La politique du roi de Navarre et celle de Bavolet.
Huit heures sonnaient à la grande horloge du château de Coarasse. Le départ était fixé pour neuf heures, et tout le monde se trouvait sur pied. Le roi avait merveilleusement dormi, il était frais et dispos comme un monarque sans souci que le hasard a doté d’un premier ministre habile et taciturne, et qui se repose sur lui du soin de ses affaires.
Un passage secret, connu seulement des hôtes de Coarasse, et dont ni la señorita ni Gaëtano ne soupçonnaient l’existence, mettait en communication l’appartement du roi et celui de Fosseuse, situé à l’étage inférieur.
Le roi descendit donc chez mademoiselle de Montmorency, avant d’appeler ses gens pour se faire vêtir de son costume de chasse.
— Eh bien ! dit-il à Fosseuse, savez-vous le mot ?
— Quel mot, sire ?
— Le mot de l’énigme, ventre-saint-gris !
— Ma foi ! non, sire.
— Ni moi, dit le Béarnais. Jusqu’à présent, je n’y vois goutte dans cette conspiration.
— Peut-être n’y avait-il pas de conspiration du tout.
— Allons donc ! je sais qu’il y en a une.
Fosseuse avait un visage parfaitement indifférent.
— C’est possible, dit-elle, mais en ce cas, le seigneur Gaëtano est fort habile ; car jusqu’à présent il se renferme avec moi dans les bornes d’une prudence extrême. J’ai beau paraître toute prête à me livrer, à vous trahir, il fait la sourde oreille.
— Savez-vous, ma mie, que la señorita m’a demandé une énormité, hier soir ?
— Serait-ce ma tête ?
— Non, mais votre exil.
Fosseuse se prit à rire :
— Ne suis-je point exilée, ici ? dit-elle.
Le roi fit la moue.
— Vous n’êtes pas aimable ! murmura-t-il.
— Dame ! écoutez donc, vous ne m’aimez plus…
— Oh ! l’affreux mensonge !
— Pour la señorita et l’ambassadeur, du moins.
— Ah ! très bien, je comprends.
— Or, si vous ne m’aimez plus, croyez-vous que Coarasse ne soit pas un plus vilain séjour que Paris, où le roi Henri III me recevrait parfaitement, que Montmorency, où mon oncle me doit l’hospitalité ?
— Je suis de votre avis.
— Voulez-vous que je vous donne le mot de la conspiration ?
— Vous le savez donc ?
— Je viens de le deviner.
— Oh ! oh ! voyons cela ?
— La señorita est peut-être la sœur de Gaëtano… ou sa cousine… ou…
— Passons, dit le roi.
— Et l’ambassadeur ne serait point fâché d’avoir la preuve que je vous trahis, ensuite, celle que vous aimez, la señorita.
— Très bien.
— En sorte que moi exilée, – n’est-ce pas ce que vous demandait la petite marquise andalouse ?…
— Sans doute.
— Moi, exilée, reprit Fosseuse, la señorita régnerait sans partage et gouvernerait le royaume de Navarre.
— Un pauvre royaume à gouverner, vraiment !
— D’accord. Mais les petits ruisseaux font les grandes rivières. Un jour viendrait où la señorita vous dirait : madame Margot est bien… ennuyeuse ! si vous divorciez ?
— Ah ! bah ! fit le roi avec un éclat de rire, si je divorçais, ma mie, ce serait pour me mieux allier, soyez tranquille.
— Je ne dis pas non. Seulement, ni l’ambassadeur, ni sa… cousine, ne savent vos projets d’ambition.
— En ai-je ? fit ingénument le roi.
Fosseuse se prit à rire.
— Mon beau roi, lui dit-elle, vous avez une idée fixe…
— Impossible ! j’ai l’humeur capricieuse…
— Une idée qui ne vous quitte point et qui sommeille sur votre oreiller pour peupler ensuite vos rêves.
— En vérité ! vous m’étonnez, petite. Quelle est donc cette idée ?
— C’est que si le roi Henri III…
Le roi tressaillit.
— Qu’a donc à faire ici mon frère de France ? demanda-t-il.
— Je veux dire que vous pensez ceci : si le roi Henri III mourait… et le roi Henri III est parfaitement mortel…
— Oh ! il est jeune encore, ma mie.
