Chapitre 5

Le premier conte de Gaëtano

Le bal avait commencé à neuf heures ; à minuit il tirait à sa fin ; à deux heures du matin tout paraissait dormir dans le manoir de Coarasse. Mais de l’apparence à la réalité, il y a loin, et réellement, personne ne dormait, de ceux que l’arrivée de l’ambassadeur d’Espagne et de la señorita intéressait au plus haut point.

Il n’y a guère que le roi de Navarre qui, en véritable chasseur, et malgré sa qualité d’amoureux, s’était endormi en soufflant son flambeau.

La reine, au contraire, changea de costume, fit allumer du feu, car, bien qu’on fût au mois de mai, le voisinage des neiges éternelles jetait un brin de fraîcheur dans la nuit ; s’installa au coin de la cheminée, prit un volume de Ronsard, qu’elle avait corné la veille, et sonna Nancy qui reprenait ses vêtements féminins dans une pièce voisine. Nancy parut.

— Petite, dit la reine en lui tendant sa belle main, vous êtes une fine mouche et je suis contente de vous.

— Madame est bien bien bonne…

— Je me suis amusée ce soir comme si j’eusse encore été à la cour de feu le roi Charles IX, mon frère. Cet ambassadeur est charmant.

— Il est surtout rusé.

— À trompeur trompeuse et demie, répondit la reine ; sois tranquille, il y a un bon petit complot qui couve et dont je veux avoir le mot, je l’aurai…

— Si nous prévenions le roi ?

— Ah fi ! ce serait nous enlever tout le mérite du triomphe. Quand nous aurons déjoué le complot, nous le préviendrons et lui demanderons la grâce de Turenne.

— Hum ! pensa Nancy, je crains bien que le seigneur Gaëtano narre pour le compte de M. de Turenne.

— Petite, reprit la reine, tu vas aller chez l’ambassadeur et tu tâcheras de l’envoyer dans le parc. Je veux un conte de sa façon.

— Vous l’aurez, dit Nancy.

Et elle se dirigea vers l’appartement du seigneur Gaëtano.

*
* *

Le seigneur Gaëtano n’était point au lit ; bien au contraire, il avait pourpoint et manteau, rapière au côté et il se disposait à quelque nocturne expédition.

— Don Paëz, murmurait-il, a dû arriver dans la nuit chez le bûcheron qui nous est vendu corps et âme, il serait peut-être bon de le voir tout de suite. Le château est silencieux, tous ces gens-là sont las ou content fleurette, il n’y a ici ni gardes, ni soldats, les portes sont ouvertes ; il est aisé de sortir. Si l’on me rencontre, je prétexterai une indisposition et le besoin d’air.

Et Gaëtano ceignit son épée et s’enveloppa dans son manteau.

En ce moment on heurta légèrement à la porte. Le gentilhomme tressaillit, rejeta son manteau, prit un siège et dit enfin :

— Entrez !

La porte s’ouvrit et Nancy entra.

Gaëtano la salua profondément et parut surpris ; elle lui rendit son salut d’un ton dégagé et avec un sourire confidentiel :

— Comment ! dit-elle, vous n’êtes point au lit encore, à cette heure ?

— J’ai la migraine et ne puis dormir.

— C’est bien fâcheux, je vous jure.

— Pourquoi s’il vous plaît ?

Et Gaëtano avança un siège à la jolie camérière.

— Parce que la reine a pareillement la migraine.

— Cette communauté de mal me plaît fort, murmura l’ambassadeur.

— Ah ! vraiment ? fit Nancy avec un fin sourire ; seriez-vous amoureux ?

— J’ai un volcan dans le cœur.

— Hélas ! fit Nancy jouant le désespoir, votre migraine, compliquée de votre amour, m’accable…

— Par exemple ! c’est un mal qui ne se communique point, cependant.

— L’amour ?

— Non, la migraine.

— Sans doute, mais elle alourdit l’esprit, et c’est fâcheux, car j’avais compté sur vous pour distraire la reine et lui faire oublier la sienne.

— En vérité ! que dois-je faire ? demanda Gaëtano avec empressement.

— Rien, vous souffrez vous-même.

— N’importe ! que faudrait-il faire si je ne souffrais pas ?

— Vous avez vécu en Espagne, je crois, et avec les Maures ?

— Fort longtemps ; je parle l’Arabe.

