Tandis que le capitaine de hussards Charles Aubin parlait, les hôtes du général se regardaient avec une sorte d’étonnement qui tenait de la stupeur.
Le château était cerné, il ouvrait ses portes, et le capitaine avait dit que M. de Main-Hardye était sauvé.
Cependant Diane et son père demeuraient impassibles.
Le capitaine continua :
– Les portes du château ouvertes, nous entrâmes. Le colonel était accompagné d’un détachement de cent hommes environ. Le commandant marchait à sa droite, j’étais à sa gauche.
La garnison du château nous attendait dans la salle basse qui servait de salle à manger. Les trente hommes de M. de Main-Hardye se trouvaient réduits à dix-sept. Le reste avait été tué. Tous étaient sans armes, tête nue, et ils rappelaient par leur attitude simple et fière ces vieux sénateurs de Rome que Brennus le Gaulois trouva dans leur chaise curule.
Le vieil intendant de Main-Hardye les commandait.
Loyaux comme de vrais Vendéens, ils avaient mis en faisceaux leurs fusils de chasse et placé leurs armes blanches à l’entrée de la salle, sur une table.
Ces hommes se rendaient avec une confiance absolue dans la foi jurée.
Mais nous cherchâmes inutilement le comte de Main-Hardye parmi eux. Le vieil intendant se mit à sourire, car il devina ce que nous cherchions.
– Ah ! messieurs les officiers, dit-il, vous êtes bien simples de croire que nous aurions ainsi livré notre maître… Nous nous serions fait sauter, si nous n’avions pu le sauver.
Et il ajouta, avec ce loyal sourire dont la fidélité seule a le secret :
– Vous pouvez fouiller le château des caves au grenier, vous ne le trouverez pas. Il est loin et la mer est proche. Maintenant, faites de nous ce que vous voudrez.
Le colonel, pour l’acquit de sa conscience, fit visiter le château salle par salle, corridor par corridor. On a fouillé les caves, les greniers, et nulle part on n’a trouvé Hector.
Quand cette perquisition infructueuse a été terminée, le vieil intendant nous a montré l’étang.
– M. Hector est bon nageur, et il plonge comme un poisson, nous a-t-il dit ; puis il rampe dans l’herbe mieux qu’une couleuvre… vous pouvez chercher… Le Bocage est grand, les bois sont fourrés, et Dieu est avec nous !
Le pauvre homme ne savait pas le secret plaisir qu’il nous causait en parlant ainsi.
Et, acheva le capitaine Aubin, j’ai mis l’éperon aux flancs de mon cheval pour vous apporter cette bonne nouvelle.
– Ventre-saint-gris ! s’écria le général, vous me feriez duc et pair, mon cher capitaine, que vous me causeriez moins de joie.
Et le général regarda sa fille.
– Vous le voyez, madame, dit-il, Dieu a écouté vos prières et les nôtres ; le dernier des Main-Hardye est sauvé.
– Eh bien ! morbleu ! dit le colonel, dût le roi des Français, à qui j’ai prêté serment, me blâmer, je ne vous cacherai pas, mon général, que je suis l’homme le plus heureux du monde.
Diane écoutait, pensive et grave.
– Il est évident, reprit le capitaine Aubin, qui la regarda d’une façon significative, il est évident que M. de Main-Hardye est sauvé. D’abord on ne cherchera point à le prendre ; ensuite le Bocage est, comme l’a dit l’intendant, couvert de bois épais, inextricables, qui s’étendent jusqu’à la mer.
Si la Vendée a déposé les armes, elle n’a point jugé bon de livrer les proscrits. Chaque paysan servira de guide à son ancien chef, chaque chaumière lui sera un asile. Partout on couvrira sa retraite… Et puis, vous savez bien qu’il y a des navires anglais qui louvoient le long des côtes… Àcette heure, monté sur un bon cheval, le comte a fait quinze lieues. Au point du jour, il aura mis le pied dans une barque.
– Dieu vous entende, mon cher capitaine, dit le général. Voici la première fois qu’un Morfontaine s’intéresse à un Main-Hardye ; mais je dois vous dire que ceux de ma race ne font rien à demi. Le jour où la paix est signée, ils deviennent les plus fidèles alliés de leurs anciens ennemis.
Diane était toujours grave et triste.
Le souper, qui avait commencé de la même façon qu’un repas de funérailles, s’acheva gaiement. Le général envoya quérir son meilleur vin, et, les portes fermées, on but à la santé de l’héroïque comte de Main-Hardye, à son heureuse fuite, à son passage en Angleterre. Les trois neveux du général burent comme les autres ; mais ils étaient livides de rage, le chevalier de Morfontaine et le baron de Passe-Croix surtout.
Quant au vicomte de la Morlière, il était resté fort calme, écoutant avec une grande attention tout ce que racontait le capitaine Aubin, il avait crié plus haut que les autres :
– Àla santé du comte de Main-Hardye !
Le souper terminé, on passa au salon.
Madame la baronne Rupert, prétextant toujours son malaise, se retira dans sa chambre.
