Fosseuse boude, Pepa pleure, Gaëtano commence un conte et Bavolet s’avoue qu’il est, à la fois, le plus heureux et le plus infortuné des pages.
Gaëtano garda un moment le silence, puis il attacha son œil d’aigle sur le page qui riait sous son masque :
— Oh ! oh ! dit-il, nous paraissons savoir bien des choses…
— Je sais tout.
— Par exemple !
— Je suis un lutin déguisé en page.
— Eh bien ; mon petit lutin, continue… ton babil est charmant.
— Or, à Coarasse il y a deux reines pour une.
— Quelle plaisanterie !
— L’une qui est reine de droit et qu’on nomme madame Marguerite ; l’autre qui est reine de fait, car elle narre des contes au roi et le roi l’écoute en riant… elle se nomme mam’selle Fosseuse…
— Vraiment ? fit le duc avec bonhomie.
— Or, reprit le page, un diplomate est un homme profond, il fait de la politique partout, même en amour.
Le faux duc de Bourgogne recula d’un pas et eut un mouvement d’inquiétude.
— Vous sentez, mon cher sire, qu’un grand roi comme celui des Espagnes ne se plaît point à envoyer un ambassadeur à un roitelet comme celui de Navarre, sans un petit but bien ténébreux, une mission bien secrète, dont son ambassadeur, qui est beau, brave et coureur d’aventures, s’acquittera sans paraître y toucher et sans cesser de s’occuper de galanterie.
— Hum ! pensa Gaëtano, voici un page perspicace, jouons serré.
— Ce qui fait, continua le page, que l’ambassadeur, tandis qu’on danse autour de lui, se réfugie en un coin et médite…
Et le page moqueur prit une attitude pensive qui imitait merveilleusement celle qu’avait naguère le faux duc de Bourgogne.
— En politique, poursuivit-il, il est bon de savoir un peu les secrets de tout le monde, des rois surtout. Où diable le roi de Navarre a-t-il déposé les siens ? Est-ce la reine de la main droite, ou la reine de la main gauche qui en a la clé ?
— Bon ! pensa Gaëtano, cette femme parle trop pour n’avoir point envie de se vendre, achetons-la.
— Page, mon bel ami, dit-il d’une voix caressante, c’est bien ennuyeux, Coarasse, n’est-ce pas !
— Oh ! oui.
— Et mieux vaudrait pour une belle dame comme ta sœur, si tu en as une, un joli retrait, à Madrid ou à l’Escurial, un tabouret à la cour, un mari gentilhomme et magnifique, un carrosse à quatre mules, une nuée de valets, des diamants par ruisseaux, des basquines de velours à soutaches d’or par centaine, un peigne d’ivoire à filigranes d’argent…
— Oh ! oui, murmura le page avec un soupir de convoitise qui donna le change à Gaëtano.
— Mais peut-être n’as-tu pas de sœur ?
— Si fait ! dit le page, j’en ai une.
— Eh bien ! nous verrons, murmura le diplomate. Que me disais-tu donc tantôt ?
Le page prit un ton confidentiel :
— Je disais, fit-il tout bas, que le beau Gaëtano, en diplomate habile qu’il est, voudrait bien avoir la clé des secrets du roi, et qu’il ne sait encore si cette clé se trouve chez madame Marguerite ou chez mam’selle Fosseuse.
— Vraiment ! tu disais cela ?
— Oui, messire.
— Et toi, serais-tu plus savant que le seigneur Gaëtano ?
— Hum ! dit le page, peut-être… mais il faudrait que ma sœur…
— Fût dame d’honneur en Espagne…
— Monseigneur a infiniment d’esprit.
Elle le sera, parle.
— Eh bien ! mam’selle Fosseuse baisse en ce moment, et la reine hausse.
— Pas possible !
— Cela tient à la señorita, dont le roi est toqué.
— Par exemple !