— Les Arabes, continua Nancy, sont des conteurs merveilleux, et vous devez avoir retenu quelqu’une de leurs légendes…

— Beaucoup.

— La reine, vous ai-je dit, aime fort les contes ; j’avais pensé à vous pour lui en faire un… mais vous avez la migraine.

— Oh ! presque plus, elle se dissipe…

— Vous ne mentez pas ?

— Sur mon honneur !

— Eh bien ! allez faire un tour dans le parc, cela vous fera un bien infini… Tenez, sous les fenêtres de la reine, il y a un banc de gazon charmant pour y rêver une heure.

— Madame, dit Gaëtano, j’ai causé cette nuit avec votre frère, un page charmant, je vous jure.

— Votre seigneurie est trop bonne…

— Il m’a demandé pour vous un tabouret à la cour d’Espagne.

— Et vous le lui avez promis, n’est-ce pas ? demanda Nancy.

— Sans doute, à la condition toutefois…

— Chut ! j’accepte toutes les conditions : il fait une belle nuit, un peu fraîche, pas de clair de lune, et tout dort ; c’est l’heure ou jamais de narrer un conte, partez vite.

Nancy s’esquiva et rejoignit la reine, qui entrouvrit à demi sa fenêtre, encadrée à l’extérieur par une vigne grimpante.

Gaëtano prit le chemin du parc après s’être encapuchonné soigneusement, et, pour y arriver, il descendit sans bruit le grand escalier, enfila un corridor et se dirigea vers une petite porte bâtarde qui demeurait ouverte d’ordinaire.

L’escalier et le corridor étaient déserts, mais sur le seuil de la porte, il y avait un homme également enveloppé d’un manteau et qui hésitait à pénétrer dans le parc.

— Pardon, mon gentilhomme, murmura poliment Gaëtano, voulez-vous me laisser passer ?

— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda l’inconnu sans bouger et continuant à barrer le passage.

— À un gentilhomme qui a la migraine et veut de l’air.

— Son nom ?

— Que vous importe !

— Monsieur, dit froidement l’inconnu, je me nomme Bavolet.

— Ah ! oui, le page du roi ?

— Précisément. À ce titre, j’ai quelque droit de demander le nom de ceux qui vaquent par les corridors à trois heures du matin.

— Très bien ; mais comme je ne suis ni un voleur, ni un amoureux, mais simplement un homme malade, je ne vois pas la nécessité de vous décliner mes titres.

— Pardon, monsieur, je crois vous avoir dit que je me nommais Bavolet.

— C’est un joli nom, monsieur, après ?

— Cela veut dire que je suis l’élève en escrime de la reine et du roi, et que je boutonne M. de Turenne, qui est très fort cependant, neuf fois sur dix.

— Je vous en fais bien mon compliment, murmura Gaëtano qui commençait à perdre patience.

— Or, monsieur, reprit Bavolet, je vous ai parlé poliment, vous m’avez répondu avec… vivacité ; vous voyez que je suis toujours poli, je vous demande votre nom, si vous ne me le dites sur l’heure, il me faudra vous prier de servir de gaine à mon épée, dont le fourreau commence à s’user.

Gaëtano porta la main à sa garde, la patience faillit lui manquer ; mais il se ravisa et songea que la reine l’attendait.

— Monsieur Bavolet, dit-il, vous êtes un charmant enfant, plein de courage et d’esprit, vous faites merveilleusement la police du château ; – seulement, vous voudrez bien adoucir un peu les rigueurs de votre consigne pour l’ambassadeur du roi d’Espagne.

Bavolet recula vivement et feignit une profonde surprise.

— Ah ! monseigneur, dit-il, vous me voyez tout honteux.

— Ce n’est rien, mon jeune ami ; mille grâces et tout à votre service.

Gaëtano donna du revers de sa main une tape sur la joue du page, et passa outre.

Bavolet ne bougea pas et le laissa s’éloigner.

— Voilà, dit-il alors, un homme que je hais de toute mon âme et à qui je planterais volontiers mon poignard en pleine poitrine. Puisse l’occasion s’en présenter.

Et il suivit de l’œil Gaëtano qui prit une allée du parc et s’y engagea.

— Cordieu ! pensa soudain Bavolet, qui sait s’il ne va pas sous les fenêtres de la reine !

Et frémissant à cette pensée, il porta la main à son épée.