— Je le sais bien, mais il est malade.
— Vous croyez ?
— Il est attaqué d’une maladie de poitrine.
— Peuh ! un rhume chronique.
— Mon Dieu ! les Valois meurent jeunes. Le roi François II est mort à vingt-deux ans, le roi Charles IX à vingt-sept, le duc d’Anjou à trente-quatre. Le roi en a déjà quarante…
— Il fait bonne chère, il vivra.
— Rien n’est moins sûr. Or, vous pensez que si le roi Henri III mourait, le royaume de France serait vôtre.
— Ma mie, dit le roi avec un fin sourire, si je pensais pareille chose, je me garderais de le dire… fût-ce à vous-même !
Mais Fosseuse regarda le Béarnais avec enthousiasme et s’écria :
— Vous serez un grand homme, Henri, car vous joignez la finesse à la bravoure et l’audace à la franchise. Vous serez un grand roi, car vous vous taillerez au besoin un royaume sur la carte d’Europe.
— Avec quelle épée donc ? demanda ingénument le roi. J’ai à peine une armée de six mille hommes.
— Bon ! quand le général est hardi l’armée sort de terre.
— Ma mie, dit froidement le roi, il me semble que nous nous éloignons fort de cette conspiration dont nous parlions.
— J’y reviens, sire. Gaëtano est l’ambassadeur d’Espagne, n’est-ce pas ?
— Ses lettres de créance sont parfaitement en règle.
— Le roi d’Espagne est très bien avec les Guises.
— Mes cousins de Lorraine ?
— Sans doute ; ils sont catholiques, d’abord ; ensuite, après vous, le royaume de France leur retourne.
— Ce n’est pas ce qu’ils disent, ma mie, car le cousin Henri prétend, lorsque sa péronnelle de sœur lui monte la tête, qu’il est de meilleure lignée que moi.
— Il ment, sire.
— Je le crois volontiers.
— Or, le duc de Guise est bon catholique et il a en grande haine les huguenots. Tout le monde est huguenot en Navarre : le duc de Guise ne voudrait donc pas de la Navarre si on la lui donnait.
— Il est grand seigneur, le cousin Henri ! peste ! la Navarre a bien son mérite.
— C’est ce que pense, comme vous, Sa Majesté Philippe III, le roi d’Espagne.
— Le roi d’Espagne est un homme de goût.
— Et il pense que si on lui donnait la Navarre, ce serait un vrai cadeau qui l’arrondirait assez bien.
— On ne la lui donnera point.
— C’est ce qui vous trompe, sire. Le duc de Guise, qui n’en veut pas pour lui, l’a déjà donnée au roi d’Espagne.
— Par exemple ! s’écria le roi, mon cousin est aimable de faire des cadeaux avec mon royaume ; il a de l’esprit, le cousin Henri.
— Bien entendu, continua Fosseuse, que c’est à une condition.
— Ah ! il y a des conditions ?
— Une seule : c’est que le roi d’Espagne vous fera disparaître.
— Tout beau ! dit le roi, je sais cela depuis longtemps.
Fosseuse regarda le Béarnais ; – le Béarnais souriait de son fin sourire moitié railleur, moitié naïf.
— Et je ne serais pas étonnée, sire, poursuivit Fosseuse qui tenait à éveiller la prudence du roi sans trahir l’imminence du péril, que le roi eût affronté certainement, – je ne serais pas étonnée que le seigneur Gaëtano…
— Voulût m’assassiner ? J’y ai songé aussi, interrompit froidement le roi.
Fosseuse recula. Le roi en savait autant qu’elle.
— Vois-tu, poursuivit-il, vois-tu, ma mie, il y a trois hommes en ce monde qui se moquent singulièrement de moi. La premier se nomme Henri de France, et il se dit : Mon frère de Navarre est un rustre à qui je dois la dot de sa femme, et qui s’imagine que je la lui baillerai. Mon frère est un bélître et son armée est trop petite pour que je dorme une heure de moins. – Le roi Henri de France a grand tort, ma mie, car un de ces jours je lui prendrai ce qu’il ne veut point bailler.
— Avec quelle armée, sire ? demanda finement Fosseuse.
— Bah ! répondit le roi en frappant sur la garde de son épée et redressant fièrement la tête, tu m’as dit toi-même que les armées sortaient de terre à qui les savait commander.
