Chapitre 20

Trois chevaux ruisselants et couverts de poussière, qu’on avait attachés à la porte, attestaient que le vieux Penn-Oll, son fils Hector et la mère de l’enfant, étaient arrivés depuis quelques minutes à peine.

Gaëtano poussa un cri en reconnaissant son père, courut vers lui et fléchit le genou.

Le vieillard le releva et lui dit gravement :

— Votre frère Paëz m’a dit que vous étiez sur le point d’obtenir un succès complet, où en êtes-vous ?

Gaëtano tira de son pourpoint le brevet signé par le roi :

— Voici l’abdication, mon père, dit-il.

— L’abdication ? ce parchemin est blanc…

Alors Gaëtano raconta brièvement à l’aide de quel procédé il était aisé de faire reparaître la signature du roi, et comment on pourrait remplir le parchemin.

— Tout est bien, murmura le vieillard, amis, l’enfant ?

— Mon enfant ! répéta la pauvre mère avec l’accent d’une douleur longtemps comprimée.

— Nous le retrouverons, madame ; Gontran l’a peut-être retrouvé à cette heure, répondit Hector.

Gaëtano regarda son frère.

— Pourquoi reviens-tu seul ? demanda-t-il.

— Je reviens seul parce que la cour était à l’Escurial et non à Madrid, et que Gontran craignait que tu n’eusses besoin de nous. Je suis parti le premier. Gontran a couru à l’Escurial où le roi est avec ses pages ; et soit qu’il retrouve ou non l’enfant, il arrivera ce soir.

— Ce soir ? fit Gaëtano joyeux, nous pouvons agir aujourd’hui, en ce cas !

— Que veux-tu dire ?

— Que dans vingt-quatre heures, peut-être, il sera trop tard. Les soupçons commencent à se répandre, on me regarde avec défiance. Il y a une heure, un gentilhomme est monté à cheval, et a pris, au galop, la route de Nérac, pour en ramener M. de Mornay, le premier ministre. M. de Mornay arrivera ce soir, il faut que, ce soir, le roi soit en Espagne.

— Il y sera, dit froidement don Paëz, qui, abîmé jusque-là dans ses sombres rêveries, releva soudain la tête.

— Oh ! fit le vieux Penn-Oll, puisse l’enfant être retrouvé, car la couronne est toute prête.

— Dites-vous vrai, mon père ?

— La Bretagne entière ne demande qu’à se lever, mes fils, comme un seul gentilhomme à la vue de son jeune souverain. Tandis que vous le cherchiez à travers le monde, moi je préparais son règne futur ; j’ai parcouru notre vieille Armorique, à pied, un bâton d’une main, l’autre appuyée sur l’épaule de cette noble et sainte femme qui est la mère de votre duc, nous avons heurté à la porte de toutes les chaumières, et sonné au pont-levis de tous les castels ; partout, comme le barde antique appuyé au bras de sa fille, j’ai chanté la grandeur des siècles passés de la Bretagne et la misère des temps présents. On m’écoutait d’abord avec indifférence, puis l’étonnement lui succédait, ensuite les cœurs commençaient à battre sourdement ; et enfin, quand je disais qu’un fils des Dreux vivait encore et redemandait le trône de ses pères, l’enthousiasme s’allumait dans tous les yeux, toutes les poitrines s’enflaient et on me répondait dans les chaumières : – Montrez-le ! et nos faux de moissonneurs, nos socs de charrue deviendront des instruments de guerre ! – Dans les châteaux on me disait : – Notre épée est rouillée ; mais, montrez-nous le fils de nos ducs, et nous la fourbirons avec du sang français !

Voilà, messires mes fils, tout est prêt en Bretagne, tout est prêt en France, car le signal va retentir qui placera la maison de Lorraine sur le trône en précipitant le dernier Valois. Un obstacle presque insurmontable en défendait l’accès aux Guises, cet obstacle c’était le roi de Navarre, le plus proche héritier. Nous sommes arrivés et nous lui avons dit : Rendez-nous notre duché de Bretagne et nous vous débarrasserons à toujours du Béarnais. L’heure est venue, tenons notre promesse ; les Guises tiendront la leur, car le jour où Henri de Lorraine sera proclamé roi, Jean de Penn-Oll sera couronné duc !

