De l’alliance que firent Bavolet et Fosseuse.
On dormait bien mal, à Coarasse, le lendemain d’un bal masqué. La reine avait peu reposé, le seigneur Gaëtano et Bavolet pas du tout, et ils n’étaient point les seuls.
Il y avait, au premier étage du château, une fenêtre qui était demeurée éclairée toute la nuit, – et c’était un hasard étrange que ni Gaëtano, ni le page ne l’eussent remarquée.
Cette fenêtre était celle de mam’selle de Montmorency.
Fosseuse avait les yeux rouges et secs, – elle n’avait point pleuré, mais elle avait horriblement souffert, et les larmes, peut-être, l’eussent soulagée.
Le roi ne l’aimait pas, le roi était infidèle… Fosseuse n’avait plus rien à faire à la cour de Navarre, Fosseuse ne se sentait point l’horrible courage de sourire à sa rivale à chaque heure du jour.
Aussi avait-elle passé la nuit à préparer un prochain départ. Aidée d’une femme de chambre, elle avait entassé pêle-mêle, dans ses valises, ses bijoux, ses robes de brocart, ses écharpes de soies, ses dentelles, tout ce que le roi avait aimé chez elle, tout ce qu’il n’aimait plus.
Puis, quand tout fut prêt, elle renvoya sa camériste épuisée de fatigue, et elle se jeta elle-même sur son lit.
Mais le sommeil ne venait point, la pauvre enfant avait la tête en feu, elle étouffait.
Les premières lueurs du matin ricochaient sur les Pyrénées. Fosseuse descendit dans le parc et s’y promena quelques instants, livrant aux caresses de la rosée et de la brise matinale sa tête en délire, avec une âpre volupté.
Poussée par le hasard, elle se dirigea vers le bouquet de coudriers sous lesquels s’étaient battus Bavolet et Gaëtano, – et, y pénétrant, elle trouva le page ensanglanté et évanoui.
Aux âges chevaleresques, les femmes étaient dignes des hommes, et elles les égalaient en courage. Mademoiselle de Montmorency ne s’évanouit point comme une petite maîtresse, elle ne poussa point de cris et n’appela point au secours ; – elle se pencha sur Bavolet, mit la main sur son cœur et s’assura qu’il vivait ; puis elle visita la blessure et la trouva légère.
L’épée nue qui gisait à terre, le gazon foulé en tous sens, révélèrent le duel à Fosseuse ; – du moment que Fosseuse eut deviné le duel, elle pressentit un mystère. Avec qui Bavolet pouvait-il se battre ? Quel motif l’y avait poussé. Fosseuse alla, sans bruit, puiser un peu d’eau à une fontaine voisine, et elle jeta cette eau au visage de Bavolet.
Le page revint à lui sur-le-champ, promena un regard étonné sur le parc, puis sur mademoiselle de Montmorency, rassembla ses souvenirs et se rappela Gaëtano.
— Où est-il ? où est-il ? demanda-t-il avec fureur.
— Qui donc dit Fosseuse.
— Gaëtano, dit Bavolet, celui qui m’a assommé.
À ce nom de Gaëtano, Fosseuse tressaillit.
— Bon dit-elle, l’ambassadeur d’Espagne, le mentor de la señorita, mon ennemi par conséquent. Voici un auxiliaire.
— Bavolet, continua-t-elle, que t’a fait l’ambassadeur ?
— Il m’a assommé.
— Vous vous êtes donc battus ?
Bavolet, encore troublé, tressaillit à son tour. À cette question, nettement posée, il regarda Fosseuse avec défiance et répondit :
— Non, nous ne nous sommes point battus ; j’ai fait un rêve…
— Un rêve, ici ?
— Je me suis endormi là, cette nuit.
— Mais ce sang qui coule encore de ton front ?
— Je me serai heurté quelque part… balbutia le page en essayant de se lever.
Fosseuse lui prit les mains et les pressa doucement.
— Mon petit Bavolet, dit-elle, tu sais que je suis discrète ; voyons, avoue-moi ce qui s’est passé.
— Rien, vous dis-je ; je me suis endormi, j’ai rêvé que le seigneur Gaëtano m’assommait, tandis que je me cognais tout simplement… tenez… à ce tronc d’arbre que voilà.
