Chapitre 3

Nancy escarmouche, Gaëtano observe, la reine s’amuse.

— J’ai tort, murmurait philosophiquement le bonhomme de roi de Navarre à part lui et en délaçant, à neuf heures du soir, ses guêtres de chasse, qu’il avait gardées toute la journée ; j’ai grand tort d’en vouloir parfois à madame Marguerite et de me gausser d’elle à tout propos, – madame Marguerite est la plus spirituelle des reines et la plus accommodante des femmes… Je n’aurais jamais eu l’idée d’un bal masqué pour faire ma cour à cette petite señorita andalouse, la plus jolie espagnole qui jamais ait franchi les Pyrénées et posé un pied imperceptible en Navarre… Heureusement, madame Marguerite a l’esprit romanesque et elle tient à ce que son mari s’amuse. Je serai bon prince… Je rappellerai Turenne, qui narre si bien…

Le roi riait dans sa barbe en parlant ainsi ; – et tout en parlant il revêtait un costume assez étrange pour l’époque, et qui consistait en une robe couleur café au lait, semée d’étoiles d’argent et formant capuchon.

— Bon ! dit-il en se mirant, voici un accoutrement bizarre qui est sans doute allégorique ; ma femme m’expliquera cela, car pour moi, vrai Dieu ! je n’y comprends absolument rien, je ne sais ni latin, ni grec.

Le roi mit son masque, puis il avisa sur un guéridon la coiffure qui, sans doute, lui était destinée et devait aller avec son déguisement.

Un éclat de rire lui échappa :

— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, c’est la mitre du pape des fous !… Madame Marguerite, qui est bien plus folle que moi, veut donner le change à la cour.

— Voici votre crosse, sire, dit une petite voix, flûtée sur le seuil de la porte, qui fut entrebâillée sans bruit.

Le roi se retourna et vit un jeune page fluet, mince, soigneusement masqué, lequel entra d’un pas délibéré, le poing sur la hanche et tenant à la main la crosse épiscopale qu’au moyen-âge l’abbé de la Déraison ou le Pape des Fous brandissait avec de singulières contorsions et d’affreuses grimaces.

Le page en question était rigoureusement vêtu selon la mode du règne de Charles VI. Il portait le maillot collant d’un rouge clair, les poulaines à haut talon, le pourpoint à manches pendantes et le toquet à plume bleue inclinée en arrière.

Deux yeux pétillants de malice étincelaient sous le masque. La taille du page était moyenne, petite même, et le roi, qui d’abord avait cru reconnaître Bavolet, s’aperçut qu’il avait affaire à une femme.

— Oh ! oh ! dit-il, grand merci, mon beau page ; mais puisque tu m’apportes ma crosse, tu me feras bien le plaisir de m’expliquer mon costume.

— Volontiers, sire ; votre costume est celui d’un pape.

— Celui des fous, n’est-ce pas ?

— Il vous sied à ravir, sire.

— Petit impertinent !

— Et la reine, qui s’y connaît, a songé tout de suite à vous travestir ainsi.

— La reine est trop bonne, murmura le roi avec une gratitude bouffonne qui fit sourire le page.

— La reine a prétendu, ajouta-t-il, que Votre Majesté, qui jouait le bon sens et la gravité habituellement, pouvait bien, sans vergogne, se montrer pour quelques heures sous son vrai jour.

Et le page débita cette raillerie avec un aplomb admirable.

— Mon cher page, répondit le roi, vous avez beaucoup d’esprit, et si j’étais un roi sérieux, je veux dire un roi possédant un royaume et des revenus, je vous ferais une pension convenable sur ma cassette. Malheureusement, je suis pauvre ; – vous suffirait-il d’un bon baiser sur le duvet de pêche de vos joues ?

— J’aimerais mieux la pension, repartit effrontément le page.

— Petit drôle ! murmura le roi, mettons bas le masque et laissons-nous embrasser…

— Non pas, sire ; où donc avez-vous vu qu’on ôtât le masque avant le bal ?