— Il n’y a que des rochers en Navarre !
— Impertinente ! – Le second des trois hommes qui se gaussent de moi à nom le duc Henri de Guise. – Le duc Henri de Guise se dit : Si ce paysan béarnais qui ose s’intituler mon cousin mourait d’un mal quelconque, je ne me mettrais plus martel en tête. Après le roi Henri III, qui est usé, je serais roi de France. Heureusement le Béarnais est un poltron et un lâche, et je lui ferai si grand’peur qu’il sera moine au premier jour. – Or, vois-tu, le duc de Guise est un niais, et si je n’avais d’autre obstacle sérieux qu’une douzaine de ses pareils pour entrer au Louvre, j’y serais chez moi demain.
— C’est possible, dit Fosseuse. Voyons le troisième ?
— Le troisième est le roi d’Espagne. Celui-là se dit chaque matin, comme son père se l’est dit pendant vingt années : je veux prendre aujourd’hui le royaume de Navarre pour m’arrondir un peu. – Et alors il mande un grand général, le duc d’Albe, par exemple ; le grand général arrive et demande quarante mille hommes, six mois de temps et une somme fabuleuse pour conquérir cette taupinière où l’on sème la bravoure et où l’on recolle des champs entiers de canons, de mousquets et de pointes d’épées. – Le roi d’Espagne réfléchit, et il renvoie son général. Voici vingt ans que cela dure ; maintenant, mon cousin Philippe à trouvé une autre voie plus expéditive : il me veut faire assassiner. Ah ! les hommes comme moi ne meurent assassinés que lorsqu’ils ont été grands et forts. Dieu ne les moissonne jamais avant le temps !
Tout en parlant, le roi avait perdu peu à peu cette expression de bonhomie qui le caractérisait, son visage était devenu mâle et sévère, la fierté brillait dans son regard, son front rayonnait de majesté.
C’était le roi Henri IV plus jeune de dix ans !
Fosseuse se sentit pénétrée d’admiration et de respect ; elle prit les mains du roi, les baisa et lui dit :
— Vous avez raison, sire, croyez à votre étoile, elle ne pâlira point.
— C’est Dieu lui-même qui l’a suspendue à la voûte de l’avenir, cette étoile dont tu me parles ; Dieu ne soufflera dessus que lorsque les grandes choses que je rêve seront accomplies.
Un éclair étincela dans les yeux du Béarnais, puis cet éclair s’éteignit, la majesté s’en alla, et il ne resta plus du grand homme futur qu’un prince qui ressemblait vaguement à son père, le bonhomme Antoine de Bourbon.
— Il n’est pas moins vrai, ma mie, reprit-il, que je voudrais fort avoir le mot d’ordre de l’énigme et prendre en flagrant délit cet ambassadeur qui me veut assassiner ; je le ferais pendre, et cela donnerait à réfléchir à mon cousin d’Espagne, qui me ruine en m’envoyant des ambassadeurs à héberger convenablement. Je suis pauvre, et mon vin va grand train avec ce surcroît de convives.
— Nous trouverons le mot d’ordre, sire. Seulement, prenez garde ; ne vous écartez jamais seul de Coarasse. À la chasse, soyez prudent… aujourd’hui, par exemple !
Le roi haussa tes épaules :
— Ne vous inquiétez point de cela, ma mie ; j’ai au flanc une bonne épée, des pistolets dans mes fontes et au cœur un mot qui vaut mieux qu’une cuirasse.
— Quel est ce mot ?
— Mon droit. Adieu, Fosseuse, je vais m’habiller.
— Bon ! murmura mademoiselle de Montmorency quand le roi fut parti, j’en ai dit juste assez pour que Sa Majesté ne dorme point sur sa selle ; et nous aurons tout le mérite, la reine et moi, d’avoir découvert le complot et détruit l’abdication.
— Et moi, donc ? fit une voix, sur le seuil du mystérieux escalier dont la porte était demeurée entrouverte.
C’était Bavolet qui entrait sans se faire annoncer.
— Toi, dit Fosseuse avec un sourire, tu es la cheville ouvrière, tu ne comptes pas !
— Merci ! sans moi, vous ne sauriez rien.
— Nous aurions deviné.
— Tarare ! Au reste, je ne revendique aucune part de gloire, moi ; je veux sauver mon roi, rien de plus.