— Ah ! dit Fosseuse, et cette épée que voilà ?
Bavolet rougit :
— Je ne veux rien dire, murmura-t-il.
— Pas même à moi ? demanda Fosseuse avec un sourire plein de franchise et de bonté, qui ne parvenait point à voiler sa tristesse.
— Non, car mon secret n’est pas à moi.
— Diable ! un secret d’État ?
— Non, un secret d’amour.
— Page, mon bel ami, dit alors Fosseuse en souriant, ton secret d’amour, je le sais.
Bavolet fit un soubresaut et regarda avec effroi.
— Tu aimes la reine… dit Fosseuse.
— Oh ! murmura Bavolet anéanti, il vous a tout dit… il a parlé… ou vous avez entendu…
— On ne m’a rien dit, je n’ai rien entendu… j’ai deviné.
— C’est faux, je ne l’aime pas… balbutia le page.
— Pauvre enfant, murmura Fosseuse en serrant les deux mains du page, si tu ne l’aimais pas, ta voix tremblerait moins dans ta gorge à cette heure.
Bavolet retira ses mains et s’en cacha le visage.
— Écoute, mon enfant, reprit mademoiselle de Montmorency, je t’ai dit cette nuit que je t’aimais, je mentais, je voulais m’amuser… j’avais un autre but, j’aime le roi, tu le sais bien, et le roi t’aime comme son enfant.
— C’est vrai, murmura Bavolet frémissant, et je suis le plus lâche et le plus ingrat des hommes.
— Pourquoi cela ?
— Puisque j’aime.
— La reine ? le roi s’en soucie peu, va… qu’est-ce que cela lui fait ? Mais tu m’interromps toujours… Je disais que le roi t’aime ; moi j’aime le roi… et par conséquent mon amour s’étend sur tous ceux qu’Henri affectionne.
— Eh bien ?… demanda Bavolet qui ne comprenait pas très-aisément.
— Eh bien ! mon pauvre enfant, je t’aime comme une sœur, et je veux être ta confidente, ton amie… Dis, veux-tu me confier tes secrets ?
— Je n’ai que celui-là ; et c’est pour cela que je me suis battu avec cet homme.
— Il le savait donc ?
— Non, mais…
Bavolet s’arrêta :
— Ceci, dit-il brusquement, n’est plus mon secret ; ne me le demandez pas.
— Bon, murmura Fosseuse, c’est inutile, je le devine ; le seigneur Gaëtano aime la reine.
Bavolet pâlit de colère.
— Ou bien encore, et c’est possible…
— Quoi ! que voulez-vous dire ? exclama le page frissonnant.
— … La reine aime Gaëtano.
— Oh ! s’écria Bavolet, sautant sur son épée, ne me dites pas cela ! s’il était vrai, je me tuerais !
Fosseuse étendit la main vers l’épée, l’arracha à Bavolet et lui dit en riant :
— Eh bien ! j’admets volontiers que le sieur Gaëtano est un coquin éhonté, un impudent et un fat. Es-tu content ? Bavolet ne répondit pas.
— Écoute, reprit mademoiselle de Montmorency, je voudrais bien causer longuement avec toi, mais nous sommes fort mal à l’aise ici, et ton état demande des soins.
— Je ne souffre presque pas, dit le page en portant avec insouciance la main à son front.
— Au moins te faut-il laver le sang qui souille tes cheveux…
Bavolet se leva et fit un pas vers la fontaine qui jaillissait au milieu du parc.
— Étourdi ! murmura Fosseuse ; sous les fenêtres du château ! autant vaudrait courir par les corridors et crier à tue-tête : « Je me suis battu avec l’ambassadeur d’Espagne ! »
Bavolet poussa un soupir :
— Vous avez raison, murmura-t-il, et moi, je crois que je deviens fou.
— Tu as à peu près raison ; seulement, au lieu de le devenir, tu l’es tout à fait.
— Vous êtes bien bonne… Maintenant, trouvez-moi un moyen de me laver sans qu’on me voie…
— Rien de plus facile ; dans ma chambre, qui est là, au premier étage, et où nous arriverons par le petit escalier. Je vais monter la première.
— Et si l’on me rencontre ?
