que je trahis ceux dont je mange le pain ; mais je veux me venger. La haine est mon excuse.

Et Pepa s’en alla triomphante, murmurant avec une joie cruelle :

— Je voudrais qu’on pût effacer le royaume de Navarre du livre des nations !

Gaëtano se trouva vêtu en quelques secondes ; il prit son manteau et son épée, et courut chez la señorita.

La camérière se leva à la hâte et passa chez sa maîtresse. Gaëtano la suivit :

— Mon Dieu ! lui demanda-t-il, qu’est-il arrivé ?

— Ce que je prévoyais : le roi a signé.

— Il a signé, dites-vous ; vous ne mentez pas ?

Elle le regarda étonnée.

— Il a signé, vraiment ?

— Tenez, dit la señorita, passez dans le boudoir, vous trouverez le brevet dans le pupitre.

Gaëtano y courut, trouva le parchemin et l’ouvrit précipitamment.

Le parchemin ne contenait plus que des traces illisibles de l’encre sympathique, et la signature était presque entièrement effacée.

— Oh ! s’écria-t-il, tout n’est point perdu encore ; et si Hector et Gontran ne sont point arrivés, eh bien ! Paëz et moi, nous ferons la besogne tous seuls. Le roi sera bien escorté aujourd’hui, mais dussé-je lui camper une balle et le prendre pour un ours ou un sanglier, ce soir, mort ou vivant, il aura passé la frontière et se trouvera en pleine terre espagnole.

Et Gaëtano, se saisissant du parchemin, le cacha dans son pourpoint, laissa la señorita stupéfaite et courut aux écuries où il sella un excellent cheval.

Une heure après, il était à la porte de cette hutte de bûcheron où il avait trouvé ses frères.

Trois hommes étaient alentour de l’âtre.

Le premier était Paëz, le second Hector, qui arrivait à toute bride de Madrid, et précédait Gontran de quelques heures.

Le troisième, un vieillard cassé et blanchi, mais dont l’œil étincelait de jeunesse : ce dernier, c’était le vieux Penn-Oll qui venait de Bretagne.

Et puis, dans l’ombre, il y avait une femme vêtue de noir, pâle, triste et pourtant toujours belle, la mère de l’enfant.

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