Le roi lui prit la taille.

— Mon bel ami, dit-il, je te crois une petite femme charmante, et c’est pour cela que je te demande un gros baiser.

— Ah ! fi ! dit le page, un gros baiser !

— Eh bien ! deux petits.

— À la bonne heure ! mais vous ne les aurez pas.

— Et pourquoi, mon cher lutin ?

— Parce qu’il me faudrait ôter mon masque.

— Eh bien ! soufflons la chandelle.

— Quelle horreur !

— Bah ! c’est fait, dit le roi qui éteignit prestement le flambeau, arracha le masque et embrassa le page sur les deux joues.

Le page se dégagea en riant, prit la main du roi et l’entraîna :

— On n’attend plus que vous, dit-il.

Le roi suivit son gentil conducteur et le voulut regarder au moment où ils arrivèrent dans un corridor éclairé ; – mais il perdit sa peine, le page avait rattaché son masque très soigneusement et on ne vit plus de son visage que deux yeux brillants d’espièglerie et la fossette d’un petit menton parfaitement imberbe et d’une irréprochable blancheur.

— Ah ça ! dit le roi, puisque tu m’as apporté ma crosse, il est certain que tu es du complot.

— Quel complot ? demanda le page en jouant l’effroi.

— Oh ! rassure-toi, dit le Béarnais, ce n’est point d’un complot politique qu’il est question. Est-ce que l’on conspire en Navarre ? Un royaume de trente pieds carrés et un roi qui déjeune avec du fromage de chèvre et de la piquette ne font envie à personne. Je veux parler de ce bal dont madame Marguerite nous a fait si grand mystère aujourd’hui qu’elle a refusé de recevoir l’ambassadeur d’Espagne et la señorita.

— C’était impossible autrement. Elle confectionnait les costumes.

— Toute seule ?

— Oh ! non, avec quelques filles d’honneur et messire Bavolet.

— Ce drôle-là, dit le roi, est de toutes les conspirations féminines.

— Oh ! soyez tranquille, sire, s’écria le page avec un petit rire railleur, il n’en est encore qu’à la conspiration… il est si jeune !

Le roi sourit dans sa barbe et continua :

— Je me suis présenté dix fois à la porte de la reine ; j’ai toujours trouvé sur le seuil un petit cerbère en jupons que j’exilerais bien certainement si j’étais assez roi pour oser exiler quelqu’un.

— Par exemple ! demanda ingénument le page, et quel est-il ?

— Mam’selle Nancy, dit le roi ; tu la connais, je gage ?

— Beaucoup, sire ; elle m’aide à la toilette de madame Marguerite.

— Ah ! tu as donc un emploi auprès d’elle ?

— Je la coiffe, répondit imperturbablement le page.

Le roi darda un regard perçant sous le masque du page et examina la nuance des yeux.

— Ma femme, dit-il, a deux camérières : l’une qui se nomme Pepa et qui a les yeux noirs, l’autre qui est cette petite drôlesse de Nancy, dont je te parlais tantôt, et qui a les yeux bleus. Or, puisque tu coiffes la reine, tu es une de ses camérières…

— Ce n’est pas une raison, murmura le page éhonté. La reine confie souvent ce soin à ses filles d’honneur.

— Tu as bien de l’esprit, grommela le roi ; et si tu étais Nancy, je crois que je t’enverrais rejoindre ce pauvre Turenne, qui plante ses choux à cette heure dans sa terre de Bouillon.

— Vous n’aimez donc pas les gens d’esprit ?

— Peu, dit le roi ; ils sont romanesques, et la reine à la tête faible.

— Je croyais, fit le page, que Nancy vous amusait.

— Je ne m’en défends pas, ventre-saint-gris !

— Et que… même… un soir… il y a huit jours…

— Corbleu ! dit le roi, quel ton de mystère tu prends…

— Vous lui aviez dit, poursuivit le page, que vous désireriez bien savoir si elle narrait des contes.

Et le page, quittant son air mystérieux, partit d’un grand éclat de rire.