— Tire ton chapeau sur tes yeux et mets ton mouchoir sur ton visage. Il fait sombre encore, on ne verra rien.
Fosseuse s’enfuit à travers les massifs.
Bavolet demeura quelques minutes encore sous les coudriers, – puis il reprit la route du château et gagna le petit escalier.
Mais, quoiqu’il fît sombre encore, et que par conséquent il fût à peine quatre heures, par ce même escalier que gravissait Bavolet, une femme descendait dans le parc.
C’était la Catalane Pepa, – affligée sans doute de cette insomnie inaccoutumée qui, cette nuit-là, avait gagné plusieurs hôtes de Coarasse.
— Tiens, dit-elle, croisant le page, et d’une petite voix tremblante qui se ressentait de la froideur avec laquelle, la veille, le roi Charles VI avait accueilli les aveux d’Odette, d’où venez-vous si matin, monsieur Bavolet ?
— De me promener, répondit le page d’un air visiblement contrarié.
— Bon Dieu ! comme votre chapeau est tiré sur vos yeux !
— Je suis enrhumé.
— Et pourquoi diable avez-vous votre mouchoir comme ça… sur la joue ?
— J’ai mal aux dents.
Mais Pepa l’examinait attentivement, et elle aperçut une goutte de sang tombée sur le mouchoir.
— Ah ! mon Dieu ! murmura-t-elle pâlissante vous êtes blessé ?
— Les dents me saignent, répondit sèchement Bavolet en passant outre, et grimpant l’escalier tournant quatre à quatre.
L’escalier aboutissait à un corridor ; sur ce corridor, à droite, donnait l’appartement de mademoiselle de Montmorency.
La prudente Fosseuse avait laissé la porte entrouverte, Bavolet la poussa avec précaution et la referma sans bruit, mais trop vite cependant pour qu’il eût le temps d’apercevoir Pepa qui montait derrière lui et qui, toute intriguée de ce chapeau rabattu, de ce mouchoir et de ce sang, voulait à tout prix savoir où il allait.
Pepa vit entrer Bavolet chez Fosseuse ; mais comme sa curiosité n’était qu’à demi-satisfaite, elle s’avança sur la pointe du pied jusqu’à la porte et colla son œil au trou de la serrure.
Malheureusement la clé était en dedans, et Pepa ne vit rien : alors Pepa voulut au moins entendre, et elle appliqua son oreille à la place même où elle venait de mettre infructueusement son œil.
Mais Pepa eût beau écouter elle n’entendit rien, comme elle n’avait rien vu.
Pepa jouait de malheur, Pepa était poursuivie d’un guignon inconcevable ; – et elle était, sans aucun doute, la première soubrette des temps passés et futurs qui se donnât inutilement la peine d’écouter aux portes.
Réduite enfin aux ressources de son imagination, Pepa se prit à réfléchir, – autant qu’il est possible toutefois à une jeune fille de dix-huit ans qui est brune, Andalouse, un peu Bohémienne peut-être, et qui aime éperdument un beau page qui ne l’aime pas.
Après avoir réfléchi, Pepa se dit :
— Ou c’est un rendez-vous d’amour, ou un rendez-vous politique, comme dit le roi. Si Bavolet aimait Fosseuse.
Un éclair de colère brilla dans les yeux de la jalouse Pepa, mais l’éclair s’éteignit, un sourire de satisfaction glissa même sur ses lèvres rouges et elle reprit :
— S’il l’aimait, il n’aimerait pas la reine !
Ce qui tuait Pepa depuis vingt-quatre heures, c’était l’indiscrète révélation de Nancy touchant l’amour de Bavolet pour madame Marguerite ; elle en mourait lentement, elle en pleurait la nuit, elle en avait des défaillances pendant la journée ; car Pepa, mieux que toute autre, excepté Nancy toutefois, savait que la reine était une de ces femmes qu’on aimait éternellement, qui n’avaient et ne pouvaient avoir de rivales, une de ces sirènes contre lesquelles duchesse ou camérière, Andalouse ou blonde fille du Nord essaieraient vainement de lutter.
Et c’était pour cela qu’à tout prendre, Pepa préférait encore que Bavolet aimât Fosseuse.