— Quand le roi a des fantaisies, la reine sourit et ne s’en fâche point ; la reine a bien de l’esprit. Alors le roi, qui en a tout autant, fait à la reine des confidences… politiques.
— Page, fit Gaëtano, merci ; où te reverrai-je ?
— Attendez donc… Savez-vous où est la reine ?
— Non !
— Tenez, là-bas, en costume d’Isabeau de Bavière.
— Très bien.
— Je vous présenterai ma sœur demain : bonsoir et bonne chance !
Le page rentra dans la foule et Gaëtano demeura seul.
— Bon, dit-il, j’ai un espion dans la place ; et un espion de bon sens, il s’approcha sans affectation de la reine qui, assise près du faux Charles VI, suivait du regard le roi, qui papillonnait autour de la señorita dans son burlesque costume de pape des fous.
— Madame, dit Gaëtano en s’inclinant, je m’appelle Jean de Bourgogne, et désirerais fort un entretien de vous.
— De moi ? fit la reine avec surprise.
— Ne conspirons-nous point ensemble contre le roi votre époux ?
— C’est juste, répondit la reine souriante ; venez, donnez-moi votre bras.
Et ils s’éloignèrent du roi Charles VI, qui eut un moment d’inquiétude et frappa du pied comme un vrai roi en colère.
Tandis que la reine et le duc de Bourgogne s’éloignaient, Odette s’approcha du monarque insensé.
— Beau roi, dit-elle, tu parais triste.
— Je le suis.
— D’où vient ta tristesse ?
— Je vois que l’on conspire contre moi, murmura le jaloux enfant en montrant du doigt le duc de Bourgogne et la reine Isabeau qui s’éloignaient et descendaient dans les jardins.
— C’est vrai, dit Odette, mais il est des cœurs qui t’aiment et qui veillent près de toi.
— Ah ! dit le faux roi, vraiment ?
— Ta petite Odette, par exemple, ton Odette qui t’aime et qui voudrait passer sa vie entière à tes genoux.
Bavolet tressaillit et regarda Pepa au travers du masque d’Odette :
— Est-ce bien vrai ? demanda-t-il.
— Oh ! oui, murmura l’ardente Espagnole en pressant les mains de son roi.
— Tant pis ! répondit Bavolet, car un roi de France doit donner le bon exemple à son peuple.
— Que veux-tu dire ? murmura Pepa frémissante.
— J’aime la reine, dit-il avec un soupir.
Pepa rugit sous son masque comme une lionne blessée, elle quitta brusquement le bras de Bavolet, et s’enfuit vers les jardins où la reine et le duc de Bourgogne l’avaient précédée.
Bavolet, demeuré seul un instant, appuya son front dans ses mains et parut rêver péniblement. Il avait peur de Gaëtano.
Pendant ce temps, Nancy le page abordait la señorita.
— Gaëtano ! lui dit-elle tout bas.
La señorita tressaillit.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle.
— Le roi vous aime.
La señorita fit un mouvement.
— Il vous aimera plus encore, continua le page malicieux, si vous savez vous y prendre.
— Que faut-il faire ?
— Le brouiller avec ses amis.
— Quels sont-ils ?
— Mam’selle Fosseuse…
— C’est à peu près fait, je crois.
— Et Bavolet.
— Bah !… un enfant.
— De très bon conseil, señora.
— Comment le brouiller avec Bavolet ?
— En vous approchant du page, en lui prenant la main et causant avec lui. Le roi est jaloux.
— Très bien ; j’y vais. Où est-il ?
— C’est le roi Charles VI, qui rêve là-bas péniblement et seul.
La señorita remercia le petit page et joignit Bavolet.
— Gentil roi, lui dit-elle, voudrais-tu m’offrir ton bras et faire avec moi le tour du bal. Je suis la duchesse d’Orléans, ta cousine, et te veux parler politique.
Bavolet offrit son bras et quitta le trône qu’on lui avait élevé.