— C’est vrai, dit le roi, et c’était vrai ; mais…

— Bon ! le mais doit être joli.

— J’ai réfléchi depuis, et j’ai pensé que cette péronnelle me pourrait brouiller avec ma femme, en me narrant des contes bleus à moi et des contes jaunes à elle.

— C’est pour cela que vous en demandiez, ce soir, à souper, à la señorita ?

— Page, mon bon ami, tu me parais savoir bien des choses et je t’exilerai bel et bien.

— Ce ne sont pas des secrets d’État.

— D’accord ; mais si tu étais mam’selle Nancy…

— Nenni !

— Pourtant, si tu es l’une des camérières, tu dois te nommer Pepa ou Nancy ?

— L’un ou l’autre, peut-être…

— Or, Pepa a les yeux noirs, et les tiens sont bleus.

— Décidément, ricana le page, le roi ne veut pas de mes contes, et le pape des fous m’exile ; ceci est moins sérieux.

— Eh bien ! narre tes contes au pape des fous, et le pape des fous apaisera le roi.

— Vous êtes un fat ! dit Nancy, qui n’était autre que le page.

Et elle poussa le roi dans la salle de bal, au seuil de laquelle ils venaient d’arriver.

*
* *

Madame Marguerite de Valois avait eu raison en disant à Bavolet : « Je suis une fée ! »

Et il fallait l’être pour improviser en quelques heures la fête charmante qui venait de s’ouvrir.

Tout une aile du château avait été dégarnie de son lourd mobilier et disposée en salles de bal ; – les costumes qui s’y mouvaient étaient splendides.

La reine avait figuré le règne de Charles VI avec une vérité historique fort remarquable.

Madame Marguerite s’était réservé le rôle d’Isabeau de Bavière, cette reine aussi belle que perverse.

Le piquant de ce bal, où avaient été invités tous les gentilshommes et les dames de la cour et du voisinage, c’est qu’aucun ne connaissait le déguisement de son voisin, tandis que la reine, Nancy et Pepa, qui avaient distribué les costumes, pouvaient mettre un nom sur chaque visage.

Bavolet, à qui l’on avait dévolu le rôle du roi Charles VI, ne les connaissait point lui-même, à l’exception de la reine qu’il avait devinée, du reste.

Bavolet était placé au fond de la salle décorée à l’impromptu, suivant le goût du temps de Charles VI, sur un trône de velours bleu de ciel à clous d’or.

Près de lui se tenaient madame Isabeau de Bavière, la gentille Odette et un page.

Au milieu de la salle on dansait déjà aux sons d’un orchestre invisible.

La salle ouvrait de plain-pied sur les jardins de Coarasse, lesquels étaient fort beaux, ombreux, emplis de mystères et pourvus de nombreuses charmilles qui pouvaient abriter les conteurs, si toutefois il s’en trouvait encore après le départ de M. de Turenne.

Nancy le page conduisit le vrai roi au pied du trône du roi improvisé, et dit à celui-ci :

— Sire, laissez-moi vous présenter votre fou, qui a trouvé spirituel de se déguiser en pape. Je l’ai trouvé dans les jardins, où il s’occupait d’ordonner un évêque et deux archiprêtres.

Le pape des fous s’inclina gravement, tandis que la reine comprimait un violent éclat de rire, puis il se tourna vers Nancy et lui dit à l’oreille :

— Petit drôle, tu me payeras tout cela.

— À votre aise, répondit Nancy, mais alors vous ne saurez rien.

— Que veux-tu que je sache ?

— Mais où est la señorita, ce me semble.

— Tiens, pensa le Béarnais, elle a raison, la maudite espiègle, comment la reconnaître sans elle.

Puis il reprit assez haut, pour qu’elle seule l’entendît :

— Eh bien ! dis-moi où elle est ?

— Hein ? fit Nancy, et puis vous me punirez…

— Non, je te jure.

— Je ne crois pas aux serments.

— Par la messe !

— Vous n’y allez plus depuis que le roi Charles IX est mort.

