Où il est parlé des projets de Gaëtano, de l’Infante d’Espagne et d’une chaîne d’or.
Mais d’où revenait le seigneur Gaëtano avec son cheval ruisselant, lorsqu’à peine il était sept heures du matin ? Avant d’aller plus loin, nous le dirons à nos lecteurs, et nous le suivrons depuis l’instant où il abandonna Bavolet évanoui sous les coudriers du parc.
Gaëtano sortit du parc par la porte la plus voisine des communs ; il se dirigea vers les écuries et y sella un cheval.
Ce ne fut point un bel andalou ni un cheval de France que choisit l’ambassadeur pour sa course matinale, mais bien une monture de voyage, un étalon béarnais aux jambes grêles et sûres, capable de galoper de nuit et de jour au bord des précipices les plus escarpés.
Gaëtano sortit sans bruit du château, se nomma à l’officier de garde au pont-levis, prétextant un besoin de promenade, et pour lui donner le change prit la route de Nérac.
Cette route descendait d’abord perpendiculairement, puis servait de liséré à un bois de châtaigniers, et y pénétrant ensuite finissait par disparaître sous une coulée touffue.
Gaëtano chemina au petit trot tant qu’il fut en vue du château, mais parvenu sous la coulée, il rebroussa chemin aussitôt, enfonça l’éperon aux flancs de sa monture et prit une direction opposée à celle qu’il avait suivie jusque là, gagnant la montagne au lieu de descendre dans la plaine.
La montée était rude, mais le cheval était vaillant, et l’éperon du cavalier de bonne trempe.
En moins d’une heure, Gaëtano se trouva transporté, après avoir franchi des ravins et des précipices sans nombre, au milieu d’une étroite et sauvage vallée de sapins, dans laquelle roulait un torrent que la fonte des neiges avait grossi durant la nuit.
Cette vallée était déserte, en apparence du moins, – mais le cavalier ne tarda pointa voir briller au travers des arbres une petite lumière qui luttait d’éclat avec les clartés naissantes du matin, – et s’il eût conservé jusqu’alors la moindre incertitude touchant sa route, Gaëtano n’eût plus hésité, à la vue de cette lueur qui, sans doute, était un signal. Il passa le torrent sur un pont de roseaux, piqua droit au massif de sapins au milieu desquels tremblotait la lumière, et découvrit bientôt une petite hutte de bûcherons dont le toit laissait échapper un filet de fumée grise, en même temps que de la porte entrouverte sortait ce même rayon de clarté qui l’avait guidé. Mais contre son attente, Gaëtano ne trouva dans la hutte qu’un vieux pâtre qui sommeillait au coin du feu à demi éteint, et qui selon toute apparence, y avait passé la nuit.
— Holà ! cria le cavalier.
Le pâtre s’éveilla en sursaut :
— Est-ce vous monseigneur ? fit-il en portant une main respectueuse à son béret.
— Tu es donc seul ?
— Oui, monseigneur ; personne n’es encore arrivé.
— N’as tu rien entendu sur le bord du torrent ?
— Non, monseigneur.
— Allons, murmura Gaëtano, sans ce maudit page, j’aurais pu continuer mon conte à la reine, et il n’y aurait eu nul temps perdu. Don Paëz n’arrivera que la nuit prochaine, maintenant.
— Et Gaëtano qui avait mis pied à terre fut sur le point de sauter en selle de nouveau et de repartir. Il hésita et rentra dans la chaumière, où il se jeta auprès de l’âtre sur un tronc d’arbre converti en escabeau.
— Attendons, encore, murmura-t-il, il y a loin de Madrid ici, les neiges fondent, les torrents grossissent et les chemins sont mauvais. Attendons une heure ; – si au soleil levant Paëz n’est point arrivé, il n’arrivera qu’à la nuit prochaine.
Le bûcheron s’était rendormi. Gaëtano s’adossa au mur, croisa les jambes et se prit à philosopher entre ses dents.
— Étrange destinée que la nôtre ! murmurait-il ; depuis dix ans, la fortune, nous a tour à tour élevés ou abaissés sans interruption. Don Paëz a été roi, Hector a pu l’être ; tous deux sont tombés au métier misérable d’aventurier. Gontran et moi, qui étions sans nulle ambition, nous contentant d’être les favoris de nos maîtres, nous sommes arrivés au faîte des grandeurs après avoir mené longtemps l’existence qu’ils ont aujourd’hui.
Gontran est tout puissant en Lorraine ; il est devenu la clé de voûte de l’œuvre que nous poursuivons, le pivot suprême de notre association ; moi, je suis son lieutenant ; après lui, je commande aux autres.
Gaëtano se prit à rire :
— La fortune est bizarre, continua-t-il ; c’est la plus inconstante et la plus capricieuse des maîtresses ; elle m’a traité en enfant gâté depuis deux années et je l’en remercie de tout mon cœur.
La contessina que j’avais épousée est morte, me laissant tout son bien ; le vice-roi de Naples a jugé convenable de me nommer gouverneur de Palerme, et pour couronner l’œuvre, le nouveau roi d’Espagne, messire Philippe III, m’a mandé près de lui pour me donner le gouvernement de la Catalogne ; je lui ai demandé le poste d’ambassadeur en Navarre, et il me l’a accordé, à moi, le frère de don Paëz !
