IX

Sous la voûte qui conduisait sous la salle basse à la petite cour il y avait un des trois barils de poudre qui devaient faire sauter le château si les assiégeants eussent refusé les conditions posées par le comte.

Les deux autres se trouvaient dans les caves.

– Cherchez une bonne corde, ordonna M. de Main-Hardye, qui se dirigea vers un puits placé au milieu de la cour.

Àl’exception du majordome et de Grain-de-Sel, tous les défenseurs de Main-Hardye regardèrent curieusement leur jeune maître.

Le puits qu’ils avaient sous les yeux était profond et les eaux de l’étang l’alimentaient.

Une poulie armée de deux seaux servait à puiser cette eau, qui, si elle était saumâtre et peu potable, était bonne cependant pour le pansage des chevaux.

Mathurin se pencha le premier après le comte sur le bord du puits, qui avait une rampe en maçonnerie, et il poussa un cri de surprise.

– Tiens ! dit-il, il n’y a plus d’eau. En effet, on voyait le fond du puits.

– C’est moi qui l’ai séché, dit Grain-de-Sel. Fallait-il pas que je puisse entrer ? Les bleus ne permettaient pas qu’on vînt par la porte…

Les Vendéens regardaient tour à tour le comte et Grain-de-Sel qui souriaient, et nul ne comprenait comment le jeune gars avait pu venir par le fond du puits, lequel, une heure auparavant, était plein d’eau.

– Tu es donc sorcier, que tu sèches les puits, Grain-de-Sel ? demanda Mathurin.

– Peut-être bien, répondit le gars.

Le comte fit détacher un des seaux, et montra du doigt un large baquet, assez grand pour qu’un homme s’y pût asseoir comme dans une nacelle.

D’après son ordre, on attacha le baquet à la corde, en place du seau.

Puis il dit à Grain-de-Sel :

– Descends le premier.

Le gars sauta dans le baquet.

– J’ai de la chance, murmura-t-il, et je m’en irai plus facilement que je ne suis venu. Il m’a fallu grimper après la corde.

Le baquet descendit jusqu’au fond du puits.

Alors Grain-de-Sel, qui s’était accroupi dedans, se leva, enjamba par-dessus le bord, et ceux qui l’avaient descendu le virent disparaître et s’évanouir comme un fantôme.

Le gars venait de s’enfoncer dans une brèche pratiquée au ras du sol dans la maçonnerie du puits.

Cette brèche était invisible et couverte par l’eau en temps ordinaire.

Le baquet remonta, puis redescendit.

Il contenait le baril de poudre, les fusils, les bissacs des trois compagnons d’Hector, et une petite valise qui renfermait quelques vêtements pour ce dernier.

Il y avait, en outre, de grandes torches de résine qui devaient sans doute éclairer la marche des fugitifs à travers le mystérieux souterrain dans lequel Grain-de-Sel pénétrait le premier.

Grain-de-Sel prit le baril, les divers ustensiles que renfermait encore le baquet, et ceux qui étaient en haut du puits les virent disparaître.

Mathurin et son frère Yvon descendirent ensuite l’un après l’autre.

Puis ce fut le tour de Pornic.

Enfin le comte serra les mains de ses derniers soldats et s’aventura à son tour dans le baquet.

Cinq minutes après, l’eau reparut dans le puits et il ne resta plus aucune trace de l’évasion du comte.

C’était à crier au miracle.

Le majordome dit fort tranquillement :

– Les bleus peuvent venir maintenant, M. le comte est sauvé.

*

* *

Le phénomène qui venait de se produire aux yeux ébahis des Vendéens était cependant facile à expliquer.

Le puits de la petite cour avait été creusé au Moyen Âge par un chevalier de Main-Hardye qui guerroyait dans le Bocage contre les Anglais.

Deux ouvriers qui le creusaient, espérant trouver le niveau de l’étang, et par conséquent n’avoir plus qu’un conduit à percer dans le sens latéral, furent très étonnés, arrivés à une certaine profondeur, de mettre à découvert une sorte d’excavation naturelle qui semblait se prolonger sous le château dans une direction opposée à l’étang.

Ils remontèrent et firent part de leur découverte au chevalier.