Fosseuse était belle, il est vrai, Fosseuse avait fixé pendant deux années le cœur vagabond du roi de Navarre ; Fosseuse avait plus d’esprit que Turenne, presque autant que madame Marguerite ; – mais, après tout, elle n’était point invincible – et Pepa la Catalane avec ses lèvres rouges, son œil humide, son pied taillé tout exprès pour le fandango rapide ou le lascif boléro, – Pepa avec son esprit infernal et son humeur sauvage de fille des gitanos, était un terrible adversaire, une jouteuse qui pourrait, à l’occasion, se transformer en tigresse, et arracher avec ses griffes le naïf Bavolet aux doigts rosés de la blonde Fosseuse.
Pepa se complut quelques minutes à cette pensée que Bavolet aimait peut-être mademoiselle de Montmorency, – cependant, elle en revint à son premier membre de phrase :
— Si c’était un rendez-vous politique ?
Elle y réfléchit quelques secondes, puis elle haussa les épaules :
— Est-ce que Bavolet se mêle de politique ? murmura-t-elle, c’est bien plutôt Fosseuse qui a besoin de consolations ; et elle s’adresse à Bavolet qui est l’ami du roi.
Pepa colla encore son oreille à la serrure. Peine perdue.
— C’est égal, fit-elle en s’en allant découragée, je vais prévenir la reine ; je veux savoir d’où vient ce sang.
Et Pepa s’esquiva.
Pendant tout ce temps, Bavolet était entré chez Fosseuse.
Fosseuse, en l’attendant, s’était pelotonnée sur une chaise longue, et si Pepa l’eût vue ainsi posée, elle l’eût certainement trouvée assez belle pour en éprouver un mouvement de jalousie terrible.
Mais Bavolet le hardi et le naïf, Bavolet qui aimait une reine à ses heures de mélancolie et lutinait des camérières et des filles d’honneur dans ses moments perdus, Bavolet ne prit garde à la pose nonchalante de Fosseuse, à ses cheveux d’un blond cendré qui ruisselaient sur la guipure de son peignoir en boucles capricieuses…
Fosseuse se leva, le prit par la main et lui dit :
— Passons dans mon boudoir, il faut être prudent.
— Bah ! dit Bavolet.
— Chut ! fit-elle en posant un doigt sur sa bouche ; là où il y a des soubrettes et des demoiselles d’honneur, les murs ont des oreilles. Venez !
Elle le poussa dans la seconde pièce de son logis – un charmant petit réduit qui luttait de coquetterie artistique avec le retrait de la reine – referma la porte, puis le conduisit vers une table à toilette qui supportait une aiguière d’or et des flacons d’eaux diverses.
— Je vais vous panser, lui dit-elle avec son sourire demi-mutin, demi-mélancolique, triste toujours.
Fosseuse lava la plaie avec de l’eau tiède ; elle appliqua ensuite sur son crâne meurtri une toile enduite de cire, et avec un art infini elle ramena les cheveux, qu’elle peigna et parfuma, sur la toile qui disparut.
— Maintenant, dit-elle, quand elle eut fait, viens t’asseoir et causons.
Elle le ramena vers une sorte de chaise longue à coussins, le plaça à un bout, se coucha à demi vers l’autre, reprit les mains du page dans les siennes, et lui dit :
— Tu hais le seigneur Gaëtano, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, murmura Bavolet d’une voix sourde.
— Tu le hais parce qu’il aime la reine ?
— Je ne sais pourquoi je le hais, mais j’aurais eu un féroce plaisir, cette nuit, à lui passer ma rapière à travers le corps.
— Bien. Moi, je hais la señorita ; et comme je suis femme, je sais pourquoi je la hais. Le roi l’aime.
— Oh ! dit Bavolet avec un haussement d’épaules, en êtes-vous sûre ?
— Très sûre ; il le lui a dit, et je l’ai entendu. Eh bien ! le roi aime la señorita ; et Gaëtano aime la reine ; or, moi, j’aime le roi, et toi tu aimes…
— Taisez-vous ? murmura Bavolet, taisez-vous ! j’ai horreur de moi-même, et je suis le plus misérable des insensés !
— Tu hais don Gaëtano, reprit Fosseuse, comme moi je hais la señorita ; or, la señorita et Gaëtano sont arrivés ensemble à Coarasse, plus d’un lien mystérieux les unit… ils font donc cause commune ?
