Trois jours s’écoulèrent.
Les hussards étaient toujours à Morfontaine et dans les environs, attendant les ordres.
Mais la fusillade avait cessé dans le Bocage et l’insurrection paraissait éteinte.
M. le vicomte de la Morlière et ses deux cousins commençaient à se montrer fort inquiets.
On n’entendait plus parler de M. de Main-Hardye ; le général lui-même évitait de prononcer son nom, et la baronne Rupert, quoique toujours grave et silencieuse, n’avait plus ce front pâle et ces yeux cernés qui révélaient naguère ses nuits d’angoisse et d’insomnie.
Le comte avait-il, en effet, gagné les côtes et s’était-il embarqué ?
M. de la Morlière commençait à le craindre, car Grain-de-Sel lui-même demeurait fort tranquillement à Bellombre et se couchait de fort bonne heure.
Ambroise, le valet vendu aux trois cousins, avait passé deux nuits blanches, couché dans les fossés du parc.
Ni Grain-de-Sel ni le comte n’avaient passé par la brèche, et Ambroise en avait été quitte pour relever son piège à loup au petit jour et le cacher dans une broussaille voisine.
Le vicomte était ivre de rage.
– Allons, cousin, lui dit le chevalier de Morfontaine, un soir que les trois prétendants à la main de Diane causaient en fumant sous les arbres de l’avenue du château, ceci est une partie perdue.
– Eh bien ! répondit le vicomte, quoi que vous puissiez dire l’un et l’autre, je soutiens que ce n’est qu’une partie remise.
– Remise à longtemps…
– Peut-être.
– La combinaison était pourtant bien jolie, murmura le baron de Passe-Croix d’un ton railleur.
– Je n’y renonce pas encore.
Les deux cousins hochèrent la tête.
Mais avant que le vicomte eût répondu, il vit venir à lui Ambroise, le valet perfide. Ambroise avait une fleur de sourire aux lèvres.
– Ah ! ah ! dit le vicomte, as-tu du nouveau par hasard ?
– Je le crois.
– Voyons.
Et le vicomte regarda ses deux cousins :
– Vous savez, messeigneurs, dit-il, que je suis votre général en chef et que j’ai pour habitude de ne point réunir mon conseil de guerre.
– C’est bien, nous te laissons, dit le chevalier, qui prit le bras de M. de Passe-Croix et l’entraîna du côté du parc.
Ambroise et M. de la Morlière se trouvèrent seuls.
– Eh bien ! dit le vicomte, qu’est-ce ?
– Grain-de-Sel fait des préparatifs de départ.
– Ah !
– Il est allé aux écuries aujourd’hui, et il a soigné les chevaux d’une singulière façon ; cela m’a donné à penser qu’il songeait à voyager.
– Est-ce tout ?
– Oh ! non, fit Ambroise en souriant, j’ai mieux que cela.
– Voyons.
– J’ai découvert un endroit d’où l’on voit et on entend ce qui se passe chez madame la baronne.
– Oh ! oh ! murmura M. de la Morlière dont le visage s’illumina, ceci est plus sérieux, en effet. Et où est cet endroit ?
– C’est la bibliothèque du château, qui, vous le savez, est séparée de la chambre à coucher de madame la baronne par une cloison. M. le baron de Passe-Croix a, ce matin même, cherché des livres dans la bibliothèque, et il a dérangé je ne sais quoi, de telle façon que tout à l’heure, en allant chercher un volume pour le général, j’ai été fort étonné de voir passer un rayon lumineux à travers le mur. Les volumes qu’avait dérangés M. le baron avaient, en s’écartant, démasqué un petit trou auquel je me suis empressé de coller mon œil…
– Et… qu’as-tu vu ?
– J’ai vu madame Diane qui écrivait sur une petite table roulée devant le feu. La cheminée était juste en face de la fente par laquelle je regardais.
– Àmerveille ! Et la baronne était-elle triste ou gaie ?…
– Elle avait le visage tranquille et comme un sourire aux lèvres à mesure qu’elle écrivait.