L’enthousiasme rayonnait au front du vieillard et il regardait fièrement ses fils, semblant leur dire : Êtes-vous contents ?

Gaëtano se tourna vers Hector :

— Gontran espère-t-il toujours retrouver l’enfant ?

— Plus que jamais ; car à Madrid, on lui a dépeint les pages du roi, et parmi eux il a cru reconnaître celui dont lui parla le cabaretier parisien.

— À l’œuvre donc, mes maîtres ! la couronne de Bretagne dépend de la journée qui commence. Le roi chasse aujourd’hui et il aura nombreuse escorte. Il faudra dégainer et frapper d’estoc et de taille.

— Nous avons un carrosse et une troupe de lansquenets à la frontière, dit Hector.

— Oui, mais la frontière est éloignée, et il y faut arriver.

— Écoutez, dit Paëz, je me charge de tout, si Gaëtano peut obtenir que la bête détournée soit dirigée vers la Combe-Noire, gorge qui se trouve à trois lieues d’ici et avoisine la frontière. Il y a dans cette combe une sorte de caverne où nous pourrons établir un bivouac et cacher le roi une partie de la nuit, car si nous parvenons à le faire disparaître, sans aucun doute on le cherchera aux frontières.

— Et comment le faire disparaître ?

— Monte-t-il un bon cheval ?

— Excellent coureur.

— A-t-il l’ardeur bouillante des veneurs ?

— Quand sonne l’hallali, il n’y tient plus.

— Soyez tranquilles, je ferai la curée et le roi y arrivera avant personne.

— Il n’y a que Bavolet qui me gêne murmura Gaëtano.

— Je t’en charge. À nous le roi !

Le vieux Penn-Oll et la mère de l’enfant écoutaient attentivement.

— Mais, dit le vieillard, cette abdication, il la faudrait écrire…

— Paëz le fera. Je suis parti précipitamment et n’ai point apporté le flacon d’acide qui doit faire ressortir la signature du roi.

Hector alla vers la porte. Une sorte de clarté blanchâtre commençait à poindre à l’horizon et annonçait que la nuit tirait à sa fin.

— Gaëtano, dit-il à son frère, il faut partir !

— Je me fie donc à vous ?

— Oui, à la condition que la bête débouchera dans la Combe-Noire.

— J’achèterai les piqueurs et les valets de chiens.

Gaëtano reprit son manteau et se dirigea vers le seuil ; là il se retourna, mu sans doute par une pensée soudaine :

— Il faut tout prévoir, dit-il ; si l’enfant n’était point retrouvé ?

La pauvre mère poussa un cri d’effroi :

— Oh ! par pitié ! murmura-t-elle, taisez-vous !

— Madame, il s’agit, avant votre fils, de la liberté de tout un peuple ; ce n’est point votre fils que nous cherchons, c’est le souverain de ce peuple, dit gravement l’ambassadeur Espagnol.

— Si l’enfant n’est pas de retour, si Gontran revient seul, répondit le vieux Penn-Oll, c’est qu’il sera mort.

La veuve pâtit et chancela.

— Et alors, continua le vieillard, nous lui nommerons parmi nous un successeur.

— Et ce successeur c’est vous, mon père, dit Hector.

— Je suis trop vieux. Il faut un homme jeune et fort pour relever le trône écroulé de nos pères.

— Alors ce sera moi ! s’écria le sombre don Paëz, qui se dressa tout à coup de toute sa hauteur, et dont l’œil flamboya.

Le vent de l’ambition venait encore de fouetter le cœur du roi déchu ; il rêvait une autre couronne.

— Mais, s’écria la veuve écossaise avec un accent déchirant, si Gontran ne retrouve point mon fils, est-ce à dire que mon fils soit mort ?

— S’il ne l’est point et qu’il reparaisse, madame, je lui rendrai cette couronne qui ne m’appartient qu’après lui.