— Sais-tu l’espagnol, gentil roi ?
— Un peu.
— Alors, parlons espagnol. En politique il faut être prudent.
— Tenez, sire, murmurait Nancy à l’oreille du pape des fous, les rois ont grand tort d’avoir des pages.
— Hein ? fit le roi.
— Voyez plutôt.
Et Nancy désigna Bavolet et la señorita qui s’en allaient deviser politique sous les ombrages du parc.
— Oh ! oh ! pensa le roi, maître Bavolet est bien impertinent ; je prierai madame Margot qui est son institutrice, de lui donner le fouet dès demain.
En même temps, Nancy ajoutait :
— Je voudrais bien, mon cher sire, vous parler politique.
— Politique ! fit le roi, à moi ? je n’y comprends absolument rien.
— Peuh ! dit Nancy, vous avez tant d’esprit ; venez toujours.
— Non, non, fit le roi, évidemment préoccupé de la sortie de son page qu’entraînait la señorita ; plus tard…
— Quand donc, alors ?
— Le roi réfléchit et rencontra le regard mutin de Nancy-le-page.
— Tu as de bien beaux yeux, murmura-t-il.
— Tous me l’avez dit cent fois.
— Et j’aimerais bien mieux causer de tout autre chose…
— Que de politique, n’est-ce pas ? Eh bien ! je vous ferai des apologues, vous les comprendrez.
— Soit, après le bal.
— C’est que, balbutia Nancy, il sera grand jour.
— Qu’importe !
— Et vous me reconnaîtriez, fit le page en éclatant de rire et s’esquivant. À demain soir, plutôt.
Dans un coin du salon, il y avait une belle dame qui paraissait absorbée en une rêverie profonde ; elle refusait tristement les cavaliers qui venaient l’inviter, et elle demeurait assise et le front penché comme une veuve éplorée ou une coquette surannée qui regrette ses charmes.
Nancy l’aborda et lui dit :
— Le roi est bien maussade aujourd’hui, n’est-ce pas ?
La belle dame tressaillit et regarda Nancy-le-page.
— Oh ! dit Nancy, je le sais bien, moi ; et il y a des gens encore plus maussades que lui, dans ce salon.
— En vérité ! demanda la belle dame d’une voix tremblante.
— Certainement, continua le page effronté, mam’selle de Montmorency, par exemple.
— Oh ! taisez-vous ! taisez-vous, de grâce, qui que vous soyez !
— Je suis un ami de mam’selle de Montmorency, et je lui voudrais donner des conseils.
— Ah ? dit la belle dame avec défiance.
— Et si je savais où est mam’selle de Montmorency…
— Eh bien ?
— Je sais ce que j’aurais à lui dire.
— Parlez donc !…
— Vous n’êtes pas mam’selle de Montmorency ?
— Non, mais je suis son amie.
— En ce cas, je vais vous dire ce qu’il lui faudrait faire pour chasser sa tristesse ; vous le lui redirez n’est-ce pas ? demanda la mutine Nancy.
— Oh ! soyez tranquille, – parlez.
— Il lui faudrait faire enrager le roi…
— Est-ce possible ?
— Très possible et surtout facile.
— Comment cela, petit page ?
— En contant des historiettes à maître Bavolet.
— Son page favori ?
— Sans doute ; le roi a horreur de la poésie et des romans, il aime Bavolet comme son fils, et il sera furieux si on exalte l’imagination de ce jeune drôle. Le roi a exilé M. de Turenne pour un motif bien puéril. M. de Turenne narrait comme messire l’abbé de Brantôme, et il composait des vers comme feu Clément Marot. Le roi a craint pour la raison déjà chancelante de madame Marguerite, qui les goûtait fort, et il l’a renvoyé dans ses terres. Or, continua le page, je suis bien assuré que le roi serait furieux s’il savait que mam’selle de Montmorency qui a, pour le moins, autant d’esprit que M. de Turenne, sait narrer des historiettes et les narre à Bavolet.