Et Bavolet fit une petite moue pleine de bouderie qui arracha un nouveau sourire à Fosseuse :
— Vous avez bien de l’amour-propre, mon beau page, dit-elle.
— J’en ai le droit, il me semble, car je viens de voir une femme à mes genoux.
— Fat !
— Je n’exagère pas, elle était à mes genoux et pleurait.
— C’est au moins la señorita ?
— Précisément.
— Tu ne l’aimes donc plus ?
— Je l’adore plus que jamais, murmura Bavolet avec un sourire amer, cela m’occupe.
— Alors, pourquoi ces termes ?
— Dame, dit froidement Bavolet, elle ne veut pas que j’assiste à la chasse.
— Tiens ! fit mademoiselle de Montmorency, il paraît qu’on se méfie de toi, Bavolet ?
— On a grand tort, je vous jure. Elle prétend qu’une chasse à l’ours est dangereuse.
— Y va-t-elle ?
— Sans nul doute. Aussi lui ai-je demandé pourquoi elle voulait que j’eusse moins de courage qu’une femme.
— Et que t’a-t-elle répondu ?
— Qu’elle était simplement curieuse. Je le suis aussi, ai-je dit ; et j’irai ! C’est ce qui fait qu’elle a pleuré.
— Bavolet, mon ami, dit gravement Fosseuse, sois prudent. Si tu gênes le seigneur Gaëtano, il pourra bien essayer…
— Le seigneur Gaëtano serait un fat. Il sera mort dix fois avant que j’aie une égratignure.
Et Bavolet sourit fièrement.
Tout à coup la porte s’ouvrit et la reine entra.
Le page recula et pâlit ; – la reine ne put pâlir, car elle était blanche et froide comme un marbre, et la douleur avait tellement altéré sa beauté, que Fosseuse elle-même en tressaillit.
La reine marcha vers Bavolet, lui prit la main et lui dit :
— Je viens te recommander le roi.
Bavolet frissonnait de tous ses membres.
— Je me ferai tuer, dit-il, avant qu’un cheveu tombe de sa tête.
— Bien, dit la reine, j’attendais cette parole.
Bavolet se mit à genoux.
— Madame, dit-il d’une voix entrecoupée, vous m’avez longtemps nommé votre fils, me refuserez-vous un baiser et votre bénédiction ?… Je puis mourir aujourd’hui.
La reine très émue, se pencha sur le page agenouillé, le baisa au front et murmura :
— Tu ne mourras point, mon enfant, car tu es jeune, noble et beau, et Dieu veille sur ceux qui foulent aux pieds leur cœur pour demeurer fidèles au devoir. J’ai été ta mère, comme telle je te bénis. Adieu, mon enfant !…
Et la reine releva la tête, comprima un sanglot et sortit majestueuse, sans qu’un soupir eût soulevé sa poitrine, une larme roula sur sa joue. Elle était de ces âmes fortes qui ne pleurent que dans l’ombre et qui montrent à la foule un visage impassible.
— Mon Dieu ! murmura Bavolet, quand il se retrouva seul avec Fosseuse, aurai-je maintenant le courage de ne point mourir ?
— Oui, répondit mademoiselle de Montmorency, car ta mort serait la sienne. Les femmes meurent quand se brise leur dernier amour.
On entendit la voix du roi qui, penché à la croisée de sa chambre, appelait :
— Bavolet ! Bavolet !
Bavolet sortit le front courbé et monta chez le roi.
— Mon enfant, lui dit ce dernier, je t’ai fait seller mon meilleur cheval.
— Merci, sire.
— Celui-là et le mien sont les plus ardents coureurs de mes écuries. C’est te dire que tu ne me quitteras point un seul instant.
— N’ayez crainte, sire, ma place est à vos côtés.
— Et, tiens, poursuivit le Béarnais, tu ferais bien d’ôter ton pourpoint et d’agrafer ceci sur ta chemise.
Et le roi présentait à son page une cotte de mailles fine et légère, en acier pur, et merveilleusement trempé.
— J’en ai une pareille, dit le Béarnais.
— Mais, sire, dit Bavolet, que voulez-vous que j’en fasse ?
— Dame ! fit le roi, les ours sont terribles…
Bavolet sourit et montra sa dague.
— Une balle égarée… continua le roi.