La malheureuse mère se mit à genoux et pria avec ferveur.

— Adieu, mon père ! frères, adieu ! dit Gaëtano ; à ce soir, et Dieu nous protège ! car notre cause est sacrée…

Gaëtano sauta en selle et repartit au galop. Moins d’une heure après il rentrait à Coarasse.

Le jour naissait à peine et tout paraissait dormir dans le château. Seuls, les valets de limiers et les piqueurs, déjà levés, étaient assemblés dans les chenils et donnaient la soupe du matin aux vaillants animaux qui devaient, dans quelques heures, combattre l’hôte le plus redoutable des Pyrénées.

Gaëtano entra, tandis qu’on les couplait avec soin, avisa le chef des piqueurs, et lui dit négligemment :

— Qu’avez détourné, cette nuit ?

— Une ourse qui nourrit.

— Bravo ! fit-il, jouant le ravissement du veneur passionné.

— Les brisées sont-elles sûres ?

— Infaillibles, monseigneur. L’ourse est à une lieue d’ici. Le roi entrera en chasse à huit heures ; à dix, la bête sera sur pied, et nous la pouvons courir deux heures en vue.

— Et après ?

— Après, il est probable qu’elle gagnera la futaie.

— Dans quelle direction ?

— Au sud-est.

— Y a-t-il là un bon passage ?

— Excellent ! monseigneur ; la Combe-Maudite.

Gaëtano tressaillit :

— Quel vilain nom ! dit-il.

— Oh ! ce nom vient d’une vieille histoire de châtelain maudit par son père qu’il avait outragé, et qu’on trouva assassiné dans ce lieu.

— Très bien ! Et ce passage est le meilleur ?

— Bien certainement. Excepté, pourtant, celui de Combe-Noire.

— Ah ! dit Gaëtano avec indifférence, n’y aurait-il pas moyen que la chasse passe par là ?

— Si le roi le voulait, sans doute ; mais c’est lui qui a ordonné le bois, et il a désigné la Combe-Maudite.

— Cela m’est parfaitement indifférent, murmura Gaëtano. Et il s’en alla, sans apercevoir Bavolet, qui, d’une fenêtre de la salle basse, écoutait ses questions et les réponses du vieux piqueur.

Bavolet courut chez Fosseuse et lui rapporta fidèlement que Gaëtano revenait d’une expédition nocturne, et qu’il s’était entretenu avec les valets de chiens.

— Très bien, dit Fosseuse, on veillera.

— Faut-il prévenir le roi ?

Mademoiselle de Montmorency parut réfléchir :

— Non, dit-elle, il vaut mieux qu’il ignore tout. Il sera plus aisé à conduire : il est brave jusqu’à la témérité et se jetterait tête baissée au plus fort du péril, au lieu d’être prudent et sage.

— Je crains une embuscade, dit Bavolet.

— Eh bien ! tu vas donner à tous les gentilshommes l’ordre de se porter en avant et bien armés, et de rallier à Combe-Maudite. Si l’embuscade est quelque part, elle est là.

— Ou plutôt à Combe-Noire.

— Ceci nous est parfaitement indifférent, la chasse ne passera point par là.

Le roi, par conséquent, n’y passera point davantage.

— L’essentiel, reprit Fosseuse, est que le roi ne soit jamais seul et qu’il se trouve bien entouré.

— Je ne le quitterai point, et au premier signe de soupçon, je casse la tête à Gaëtano.

Bavolet était magnifique d’audace en prononçant ces mots.

Il quitta mademoiselle de Montmorency, qui procéda à sa toilette sur-le-champ, et il gagna l’étage supérieur du château où les gentilshommes ordinaires du roi avaient chacun un logis.

— Messieurs, dit-il aux frères de Mailly, mauvais écuyers, avait dit Nancy, mais braves comme leur épée, votre vie est-elle au roi ?

— Certainement, répondirent-ils avec simplicité.

— Le roi en aura besoin peut-être.

Les deux gentilshommes regardèrent Bavolet avec inquiétude.