— Page, dit la belle dame, merci du bon conseil, je le vais donner à mam’selle de Montmorency.
— Et bien vous ferez, car lorsque le roi est furieux, il adore ceux qui le mettent en colère ; témoin M. de Turenne qu’il a embrassé les larmes aux yeux en lui tenant, lui-même, l’étrier. À bon entendeur, salut !
— La belle dame s’éloigna et se dirigea vers la porte-fenêtre qui ouvrait sur les jardins.
Sur le seuil elle rencontra la señorita qui marchait lentement et le front courbé, d’un air de désappointement visible ; derrière elle, Bavolet s’avançait calme et froid, presque triste, et son attitude disait éloquemment que la séduisante señorita avait perdu sa peine.
— Sire roi, dit à son tour la belle dame, les gentilshommes de votre cour sont peu courtois.
Bavolet leva la tête, fut touché de l’inflexion de voix mélancolique de la belle dame, et lui répondit poliment :
— Vous auraient-ils manqué d’égards ? madame ?
— Ils me laissent seule, en un coin, et ne m’invitent point à danser.
— Eh bien ! dit Bavolet, galant malgré sa tristesse, voulez-vous accepter ma main ?
La belle dame prit par la main le faux roi et l’entraîna dans le tourbillon.
— Sire roi, dit-elle alors, avez-vous jamais aimé ?
— Encore ! murmura tout bas Bavolet impatienté, et de trois !
Puis il répondit tout haut :
— Peut-être, madame…
— Aimeriez-vous encore ?
Et la belle dame haussa légèrement sa voix, car le pape des fous passait derrière elle, et il entendit distinctement :
— C’est selon ; murmura Bavolet.
— Sire roi, continua la belle dame, connaissez-vous mademoiselle de Montmorency ?
— Oui, madame, beaucoup.
— Savez-vous qu’elle vous aime ?
Le pape des fous était derrière la belle dame et il entendait tout.
— Ventre saint gris ! murmura-t-il, Bavolet est bien heureux ce soir, tout le monde l’aime, jusqu’à Fosseuse.
— Mam’selle de Montmorency a tort de m’aimer, dit Bavolet.
— Et pourquoi ? fit la belle dame d’un ton piqué.
— Parce que… le roi… parce que, balbutia-t-il, je ne l’aime pas, moi.
La belle dame lâcha brusquement le bras de Bavolet et laissa passer, à dessein, un flot de masques entre elle et lui.
— Ouais ! fit le pape des fous, ce drôle joue les scrupules, mais il en veut à la señorita.
La reine entrait en ce moment au bras de Gaëtano ; Bavolet l’aperçut, pâlit sous son masque, chancela et murmura :
— Je suis un homme bien heureux, vraiment ! tout le monde m’aime ici : Pepa, l’Espagnole, Fosseuse… excepté… Oh ! je suis le plus infortuné des pages !
En même temps la reine, se dégageant du bras de Gaëtano, et Nancy-le-page, blotti en un coin de la salle derrière une draperie, murmuraient chacune en leur aparté :
— J’espère, disait Nancy en riant sous son masque, j’espère que j’ai passablement embrouillé les fils de l’intrigue ; ce soir, la reine sera contente !
— Tout beau ! disait la reine avec ce spirituel sourire que nous lui connaissons, vous venez ici faire de la politique, seigneur Gaëtano, sous le prétexte de me narrer des contes ; je les écouterai tout juste assez pour vous arracher votre secret et vous n’aurez point ceux du roi… Les reines sont femmes quelques fois, reines toujours.
— Ah ! ah ! ricanait pareillement le pape des fous, c’est un homme d’esprit, ce seigneur Gaëtano, et si je n’étais un paysan doublé de montagnard, il aurait peut-être beau jeu. Mon frère Henriquet n’y verrait goutte, lui qui est un grand roi, de si belle attitude, comme dit Nancy.