Bavolet avait raison. Gaëtano quitta bientôt l’allée transversale, et sa silhouette se dessina sur le bleu foncé du ciel dans une éclaircie qui longeait les murs du château et passait sous les fenêtres de la reine.

— L’insolent ! murmura Bavolet, pâle de colère.

Mais soudain une sueur glacée perla à ses tempes.

— Qui sait ? fit-il en tressaillant, qui sait si ce n’est point elle…

Il s’arrêta et n’osa poursuivre, mais sa main fébrile tourmenta encore son épée dans sa gaine de cuir, et il s’écria :

— Si j’en étais sûr, je le tuerais !

À cette dernière exclamation, le page fit un brusque retour sur lui-même :

— De quel droit le tuerais-je ? se demanda-t-il, si la reine…

Et le sang du page se figea dans ses veines.

Mais Bavolet était un garçon d’esprit et il avait réponse à tout :

Pardieu ! se dit-il, du droit d’un rival ; moi aussi, j’aime la reine !

C’était la première fois que Bavolet s’avouait son amour.

Cet aveu, du reste, ne calma son incertitude que l’espace de quelques secondes :

— Je l’aime, reprit-il, et je ne suis qu’un humble page, un enfant obscur et sans nom, dont la naissance est un mystère ; – je l’aime… et elle est la femme du roi, du roi mon bienfaiteur, du roi que je vénère comme un père, et à qui je dois tout…

Et Bavolet éprouva presque de la terreur.

— Eh bien ! s’écria-t-il tout à coup, si mon amour est insensé, si jamais il ne doit monter de mon cœur à mes lèvres et se traduire par un aveu, si je dois le refouler au plus profond de mon âme, ce n’est point une raison pour que je laisse ce misérable…

Le page n’acheva point sa phrase, mais il serra plus violemment la poignée de son épée, et il se glissa derrière une charmille en murmurant :

— Allons ! l’honneur du roi est sous ma sauvegarde, et par le prêche et la messe ! il sera bien gardé !

Pendant que messire Bavolet monologuait ainsi, la reine et Nancy chuchotaient à leur fenêtre, étouffant parfois un éclat de rire.

Tout à coup une ombre parut se glisser le long du mur, la reine repoussa vivement Nancy et demeura seule.

L’ombre avançait lentement, à petits pas, comme un poète qui cherche une rime.

La reine modula un léger cri d’effroi, qui eût fait honneur à une comédienne du théâtre de la Passion, en face le Louvre ; à ce cri l’ombre leva la tête, reconnut la reine et recula, feignant à son tour la surprise.

— Bavolet ! est-ce toi ? demanda la reine.

— Non, madame, répondit l’ombre, c’est un pauvre diable d’ambassadeur qui a la migraine.

— Ah ! mon Dieu ! fit la reine, le seigneur Gaëtano ?

— Lui-même, madame.

— Et vous avez la migraine ?

— J’en souffre horriblement.

— Absolument comme moi, dit Marguerite, je ne puis dormir et je rêve aux étoiles pour oublier mon mal.

— Moi, dit Gaëtano, je compose un conte arabe.

— Par exemple ! je le voudrais bien entendre…

— C’est que, murmura Gaëtano avec l’orgueilleuse modestie des poètes qui se font prier un petit quart d’heure, alors qu’ils meurent d’envie de lire leurs vers, – c’est que je n’ai point fini…

— Avez-vous imaginé le commencement ?

— À peu près, madame.

— Eh bien ! voyons, faites-m’en le récit, je vous écouterai de mes deux oreilles afin de tuer ma migraine.

— Mais, observa l’ambassadeur-poète, nous sommes bien loin l’un de l’autre, ainsi.

— Diable ! fit la reine, c’est vrai. Eh bien ! vous crierez un peu fort.

— Je suis bien enroué, madame.

— Quelle mauvaise raison !

— C’est la faute du roi, qui m’a fait chasser dans la neige… Si je montais chez vous, ce serait plus facile…

— Y pensez-vous ? à pareille heure ? Et puis, tous les corridors sont fermés et il y a une sentinelle dans le mien.

— Si j’escaladais le mur à l’aide de cette vigne ?

— Pour entrer chez moi comme un voleur, n’est-ce pas ? Voilà un bel exemple que vous donneriez, ma foi ! vous, un ambassadeur d’Espagne.