— Secret d’État, répondit-il ; – le roi courra aujourd’hui un grand danger, ayez vos pistolets soigneusement amorcés dans leurs fontes, et ne vous amusez point à faire feu sur l’ours, la balle de vos carabines vous sera peut-être nécessaire.

— Mais qu’y a-t-il donc ? demandèrent les Mailly.

— Chut ! dit Bavolet, secret d’État !

— Mais encore !

— Et le roi défend qu’on lui en parle.

— Soit, dirent-ils en s’inclinant.

— Le rendez-vous de chasse est à Combe-Maudite. La bête n’y sera qu’à cinq heures, mais il y faut être avant. Là est le péril.

Bavolet quitta les Mailly et entra successivement chez les vingt-cinq gentilshommes qui devaient assister à la chasse, donnant à chacun le même rendez-vous et les mêmes instructions.

— Ma parole d’honneur ! se dit-il, me voici converti en général d’armée ; un page ! c’est prodigieux…

Bavolet se sentait grandi de toute la responsabilité qui pesait sur lui ; à lui, – l’enfant de seize ans, le page étourdi, la mission de veiller sur le roi et de le protéger ; – lui seul, des gentilshommes qui suivraient le roi, connaissait une partie du complot, et il devait tout diriger. Certes, maintenant, pour un royaume, pour l’amour de la reine de Navarre, pour la moitié du paradis, Bavolet n’eût pas voulu dire au roi : Sire, vous êtes en péril, un complot est tramé contre vous !

Le roi prévenu, Bavolet retombait au second plan, et Bavolet voulait pouvoir dire : C’est moi seul qui ai tout fait !

Et puis la haine du page pour Gaëtano s’était accrue du jour où il avait connu les desseins ténébreux de l’ambassadeur ; Gaëtano n’était plus seulement pour lui l’insolent qui avait osé lever les yeux sur la reine, c’était encore le traître qui, au mépris de la paix et du droit des gens, venait conspirer contre un roi dont il habitait la maison et mangeait le pain.

Aussi Bavolet se promettait-il de se venger enfin et, rentré chez lui, il chargea soigneusement ses pistolets et sa carabine, destinant mentalement une de ses balles à M. l’ambassadeur d’Espagne. Mais tandis que Bavolet était chez lui, Gaëtano redescendit aux chenils où il ne restait plus que le vieux piqueur.

— Mon ami, lui dit-il, êtes-vous riche ?

— Je n’ai pas besoin de l’être. Je mange le pain du roi, répondit fièrement le piqueur.

— Refuseriez-vous donc la chance de gagner honnêtement une centaine de pistoles ?

— Honnêtement, non ; que faut il faire ?

— Presque rien. Me faire gagner un pari.

Le piqueur ouvrit des grands yeux.

— J’ai parié hier, avec M. de Mailly, l’aîné, que l’ourse tiendrait tout le jour.

— C’est difficile ; Combe-Maudite est trop près.

— C’est pour cela qu’il le faudrait diriger sur la Combe-Noire, qui est plus loin.

— Cela se pourrait, mais l’ordre du roi…

— N’y aurait-il point moyen de le faire… comme par hasard ? demanda ingénument Gaëtano.

— Si le roi le savait…

— Il ne le saura point…

— C’est un fin veneur le roi…

— Eh bien ! je me charge de tout arranger et vous ne serez point réprimandé.

— Vous me le promettez ?

— Foi d’ambassadeur d’Espagne. Seulement vous ferez tout vous-même, il ne faut point que M. de Mailly ait vent de rien, et vous tairez tout aux piqueurs.

— Votre seigneurie peut se fier à moi.

— Tenez, ajouta Gaëtano en donnant sa bourse au piqueur, voici cinquante pistoles ; vous aurez les cinquante autres ce soir si vous réussissez.

Bavolet avait eu grand tort de ne pas continuer à observer Gaëtano, car Gaëtano venait, eu un clin d’œil de déjouer tous ses projets, et le rendez-vous donné à Combe-Maudite pouvait devenir fatal au roi.

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