Le sire de Main-Hardye d’alors descendit dans le puits, s’arma d’une torche, et, suivi par les deux ouvriers, il s’aventura bravement dans l’excavation.

Étroite et permettant à peine à un homme de passer en se courbant, la voie souterraine s’élargissait bientôt, et tout à coup le chevalier fut ébloui par des myriades d’étincelles que la lueur de sa torche arrachait à des stalactites qui en tapissaient les parois.

Il se trouvait dans une de ces grottes souterraines qui, presque toutes, correspondent par une de leurs issues avec des étangs ou des rivières. Celle-là communiquait avec l’étang au bord duquel les Main-Hardye avaient bâti leur donjon.

Le chevalier explora la grotte, dont la voûte inégale s’abaissait ou s’élevait tour à tour, s’élargissait et prenait des proportions de cathédrale, ou se rapetissait à l’infini et ne laissait plus que la place nécessaire à un homme pour passer en rampant sur le ventre et sur les mains.

Il chemina longtemps ainsi, suivi par les deux ouvriers, et au bout d’une heure il finit par découvrir l’issue de la route souterraine.

C’était un petit trou de la dimension d’un terrier à renard, par lequel filtrait un rayon de jour.

Le chevalier fit élargir ce trou à coups de bêche, et se trouva tout à coup au milieu d’un épais fourré de broussailles, dans les bois qui s’étendent entre Main-Hardye et Bellombre.

Alors il revint sur ses pas et remonta par le puits nouvellement creusé dans la cour de son manoir. Après quoi il manda trois autres ouvriers maçons, et leur fit jurer à tous les cinq, sur l’Évangile, qu’ils emporteraient ce secret dans la tombe.

Sous la direction du chevalier, les ouvriers rétrécirent le puits, en même temps qu’ils construisaient une sorte de galerie intérieure dans la maçonnerie. Cette galerie était destinée à mettre en communication, à l’aide d’un escalier d’une dizaine de marches, le fond du puits et l’extrémité du souterrain, laquelle avait un niveau supérieur d’environ huit pieds, de telle sorte que la brèche et une portion de l’escalier devaient être envahis par l’eau quand le conduit de l’étang serait percé.

Tout cela fut très habilement fait ; puis on construisit deux conduits au lieu d’un, et ces deux conduits furent garnis d’un robinet qui correspondait avec la galerie.

En ouvrant un de ces robinets, on emplissait le puits ; en ouvrant le second et fermant le premier, on le vidait, et le passage se trouvait libre de la grotte au puits.

Les ouvriers du chevalier gardèrent le secret. Ce secret se transmit avec les plus grandes précautions, de génération en génération, chez les Main-Hardye.

Aux grandes époques guerrières ou révolutionnaires, le puits du chevalier servit plus d’une fois à sauver les assiégés en leur permettant de fuir ou de se ravitailler.

Pendant les dernières guerres de Vendée, en 1792 et 1798, le puits avait rendu d’immenses services aux troupes royalistes. Àcette époque, on remplaça les robinets par une pompe.

Les robinets avaient cet inconvénient qu’ils ne pouvaient fonctionner que lorsque les eaux de l’étang étaient basses.

La soupape put vider ou remplir le puits en tout temps, et un ouvrier habile la dissimula si bien qu’il fallait, soit du côté de la galerie, soit du côté du puits, en connaître l’existence pour la trouver.

Or, lorsque la dernière insurrection vendéenne éclata, il n’y avait plus dans tout le pays, et sans doute au monde, que trois personnes qui connaissaient le secret.

La première était le comte de Main-Hardye, la seconde son fils Hector, la troisième le vieux majordome.

Quinze jours avant les événements que nous venons de raconter, le comte Hector de Main-Hardye, qui commençait à prévoir l’issue de la guerre vendéenne, le comte, disons-nous, avait initié Grain-de-Sel à ce mystère.

– Je puis être assiégé dans Main-Hardye, lui dit-il, dans l’impossibilité de voir Diane et de recevoir de ses nouvelles… Il faut pourtant que tu puisses m’en apporter.

Et le comte, une nuit, avait conduit Grain-de-Sel dans les grottes, et lui avait expliqué le mécanisme de la soupape.