— Eh bien ! dit humblement Gaëtano, il y a là, au-dessous de vous et au-dessus de moi, une corniche assez large pour que j’y tienne assis. Je vais me hisser jusque-là ; de cette façon nous partagerons la distance.

— Je le veux bien, dit la reine ; montez.

Gaëtano escalada lestement les espaliers et posa un coude, puis un genou sur la corniche. Alors il s’arrêta et regarda la reine.

— Ne pourriez-vous pas me donner la main ? demanda-t-il avec l’ingénuité d’un jeune clerc.

— Soit, répondit-elle en se penchant et lui tendant sa main blanche.

Il s’y appuya à peine et se trouva tout d’un coup sur la corniche ; mais avant d’abandonner la main secourable, il la serra doucement dans ses doigts, la porta ensuite à ses lèvres et y mit un baiser qui parut un peu long à la reine, car elle lui dit en riant :

— Est-ce que cela est dans votre conte ?

Gaëtano sourit et répliqua :

— Pourquoi pas ? L’amour est indispensable dans un conte.

— Est-ce que cette impertinence serait une phrase détachée du vôtre ?

— Votre Majesté m’accable, murmura respectueusement l’ambassadeur ; mais je me tairai désormais… sur tout ce qui sera étranger à mon récit.

— Voyons, commencez, seigneur, fit la reine sur un ton tragi-comique. Je vous écoute.

— Mon conte est une histoire, dit Gaëtano ; c’est celle d’un simple chevalier maure qui devint amoureux d’une sultane, et qui, pour combler la distance qui le séparait d’elle, imagina de devenir le favori d’un shah de Perse, qui le fit son ambassadeur.

— Ah ! dit la reine avec une pointe d’ironie, et la sultane l’aima-t-elle à son tour, grâce à son titre d’ambassadeur ?

— Je n’en sais rien encore, répondit Gaëtano, car lorsque Votre Majesté a daigné m’appeler, je n’avais encore composé que cela de mon conte, et j’étais indécis sur le dénoûment.

On le voit, le conteur Gaëtano qui imaginait des historiettes sous le roi Henri IV, avait le même procédé de travail que les feuilletonistes de notre époque ; – il allait un peu à l’aventure.

— Et, fit la reine, avez-vous mis un terme à votre indécision, maintenant, et ferez-vous la sultane aimante ou dédaigneuse ?

— C’est selon ; j’ai bien envie de consulter Votre Majesté.

— Diable ! murmura Marguerite, ceci est embarrassant, et je m’aperçois qu’au lieu d’écouter vos contes, je vais, être contrainte à vous aider à les faire…

— Puisque les muses sont sœurs, les poètes doivent être…

— Frères, n’est-ce pas ?

— Frères, soit ! fit Gaëtano, puisque ce mot vous plaît… J’aimerais mieux peut-être…

Gaëtano n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car la reine laissa échapper un léger cri et le repoussa vivement… Des pas criaient sur le sable du parc, et une ombre apparaissait au détour d’une allée.

— Fuyez ! dit la reine, nous chercherons demain la suite de votre conte.

Elle ferma sa fenêtre et souffla sa bougie avec la rapidité de l’éclair, tandis que Gaëtano se laissait glisser à terre. Mais l’ombre s’était avancée sous la fenêtre, et l’ambassadeur, se trouvant face à face avec elle, reconnut Bavolet qui, l’épée nue, fixait sur lui un œil étincelant.

Gaëtano fit un pas en arrière et mit la main à son épée, Bavolet fit un pas en avant et lui porta la pointe de la sienne au visage.

— Monsieur, lui dit-il, je suis le page du roi, et je vous trouve, au milieu de la nuit, en train d’escalader la fenêtre de la reine… Comprenez-vous ?

— Pas le moins du monde, répondit Gaëtano avec sang-froid.

— Alors je vais m’expliquer. L’honneur du roi m’est cher ; vous attentez à cet honneur ; j’arrive à temps, et j’ai le droit de vous tuer comme un chien.

— Par exemple ! fit Gaëtano avec hauteur, oubliez-vous qui je suis ?

— Un lâche, répondit Bavolet avec le sang-froid d’un jeune lion. Tenez, ajouta-t-il, en voici la preuve, – dégainez maintenant !

Et, abaissant son épée, il fit un pas encore, leva sa main blanche et rosée et en frappa Gaëtano au visage.

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