— Je suis si mince.
— Un coup d’épieu mal dirigé… allons, obéis-moi !
Bavolet prit la chemisette d’acier :
— C’est parfaitement inutile, dit-il, mais enfin… sire, puisque vous le voulez…
Le pauvre garçon ne sait rien, pensa le roi, tandis que Bavolet endossait la cotte de mailles.
Il paraît, se disait en même temps Bavolet, que le roi se méfie.
Le roi avait un galant costume, un justaucorps vert amarante avec des chausses orange et un nœud de ruban ponceau à la garde de son épée. La plume de son feutre était blanche et une grosse émeraude l’agrafait.
Bavolet était non moins galamment vêtu que son maître ; il portait pourpoint de velours grenat, chausses bleu de ciel, collerette en point de Venise, plume rouge à sa toque.
Un jabot, brodé par la reine elle-même, et des manchettes de fines dentelles complétaient son costume.
— Sais-tu, lui dit le roi, que tu es à croquer, mon beau page !
Bavolet rougit.
— Et que la señorita t’adorera plus que jamais.
— Votre Majesté raille, balbutia Bavolet.
— Tu es un heureux fripon, mon page, continua le Béarnais en riant ; les femmes raffolent de toi et me relèguent au second plan.
— Oh ! fit Bavolet confus.
— Un exemple, tiens… j’aimais la señorita, moi…
Bavolet tressaillit.
— Et tu m’as coupé l’herbe sous le pied.
Bavolet eut le frisson.
— Que veux-tu ? poursuivit le Béarnais, tu es plus jeune que moi, c’est justice…
Bavolet retrouva sa langue.
— Votre Majesté se trompe, dit-il ; je suis moins beau qu’elle, mais je ne puis, comme elle, donner des duchés à mes belles.
— Hein ? fit le roi, de quel duché parles-tu ?
— Dame ! la señorita m’a peut-être fait un conte, répondit effrontément Bavolet. Mais voyez-vous, sire, l’amour est une singulière loterie ; ceux qui mettent un fort enjeu comme votre duché, par exemple, gagnent rarement ; ceux qui ne mettent rien, comme moi, qui n’ai sou ni maille, gagnent toujours. Les femmes vendent bien quelquefois leur amour, mais à la condition de se venger. Le marché les humilie, et leur seule monnaie de bon aloi est celle qu’elles donnent gratis.
— Ah ça, dit le roi, savez-vous que vous êtes un philosophe, mons Bavolet ?
— Votre Majesté le croit ?
— Tudieu ! si je le crois. Qui donc t’a si bien éduqué ? serait-ce madame Marguerite ?
Bavolet devint pâle aussitôt et sa gaîté factice disparut. Le roi y prit garde, devina et ne put s’empêcher de murmurer :
— Voilà le seul être qui m’aime sans arrière-pensée, et qui soit incapable de prendre le bien de son maître… même quand le maître est désintéressé et que d’autres le volent sans qu’il s’en soucie.
Puis le roi ajouta tout haut :
— Voici l’heure de boire le coup de l’étrier et de monter à cheval. Va faire sonner le boute-selle.
Bavolet partit, tandis que le roi roulait dans son manteau une paire de pistolets soigneusement amorcés.
Nancy entra en ce moment.
La blonde camérière était charmante, ce matin-là : elle avait aux joues un léger incarnat, son œil bleu pétillait de malice et ses lèvres roses souriaient.
— Sire, dit-elle, la reine vous prie de l’excuser, elle a la migraine et ne chassera point.
— Je l’excuse, dit gravement le roi. La reine n’est point de sa famille, car les Valois étaient des veneurs qui eussent couru un archevêque, le Vendredi-Saint, s’ils n’eussent trouvé mieux. Peuh ! qu’est-ce qu’une migraine ?
— En revanche, la reine m’a permis d’assister à la chasse.
— Et si, moi, je ne le permettais pas ?
— Oh ! dit l’effrontée soubrette, je prierais Fosseuse de vous rappeler que je vous ai prêté ma chambre un soir.
— Je te le permets, répondit le roi avec un sourire, à la condition que tu n’iras pas te faire dévorer et resteras en arrière.
— Nenni ! sire, je veux voir de près.
— En vérité !
— Et monter un bon cheval !