— Petite, dit le Béarnais avec bonhomie, tu sais trop bien l’histoire et la politique, nous nous brouillerons.

— Soit, je me tais ; mais il me faut une garantie…

— Eh bien ! foi de roi…

— Vous l’êtes si peu !

— Foi de Bourbon !

— Je vous crois. Tenez, voyez-vous cette dame vêtue de noir des pieds à la tête, laquelle figure la duchesse d’Orléans, dont le duc de Bourgogne a occis le mari. C’est la señorita.

— Très bien, dit le roi, je vais l’aborder.

Le roi fit un pas, Nancy courut après lui et l’arrêta :

— Que veux-tu encore, démon ?

— Vous donner un conseil ?

— À moi ?

— Vous savez bien que j’ai de l’esprit.

— Et moi bien de la patience ; parle, drôle !

— La señorita est arrivée avec le seigneur Gaëtano ; le seigneur Gaëtano n’est point son mari, son amant pas davantage, son père encore moins. Or, une femme qui voyage ainsi avec un ambassadeur d’Espagne et qui, dès son arrivée, écoute complaisamment les sornettes du roi de Navarre… Il y a de la politique là-dessous… tâchez d’être plus sage que votre habit ; sire, bien du plaisir !

— Hum ! murmura le roi, cette péronnelle pourrait bien dire la vérité, il faudra que je la ménage.

Le page mutin quitta le roi et se dirigea vers un cavalier qui se tenait à l’écart et paraissait réfléchir profondément.

Ce cavalier était vêtu d’une armure étincelante en acier damasquiné ; il portait couronne ducale en tête, éperons d’or au talon, et la visière baissée de son heaume lui tenait lieu de masque ; il figurait le duc de Bourgogne.

— Beau duc, murmura le page en lui prenant le bras, accorderez-vous à un humble damoiseau une minute de votre rêverie.

Le duc examina le page, reconnut une femme et lui répondit :

— Pourquoi pas, petit page ?

— Vous plairait-il me dire pourquoi vous demeurez ainsi à l’écart, beau duc de Bourgogne, tandis qu’autour de vous la danse et les galants propos occupent dames et gentilshommes ?

— Je suis dans mon rôle, répondit le duc ; quand on a nom Jean de Bourgogne et qu’on est le cousin du roi de France, il est permis de traîner après soi, au bal et à table, les soucis de la politique et de l’ambition.

— Très bien, mon cher ; mais tandis que le duc joue son rôle historique, à quoi songe, s’il vous plaît, le beau seigneur Gaëtano.

Le duc tressaillit.

— Page, dit-il, tu te trompes…

— Nenni, car c’est moi qui ai distribué les costumes.

— Les pages sont menteurs.

— Et les amoureux discrets en paroles, et indiscrets en actions.

— Oh ! oh ! monsieur le sentencieux, expliquez-vous, de grâce…

— J’y compte ; les pages sont bavards. Vous êtes discret, mon cher sire, car vous refusez de me dire le secret de vos rêveries ; vous êtes indiscret aussi, car, à votre attitude, je le devine aisément et lis dans vos yeux à travers les grilles du heaume.

— Ah vraiment ! et que lisez-vous ?

— Ceci : « Quand on est gentilhomme, et vous l’êtes ; ambassadeur d’un grand monarque, et vous l’êtes encore ; beau et spirituel… vous croyez l’être… »

— Impertinent !

— Peut-être l’êtes-vous… on se dit, surtout au château de Coarasse : l’ennui est un rude compagnon, et pour le dompter, un peu d’amour… »

Le page s’arrêta et rit sous son masque.

— Après ? demanda le duc de Bourgogne.

« — Alors, on cherche autour de soi… une femme… une femme jeune, belle, spirituelle, haut située… car, mon beau sire, un ambassadeur ne peu pas descendre aux camérières ou aux femmes de gouverneurs ; la dame de ses pensées doit être au moins duchesse, sinon reine. »

Le duc tressaillit et regarda le page avec défiance.

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