— Tiens, fit Bavolet, c’est vrai ce que vous dites-là, et il n’y a que les femmes pour deviner…
Mademoiselle de Montmorency sourit de son pâle sourire :
— Cela remonte, dit-elle, à la création du monde. Quand Dieu eut créé Adam et Ève, il leur offrit un don à leur choix : – Je veux être fort, dit Adam ; – Je veux être rusée, demanda Ève. Depuis, l’homme eut la force en partage, et la femme, la pénétration… C’est pour cela que j’ai deviné ce que tu ne devinais pas…
— Eh bien ! ces liens mystérieux, cette cause commune… qu’en conclure ?
— Ceci : le roi qui joue le bonhomme et s’occupe de chasse et d’amour, est un grand politique, sois-en sûr. Le seigneur Gaëtano qui tombe amoureux de la reine à première vue, et la señorita qui fait la coquette avec le roi, s’occupent également de politique.
— Vous croyez ?
— J’en suis certaine. Hier Gaëtano me faisait la cour, aujourd’hui il s’est tourné vers la reine ; non qu’il veuille plus de son amour que du mien, mais il est amoureux des secrets du roi, voilà tout.
L’œil de Bavolet s’illumina.
— Faisons alliance ? dit-il à Fosseuse.
— Enfant ! voici une heure que je te le propose.
— Soyons unis et forts…
— Cela ne peut être autrement quand on se nomme Fosseuse et Bavolet.
— Ainsi, pas un mot du duel…
— Pas un mot de notre rendez-vous ici.
— Mais il faudra nous revoir souvent, observer, nous consulter.
— Consultons-nous tout de suite, mon bel allié, et engageons la partie aujourd’hui même.
— Que faut-il faire ?
— Le roi aime la señorita, mais la señorita ne l’aime pas, sans nul doute, car elle joue trop bien son rôle ; pas plus que Gaëtano n’aime sérieusement la reine.
— Oh ! en êtes-vous sûre ?
— Chut ! si la señorita t’aimait, et que, supposant que j’ai les secrets du roi, Gaëtano délaissât un peu la reine et me fit un doigt de cour…
— Tiens, s’écria Bavolet, qui comprenait à merveille, le roi n’aimerait plus la señorita et la reine ne croirait point aux serments de ce misérable Gaëtano.
— Tu es un garçon d’esprit, Bavolet, et nous ferions bien d’entrer en campagne, toi, contre la señorita, moi, contre Gaëtano.
— Certainement. Mais… balbutia Bavolet en rougissant, je suis un enfant… et il n’est pas sûr qu’une femme aussi belle que la señorita…
— La señorita n’est point belle, dit sèchement Fosseuse ; tu es, au contraire, un page charmant, un cavalier magnifique…
Fosseuse disait tout cela avec un sourire adorable et attachait sur Bavolet deux yeux bleus les plus beaux de France et de Navarre.
Bavolet remarqua enfin la beauté de son alliée et lui dit en souriant :
— C’est bien fâcheux que vous aimiez le roi !…
— C’est très heureux, au contraire, mon petit sournois, car si je vous aimais, vous ne m’aimeriez pas… Vous aimez…
— Oh ! silence, de grâce ! supplia Bavolet, qui tressaillit et prit les mains de Fosseuse :
— Je vous aime comme une sœur, dit-il, car vous êtes noble et bonne… Et le pauvre enfant essuya une larme.
— Allons, mon beau page, murmura Fosseuse, émue malgré elle, chassons les nuages de notre front, déridons-nous, soyons fort – il faut l’être pour vaincre.
La señorita vous aimera.
— Corbleu ! s’écria Bavolet, je suis un fou !
— Je le sais.
— Un niais !
— Peut-être…
— Et j’avais complètement oublié… qu’hier… la señorita…
Bavolet s’arrêta pour rassembler ses souvenirs.
— Tu avais complètement oublié… qu’hier… la señorita… reprit Fosseuse, en appuyant sur chaque mot…
— Parbleu ! la señorita, hier, pendant le bal, m’a dit qu’elle m’aimait…
— Hum ! murmura Fosseuse, quand on aime réellement, on ne le dit point.