— Diable ! je n’en ai pas beaucoup de bons chevaux ; Goguelas me les rend tous fourbus et poussifs. À propos, où est-il, Goguelas ? Je lui veux défendre de prendre la tête des chiens, sans cela nous ferons une journée blanche. Avec lui, les chiens font défaut sur défaut !
— M. de Goguelas ne chassera pas.
— Pourquoi cela ?
— Il est à Nérac.
— À Nérac ? Il était ici hier.
— Il est parti cette nuit, sire.
— Sans mon ordre ?
— Avec l’ordre de la reine.
— Qu’a donc la reine à faire, à Nérac ?
— Elle veut parler à M. de Mornay qui s’y trouve.
— Et que lui veut-elle ?
— Je ne sais, répondit la discrète Nancy.
— Ah ! ah ! pensa le roi, la reine en sait aussi long que Fosseuse ; Décidément la reine me veut du bien, et il me faudra faire quelque chose pour elle. Si je rappelais Turenne ?… Bah ! ajouta mentalement le roi, Turenne n’est plus de mode, et ce serait plutôt Bavolet… Ceci est trop difficile… Bavolet est un petit saint qui ne fait pas de contes profanes, et à qui j’ai trop répété que la reine avait l’esprit romanesque.
Et le roi, souriant dans sa barbe, descendit suivi de Fosseuse, et gagna la vaste salle à manger de Coarasse où le coup de l’étrier et la halte des chasseurs étaient servis.
Bavolet avait précédé le roi dans la salle à manger et y avait trouvé les Mailly et les autres gentilshommes qu’il avait prévenus la veille en termes précis.
— Il s’approcha de chacun deux et leur dit à mi-voix :
— Ventre à terre, par diverses routes, jusqu’au rendez-vous de chasse de Combe-Maudite. Le roi le veut !
— Très bien ! répondit chacun.
— Si vous trouvez au rendez-vous des étrangers à mine suspecte, continua le page avec le sang-froid d’un vieux général, désarmez et garrottez. Si l’on résiste, tuez !
Puis il alla à un jeune seigneur du pays basque qui se nommait M. de Bique, et qui était brave et beau comme un mignon du roi de France.
— N’est-ce pas, lui dit-il, que la señorita est belle ?
— Oh ! fit le gentilhomme avec un accent pénétré et un regard brûlant, – elle est belle à damner un saint !
— Eh bien ! mon gentilhomme, je vais vous donner une mission… délicate.
— Laquelle ?
— Celle de courtiser aujourd’hui et sans la quitter un seul instant, cette señorita si belle.
— Le gentilhomme tressaillit :
— Y pensez-vous ? dit-il.
— Cela vous effraierait-il ?
— Mais le roi… qui… dit-on…
— Bah ! vous vous trompez ; ce n’est pas le roi qui… c’est moi…
— Vous aussi ?
— Moi seul ; et je vous y autorise.
— Le gentilhomme fit la grimace.
— Surtout, ajouta Bavolet, ne l’aimez pas trop vite, et gardez-vous de la perdre de vue. Partout où elle ira, suivez-la.
— Que signifie tout cela ?
Bavolet se pencha à l’oreille du gentilhomme.
— Elle conspire, dit-il. À bon entendeur, salut !
— Je veillerai, répondit M. de Bique.
— Arrangez-vous enfin pour qu’elle arrive au rendez-vous après tout le monde.
— Elle monte un vaillant cheval.
— Eh bien ! si son cheval va trop vite, cassez-lui une jambe d’un coup de pistolet.
— Cela fera scandale.
— Pas du tout. Vous aurez tiré sur un lièvre, et n’aurez été que maladroit.
Bavolet quitta vivement M. de Bique, car la señorita entrait, donnant la main au roi.
— Voici la première fois, pensa le page, que le valet de cœur et le roi de trèfle s’entendront pour tromper la dame d’atout. À nous deux, ma señorita bien-aimée !
Derrière le roi entra Gaëtano. Il alla droit au page et lui tendit cordialement la main.
— Mon cher monsieur Bavolet, lui dit-il avec un ton protecteur, – ne m’avez-vous pas demandé une revanche ?
— J’y compte, monsieur.
— Vous plairait-il la prendre aujourd’hui, sous quelque vert ombrage, loin des chiens criards et des veneurs ?
— Quand la curée sera faite, oui, monsieur.