— Ô pauvre don Paëz, reprit Gaëtano après quelques secondes de rêverie, comme cette fortune qui me sert à souhait t’a rudement étreint, comme elle t’a secoué et meurtri dans ses griffes de fer, t’enfonçant au cœur, à la fois, les cuisants regrets de l’ambition déçue et les tortures de l’amour brisé… comme tu as dû souffrir, ô Paëz, toi le magnanime et le superbe, de voûter ta taille, de courber ton front et de vivre désormais obscur, ignoré dans le cercle de mon ombre, toi qui fus un moment si grand et si haut placé que les têtes se courbaient au loin, respectueuses et frémissantes sous ton regard d’aigle. Ils ne t’ont point reconnu, frère, quand tu es arrivé à ma suite. Ni le chancelier, ton ennemi mortel, ni le duc d’Albe, ton bourreau, ni tous ceux qui, il y a cinq ans, s’acharnèrent à ta perte, – ni l’infante, qui t’aimait et qui t’a oublié sans doute ; ils n’ont pas reconnu dans l’humble écuyer de Gaëtano, don Paëz, le roi des Maures ; don Paëz, dont le vieux Philippe II avait coutume de dire dans les derniers jours de sa vie :
— Je donnerais mon royaume de Grenade tout entier pour qu’un tel homme fût encore à mon service !
Gaëtano fut interrompu par un bruit subit qui se fit à quelque distance de la hutte.
On entendit les pas d’un cheval sur les rochers.
L’ambassadeur sortit aussitôt et aperçut un cavalier qui venait de franchir le torrent et arrivait au grand trot.
Ce n’était point don Paëz, mais Hector, qui venait de la Lorraine, tandis que don Paëz devait arriver d’Espagne ; Hector poudreux et harassé, parti de Paris il y avait cinq jours à peine.
Gaëtano poussa un cri de joie :
— Déjà ? dit-il.
— Oui, répondit Hector en mettant pied à terre, l’ordre est donné ; nous pouvons agir.
— Les Guises sont prêts ?
— Oui, dans huit jours, le roi de France sera au fond d’un cloître.
— Et le roi de Navarre aussi, fit Gaëtano avec un fier sourire, sois-en sûr.
— Et alors ? reprit Hector en regardant son frère.
— Alors, dit impétueusement Gaëtano, le duché de Bretagne sera pour nous.
— Comme la Navarre pour l’Espagne, n’est-ce pas ?
Il le faut bien, Sa Majesté le roi Philippe III, mon honoré maître, ne nous prêtera main-forte qu’à ce prix… J’attends don Paëz avec impatience.
Hector parut surpris de l’absence prolongée de don Paëz, et voulut s’éclairer sur le motif de ce retard.
— Je partage ton anxiété, continua-t-il… Mais le roi d’Espagne ne savait donc rien ?…
— Rien absolument, dit Gaëtano. Je lui ai, d’ici, fait passer un billet ainsi conçu :
« Si l’on donnait au roi d’Espagne une abdication bien en règle du roi de Navarre en faveur de Sa Majesté catholique, – le roi d’Espagne accepterait-il ? Et s’il acceptait, se chargerait-il de tenir dans un bon couvent, bien gardé, ledit roi de Navarre, lequel pourrait bien avoir des regrets et vouloir reconquérir son royaume ? »
— Don Paëz doit arriver ce matin ou au plus tard la nuit prochaine. Selon la réponse du roi nous agirons.
— Le roi répondra affirmativement. Si petite qu’elle soit, la couronne de Navarre est un joli fleuron à ajouter à celle des Espagnes.
— Aussi je ne doute nullement de l’acceptation. Le difficile est d’obtenir l’abdication.
— On dit le roi de Navarre un bonhomme ?
— Rusé.
— Incapable de soupçonner un complot ?…
— À peu près comme Philippe II, de sombre mémoire.
— Est-il brave ?
— Je n’en sais rien encore, je le crains.
— Boit-il ?
— Comme une outre, mais sans jamais trébucher.
— Diable ! fit Hector, voici un roi qui ne doit point s’asseoir sur le trône de France… ou nous sommes perdus !
— Heureusement le roi a un faible…
— Lequel ?
— Les femmes, et je le crois loquace avec elles. Sa femme ne l’aime point et le trahirait peut-être ; je la sonde à l’heure qu’il est. Sa maîtresse, qu’il n’aime plus, se vengerait peut-être aussi… et enfin la señorita, cette marquise aventurière que j’ai amenée de Madrid et qui a ruiné sept à huit princes, est une fine mouche qui peut nous mener grand train à l’abdication.
— Très bien ! murmura Hector ; Gontran sera satisfait.
— Un seul obstacle réel se trouve sur mon chemin.
— Quel est-il ?
— Un page qui s’est mis en tête d’aimer la reine et qui, se figurant que je l’aimais aussi, m’a voué une haine fort gênante.
— Un page ? allons donc !
— Un page roué et courageux qui m’épiera et me suivra partout… un enfant que j’ai presque assommé il y a une heure, pour m’en débarrasser, et qui m’assassinera, pour se venger, la première fois qu’il me rencontrera seul dans une rue déserte ou dans un corridor un peu sombre.
— Tiens-toi sur tes gardes.
— J’y suis, et j’ai bonne envie, à la première chasse du roi, de m’en défaire honnêtement.
— Fi ! un enfant…
— Un démon !
— Silence ! dit soudain Hector, écoute…
Les deux frères sortirent de la hutte et aperçurent un nouveau cavalier. Celui-là descendait la vallée et venait du sud.
— C’est Paëz, dit Gaëtano ; le voici !
Quelques minutes après, don Paëz mettait pied à terre.