Or donc, ce jour-là, lorsque Grain-de-Sel comprit que le château était assiégé, et que, par conséquent, il lui serait impossible de pénétrer à Main-Hardye sans tomber au milieu des bleus, le jeune gars rebroussa chemin, gagna la Bauge-Ferme, se glissa dans les broussailles, et disparut par cette étroite crevasse qui n’avait jamais été découverte par des chasseurs, et que tous avaient prise pour un trou à renard.

Lorsque Grain-de-Sel était arrivé dans le puits après l’avoir vidé, tous les hommes qui défendaient le château, abrités derrière les croisées, les créneaux, couchés sous la charpente des toits, barricadés dans les corridors, avaient bien autre chose à faire qu’à se promener dans la cour intérieure.

Le gars était donc arrivé au plus fort de la fusillade, et nul n’avait pris garde à lui. Puis, quand on l’avait remarqué pendant que l’on parlementait, il dit simplement qu’il était bon nageur et avait passé l’étang en nageant entre deux eaux.

Ce fut donc par le puits que le comte de Main-Hardye et ses quatre compagnons quittèrent le château.

Lorsqu’on ouvrit les portes aux bleus, on fouilla partout et on ne trouva rien ; les caves furent parcourues, les murs sondés, les planchers effondrés çà et là.

Mais personne n’eut l’idée de regarder dans le puits.

Le sourire calme du majordome avait, du reste, complètement rassuré le jeune officier de hussards, Charles Aubin, et lorsqu’il était revenu à Bellombre en disant : « Le comte est sauvé, » il en avait la conviction.

Le colonel prit possession du château, expédia une estafette à Poitiers et attendit des ordres.

Diane attendait toujours le retour de Grain-de-Sel.

La soirée s’avançait, le gars ne paraissait pas.

Cependant, vers dix heures, le houhoulement de Grain-de-Sel se fit entendre.

Diane tressaillit et ouvrit sa croisée.

Le gars recommença bientôt son cri d’oiseau nocturne, et il sembla à la baronne qu’il avait une intonation joyeuse.

Alors la jeune femme eut un violent battement de cœur.

Elle craignit un moment que le comte n’eût eu l’audace de suivre Grain-de-Sel.

Mais bientôt l’enfant parut.

Il était seul et souriait avec la fierté d’un triomphateur.

– Sauvé ! dit-il.

– Parle bas, murmura Diane, parle bas, enfant… Où est-il ?

– Dans la grotte…

Et Grain-de-Sel raconta sur-le-champ l’évasion d’Hector.

Le comte était demeuré dans la grotte avec ses trois compagnons. Ils avaient allumé du feu et avaient des vivres pour trois jours.

Hector avait écrit à Diane sur son genou.

Sa lettre était courte :

« Mon ange aimé, disait-il, nous avons lutté jusqu’au dernier moment ; mais il est venu une heure où la résistance devenait de la folie, – une folie sans but. J’ai eu pitié des hommes qui m’entouraient, et j’ai songé à toi… J’ai capitulé. Mais, sois tranquille, les bleus ne m’auront point. Si la fatalité voulait qu’ils découvrissent ma retraite, je leur échapperais encore, et je les ensevelirais avec moi sous les décombres de la grotte, dans laquelle j’ai transporté un baril de poudre.

« Diane, ma bien-aimée, l’heure du sacrifice a sonné pour toi.

« Je suis proscrit. En France, c’est la mort, et je ne veux pas mourir.

« Àl’étranger, sans toi, c’est la mort aussi, me comprends-tu ?

« Réfléchis… J’attends.

« Ton Hector. »

Diane, en lisant cette lettre, comprit que le comte avait raison, et que l’heure du sacrifice était venue.

Mais ce sacrifice était léger, maintenant que M. de Morfontaine avait pardonné.

La baronne n’hésita point une minute.

Elle jeta un châle sur ses épaules, et, cette lettre à la main, elle descendit chez son père.

Le général avait quitté le salon, il y avait un quart d’heure à peine, en souhaitant le bonsoir à ses hôtes.

Diane le trouva au coin du feu, les pieds sur les chenets, enveloppé dans sa robe de chambre, et lisant un vieux traité de vénerie.

Àla vue de sa fille, le général se leva tout étonné, tant il s’attendait peu à une visite d’elle à cette heure avancée.

Diane ferma la porte, vint au général d’un pas lent et se mit à genoux devant lui.