— C’est juste, fit Bavolet ; – mais, par le prêche ! elle m’aimera !
Et le page se redressa, cambra sa taille svelte, mit le poing sur la hanche, rejeta ses cheveux blonds en arrière et illumina son joli visage, un peu féminin, d’un si adorable sourire, que Fosseuse en tressaillit d’aise et murmura à part : « Il est presque aussi beau que le roi. »
Mademoiselle de Montmorency n’eut point le temps de communiquer cette réflexion à Bavolet, car on gratta soudain à la première porte.
Fosseuse laissa Bavolet dans son boudoir et courut ouvrir…
La reine était sur le seuil ?
— Déjà levée, madame ? demanda Fosseuse interdite.
— Je viens de faire un tour dans les jardins. Bonjour, mon enfant. Savez-vous ce que je viens faire ici ?
— Si Votre Majesté daignait me l’apprendre…
— Trêve de Majesté… à Coarasse ! je viens vous demander mon page. On me l’a bien certainement volé, et j’invoque vainement tous les échos en criant : Bavolet ! Bavolet ! Les échos me répondent : nous ne savons où il se tient !
— Me voilà ! dit une voix.
Bavolet sortit du boudoir et apparut, aux yeux de la reine, son mouchoir sur sa joue.
— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle.
— J’ai mal aux dents, madame.
— Et tu le viens guérir ici ?
— Je suis un peu médecin, murmura Fosseuse impassible, je lui ai donné d’un certain baume composé sur le pont Saint-Michel, à Paris, et qui est d’un excellent effet.
— En vérité ? fit naïvement la reine.
— Il est de fait, hasarda Bavolet redevenu timide et gauche en présence de la femme qu’il aimait, il est de fait que je souffre moins.
— Ah ! dit la reine, montrez-moi ce baume, Montmorency.
— Volontiers ! madame, répondit Fosseuse, en se dirigeant vers le boudoir.
Mais la reine la suivit et y pénétra avec elle. Sur la toilette était l’aiguière encore remplie d’eau sanguinolente : la reine l’aperçut et jeta un cri.
— Qu’est-ce que cela ? fit-elle avec effroi, du sang !
— Bavolet a saigné aux dents.
La reine attacha son clair regard sur le page.
— C’est vrai, dit Bavolet qui, par un sublime effort, rejeta sur le parquet un fragment de salive ensanglantée.
Mais la reine n’était nullement convaincue, et elle continua à fixer Bavolet avec son œil pénétrant.
Bavolet était au supplice.
— Madame, dit tout à coup Fosseuse qui, son flacon de baume à la main, s’était approchée de la fenêtre du boudoir, laquelle donnait sur une cour intérieure ; – venez donc voir le seigneur Gaëtano ; il vient de faire une course longue, sans doute, car son cheval est ruisselant.
La reine se pencha vers la cour, aperçût Gaëtano, et oubliant le sang de l’aiguière et le baume se tourna vers Bavolet :
— Va donc le prier de monter, dit-elle ; il m’a commencé un conte dont je veux ouïr la fin.
Bavolet pâlit sous son mouchoir, mais il obéit et sortit.
— Oh ! oh ! pensa la reine qui avait remarqué son trouble, je pourrais bien déjà tenir un des fils du mystère.
Tandis que la reine réfléchissait, Bavolet gagnait la cour et abordait l’ambassadeur :
— Monsieur, lui dit-il, prenez familièrement mon bras et montez avec moi chez mademoiselle de Montmorency, où la reine vous attend.
— La reine ! fit Gaëtano tressaillant.
— Et tenez-vous averti de trois choses, ajouta Bavolet. – La première, c’est que la reine doit ignorer…
— Chut ! c’est convenu d’avance.
— La seconde, c’est que je vous hais de toutes les forces de mon âme, et que j’espère recommencer notre partie de cette nuit.
— Quand vous voudrez ; voyons la troisième ?
— La troisième, c’est que je vous planterai ma dague en plein cœur si vous sortez, avec la reine et devant moi, des bornes du plus profond respect.
— Oh ! oh ! mon jeune maître, quelle plaisanterie !
— Je ne plaisante jamais, dit froidement Bavolet ; venez monsieur !