– Elle était seule ?
– Oui ; mais Grain-de-Sel est venu, et il est entré sur la pointe du pied.
– Ah ! ah !
– Madame Diane a levé la tête et lui a dit tout bas : « Dans une heure. »
Grain-de-Sel s’en est allé.
– Alors, acheva Ambroise, je me suis glissé à pas de loup de la bibliothèque dans le corridor, et j’ai vu Grain-de-Sel qui descendait aux écuries. Je me suis trouvé par hasard sur son chemin.
– Par hasard aussi, dit le vicomte, tu devrais retourner à la bibliothèque.
– Oh ! j’ai le temps, monsieur. Madame Diane a dit à Grain-de-Sel : « Dans une heure. »
– Est-ce tout ce que tu as à m’apprendre ?
– Ah ! répondit Ambroise, j’oubliais de vous dire que le général a paru préoccupé toute la journée.
– Je m’en suis aperçu.
– Il a envoyé ce soir son valet de chambre Philippe à Poitiers.
– Sais-tu pourquoi ?
– Non ; Philippe est discret, j’ai vainement essayé de le faire parler.
Tandis qu’Ambroise lui donnait ces renseignements, le vicomte se disait :
– Je commence à être de l’avis de mes cousins, Main-Hardye est hors de danger. Sans cela, madame Diane sourirait-elle ?
Et après avoir fait cette réflexion tout bas, il dit tout haut au valet :
– Notre homme est parti bien certainement ; il aura gagné le bord de la mer.
– Ceci n’est point sûr, monsieur.
– Qu’en sais-tu ?
– Oh ! mon Dieu ! rien… mais je donnerais ma tête à couper qu’il est caché quelque part dans les bois, et que le général s’occupe des moyens de le faire partir. Je remonte à la bibliothèque… Vous, monsieur le vicomte, vous devriez bien surveiller un peu Grain-de-Sel.
M. de la Morlière et Ambroise revinrent vers le château et se séparèrent près du perron.
Ambroise s’en retourna dans la bibliothèque et tressaillit en y entrant. Un bruit confus de voix passait par la fente de la cloison, et le valet, qui avait l’oreille fine, reconnut sur-le-champ la voix du général.
Il s’approcha, colla son œil au mur, et vit, en effet, M. de Morfontaine assis auprès de sa fille et lui tenant les deux mains.
Ambroise ne se contenta point de regarder, il écouta la conversation du marquis et de la baronne Rupert.
*
* *
Le général était entré, il y avait quelques minutes à peine ; il était entré sur la pointe du pied, et, voyant que sa fille écrivait, il s’était assis sans mot dire.
Diane, levant la tête, lui avait souri.
– Je suis à vous, mon père.
– C’est à lui, n’est-ce pas, que tu écris ?…
– Oui, père.
– Lui dis-tu mon projet ?
– Oh ! certes, et je le supplie de ne pas sortir de sa cachette, de ne point bouger, d’attendre à après-demain. C’est après-demain, n’est-ce pas ?
– C’est après-demain que les hussards partent ; le soir, à l’entrée de la nuit, Philippe sera avec ma chaise de poste à la lisière du bois.
– Oh ! mon père, murmura Diane, vous êtes noble et bon.
– Je t’aime, mon enfant, et j’ai fini par aimer l’homme à qui tu as donné ton cœur.
– Ah ! vous ne le connaissez pas, mon père… Il est digne de votre affection… vous verrez…
– Occupons-nous d’abord de le sauver… Les hussards, je te le répète, doivent partir après-demain. Aussitôt qu’ils se seront mis en route, on allumera une lampe dans la chambre de la mère Yvonne, comme je te disais hier. Ce sera le signal.
Diane jeta ses bras au cou de son père et le couvrit de baisers. Le général discuta alors longuement le plan de conduite. Puis il se tourna vers Grain-de-Sel et lui dit :
– File ! et va-t’en m’attendre à la cuisine ! Il faut se défier de tout le monde à présent.