– Que fais-tu, mon enfant ? s’écria M. de Morfontaine, qui voulut la relever.

Mais Diane demeura à genoux.

– Mon père, dit-elle, je ne me relèverai que lorsque vous m’aurez pardonnée.

– Pardonnée ! exclama le général abasourdi. Pardonnée ! Que veux-tu donc que je te pardonne, à toi, mon enfant, ma fille ; à toi, l’appui et la joie de ma vieillesse ; à toi, pour qui je demande chaque jour à Dieu de m’accorder de longues années encore ?

– Mon père, je vous ai désobéi.

– Toi ?

– Je vous ai trompé.

– Toi ? toi ?

– Vous m’aviez donné un époux, un époux que mon cœur n’avait pas choisi… et cet époux, je l’ai accepté parce que vous me le donniez, mon père, et je lui ai été fidèle, et je me suis efforcée de l’aimer.

– Et c’est ce que tu appelles m’avoir trompé ? enfant ! s’écria le général.

– Attendez, mon père… Cet époux mort, mon cœur s’est senti de nouveau entraîné vers l’homme que j’aimais… et cet homme que je n’osais vous nommer, et à qui j’appartiens, cet homme…

Le général éprouva en ce moment un de ces pressentiments bizarres, inexplicables qui s’emparent quelquefois de l’esprit humain.

– Son nom ? demanda-t-il, pris d’une émotion violente et subite. Quel qu’il soit, je te pardonne, mon enfant, et puisque… tu l’aimes…

– Oh ! oui, fit Diane, qui posa la main sur son cœur.

– Il sera ton époux, je te le jure, acheva le général.

Diane se releva et dit :

– Mon père, l’homme que j’aime, l’homme qui est déjà mon époux devant Dieu, l’homme à qui j’ai juré de porter son nom un jour, est un malheureux proscrit que je viens vous supplier de sauver.

– Son nom ? son nom ? insista le marquis d’une voix tremblante et pleine d’angoisse.

– C’est le comte Hector de Main-Hardye, ajouta Diane avec fermeté.

Le général étouffa un cri, porta la main à son front et chancela.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, est-ce donc ainsi que finissent toutes ces vieilles haines qui traversent impunément les siècles ?

Diane, les mains jointes, voulut se remettre aux genoux du général : mais il la prit dans ses bras, la tint longtemps pressée contre son cœur, et lui dit enfin :

– Madame la comtesse de Main-Hardye, il faut pourtant aviser un moyen de sauver votre époux.

Deux heures plus tard, Diane écrivait à Hector cette lettre, que Grain-de-Sel devait lui porter le lendemain :

« Cher époux,

« Oh ! je puis te donner ce nom maintenant, car mon père sait tout, et il a pardonné, et il t’appellera son fils, comme il m’a déjà nommée tout à l’heure : Madame la comtesse de Main-Hardye. »

« Il a déjà médité un plan de fuite pour nous et pour lui.

« Je veux que vous soyez prudent et raisonnable, mon cher époux ; que vous demeuriez caché dans le Trou-du-Renard jusqu’à ce que Grain-de-Sel aille vous chercher.

« Ce jour-là, les hussards auront quitté Bellombre, et le pays sera libre.

« Un soir, demain peut-être, une lumière brillera en haut du château, à la fenêtre de la mère Yvonne, et ce sera pour toi le chemin de la délivrance.

« Mon père a déjà songé à préparer une chaise de poste qui t’attendra à la lisière du bois. Vous serez obligé, mon cher comte, de prendre un déguisement, une livrée de valet ; mais qu’importe ! Nous traverserons le Bocage en une nuit, nous arriverons à Rochefort, et là c’est le salut, car il y a toujours des navires anglais en partance.

« Adieu, cher époux du ciel, au revoir plutôt. Je m’agenouille et je prie pour toi.

« Diane. »

Grain-de-Sel, debout derrière le fauteuil de Diane, avait attendu silencieusement qu’elle eût terminé sa lettre. Quand elle l’eut pliée et cachetée, le gars s’en saisit.

– Hurrah ! dit-il. Vive M. le comte de Main-Hardye ! Vive le roi !

Et il enjamba la croisée, se laissa glisser derrière le cep de vigne et disparut dans la nuit.

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