Gaëtano fronça le sourcil.
— Je te devine, pensa le page, je te gêne fort auprès du roi, et tu me voudrais expédier dès ce matin pour avoir à toi la journée.
— Je vous croyais pressé de trouver une occasion favorable, fit dédaigneusement Gaëtano.
— J’ai la passion de la chasse et me battrais mal si j’entendais l’hallali tandis que nous ferraillerons.
— Remarquez, monsieur, que la curée pourra n’être faite qu’à la brune.
— Nous nous battrons au clair de lune, monsieur !
Gaëtano, visiblement contrarié, était pâle de colère.
— Monsieur, reprit-il, en toisant le page, je crois, Dieu me damne ! que vous avez une mémoire excellente.
— Vous ne vous trompez pas, monsieur.
— Et que vous vous souvenez du coup de pommeau que je vous ai appliqué.
— Je m’en souviens parfaitement. C’était un coup de rustre.
— Monsieur ! fit Gaëtano avec hauteur.
— Ne vous fâchez pas, dit insolemment le page, nous réglerons tout cela au clair de lune… quand le roi sera couché !
Gaëtano recula à ces derniers mots :
— Qu’a à faire le roi ici ? demanda-t-il.
— Absolument rien, il est de trop, puisqu’il a rendu un édit contre le duel ; – et c’est pour cela que je veux attendre qu’il soit couché.
La logique de Bavolet était serrée et fort claire ; elle avait épouvanté Gaëtano qui, un moment, se crut découvert.
Aussi l’ambassadeur reprit-il avec un dédain glacial qui ne parvenait point à dissimuler sa fureur :
— Permettez-moi de vous dire, monsieur, que je commence à croire…
— Que votre coup de pommeau était fort brutal, n’est-ce pas ? Vous avez raison, monsieur ; nos paysans béarnais seraient plus courtois.
— Je voulais dire que je commençais à vous croire…
— Quoi ? s’il vous plaît.
— Poltron et lâche, monsieur, répondit Gaëtano froidement.
Et il pirouetta sur le talon et tourna le dos à Bavolet.
— Oh ! oh ! pensa celui-ci, tu peux m’insulter, mais je ne me battrai pas ce matin. Je veille sur le roi : mon honneur passe après sa vie. Ce soir, par exemple, si tu m’obliges à le faire avant et avec un brutal pistolet, je te promets de te tuer galamment, à petits coups d’épée ; comme M. de Saint-Luc tua son ami Castillac… en détail !
Le roi avait quitté la señorita pour s’approcher des frères Mailly, dont l’un était capitaine des chasses et lui devait faire son rapport.
La señorita en profita pour rejoindre Bavolet.
Elle était pâle et tremblante, car elle aimait le page et avait entendu son colloque avec Gaëtano.
— Mon enfant, lui dit-elle, j’ai peur…
— Peur de quoi, señora ?
— Des ours… Ne venez pas.
— Vous vous moquez ! – j’en ai tué cinq en ma vie.
— C’est pour cela que je crains votre témérité.
— Je ne quitterai pas le roi, et le roi est un bon compagnon en cas de danger.
La señorita frissonna : si Bavolet ne quittait point le roi, Bavolet était perdu ! Gaëtano le tuerait.
— Bavolet… je vous en supplie !
— Je suis sourd.
— Je joins les mains.
— Je suis aveugle.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle, si vous… si tu m’aimes ?
— Je ne vous laisserai point aller seule à une chasse aussi terrible, dit froidement Bavolet, et je vous aime… C’est pour cela que j’y vais.
— Eh bien ! dit la señorita avec effort… je n’irai pas.
— Comme vous voudrez ; mais il faut que je suive le roi. Moi seul puis enlever les défauts, s’il y en a. Les taures sont des bélîtres qui n’entendent rien à la vénerie.
— Bavolet ! par pitié… supplia la nouvelle duchesse.
— Madame, interrompit Bavolet, permettez-moi de vous présenter mon ami, M. le comte de Bique, un charmant gentilhomme qui aura l’honneur de vous servir de cavalier aujourd’hui, si je prends la tête des chiens.
Et il laissa la señorita interdite et pâle, pour s’approcher de Fosseuse qui arrivait avec Nancy.
— Allons ! mesdames, cria le roi, à cheval ! En selle, messieurs ! sonnez le départ !