Le général proposa un whist.
Le colonel, le capitaine Aubin et le baron de Passe-Croix s’assirent avec lui autour de la table.
M. de la Morlière et le chevalier de Morfontaine demeurèrent au coin du feu et se mirent à causer à voix basse.
– Nous sommes floués, mon cher ami ! dit le chevalier.
– Bah ! fit le vicomte avec calme.
– Le comte est sauvé…
– Très bien !
– Et avant trois mois il y aura amnistie. Je connais le gouvernement de Louis-Philippe. Il fait grand bruit, les Chambres pérorent et demandent une sévérité extrême ; mais, au fond, pas plus le roi que les ministres, pas plus les ministres que les Chambres ne veulent user de rigueur. On sera enchanté de savoir que le comte s’est échappé et, je te le répète, dans trois mois il y aura amnistie.
– Après ? dit froidement M. de la Morlière.
– Eh bien ! mais après, le comte rentrera en France.
– Bon :
– Et comme notre idiot d’oncle s’est laissé ensorceler par le colonel à ce point qu’il a bu à la santé de Main-Hardye…
– Eh bien ?
– Diane se jettera à ses genoux et lui avouera qu’elle aime le comte.
– C’est vrai ce que tu dis là, chevalier ; mais…
– Et, acheva le jeune Morfontaine, le général, qui adore sa fille, les mariera.
Un rire silencieux glissa sur les lèvres de M. de la Morlière.
– Tout ce que tu dis là, dit-il, est on ne peut plus logique.
– Ah ! tu en conviens.
– Seulement… le hasard est si grand !
– Mon pauvre vicomte, murmura le chevalier, le hasard ne peut rien contre l’enchaînement des faits, et c’est en pure perte que tu as imaginé ton fameux piège à loup.
– Tu crois ?
– Parbleu !
Le vicomte haussa les épaules.
– Chevalier, dit-il, nous sommes en province, un pays monotone, et le jeu qu’on y joue est mesquin ; mon oncle fait le whist à cinq sous la fiche ; c’est bête !
– Que me chantes-tu là ?
– Je vais, moi, te proposer un pari.
– Voyons ?
– Un pari de cent louis.
– Je le tiens d’avance.
– Donc, je parie cent louis qu’avant trois jours mon piège à loup aura servi à quelque chose.
– Tu railles, vicomte ?
– Non, puisque je parie.
– Alors il servira à prendre Grain-de-Sel.
– Tu te trompes.
– Qui donc, alors ?
– Le comte de Main-Hardye.
Àson tour le chevalier haussa les épaules.
– Vas-tu pas croire, dit-il, que le comte reviendra d’Angleterre pour te faire gagner ton pari ?
– Mon pauvre chevalier, murmura M. de la Morlière, tu me représentes bien ces jeunes gens naïfs qui portent des gants jaunes sur le boulevard et pour lesquels l’amour se traduit par un bouquet de vingt francs qu’ils envoient à une danseuse.
– Vicomte !…
– Bah ! laisse-moi continuer. Tu t’imagines donc, toi, que le comte est en fuite ?…
– Mais, certainement.
– Et qu’avant quarante-huit heures il se sera embarqué ?
– J’en ai la conviction.
– Tu es un niais.
– Mais… cependant…
– Mon bon ami, murmura tout bas le vicomte, M. de Main-Hardye n’est pas à plus de trois lieues du château. Il est caché dans les bois, et il n’est pas homme à quitter la France avant d’avoir vu, au moins une dernière fois, sa Diane adorée.
En ce moment le vicomte fut interrompu par le général, qui dit tout haut :
– Qu’est-ce que tu as donc, Passe Croix, mon neveu ? Tu joues en dépit du bon sens.
*
* *
Tandis que M. de la Morlière ne se décourageait point et réconfortait son cousin le chevalier de Morfontaine, Diane, pleine d’angoisses, attendait le retour de Grain-de-Sel.
Le gars était parti dans la matinée, un fusil sur l’épaule ; il était sorti par la grande porte du château et il avait rencontré le général.
– Où vas-tu donc, Grain-de-Sel ? lui avait demandé M. de Morfontaine.
– Je vais à Pouzauges voir ma tante, qui est en même temps ma marraine.
– Mais on se bat à Pouzauges.
L’enfant avait eu un rire intrépide.
– Si on me tracasse, dit-il, je ferai le coup de fusil tout comme un autre.
Le général se contenta de tirer l’oreille à Grain-de-Sel, et le laissa passer en murmurant :
– Ils sont tous de la même graine !…
Le gars s’en alla fort tranquillement, son fusil sur l’épaule, suivi de Ravaude, une jolie chienne courante tricolore.
Ravaude se mit à quêter dans les guérêts, puis elle entra sous bois, Grain-de-Sel l’y suivit.
Seulement, quand il fut dans le taillis, il siffla Ravaude.
Ravaude avait déjà donné un coup de voix sur un lapin.
– Va-t’en ! lui dit impérieusement Grain-de-Sel.
Le docile animal, habitué sans doute à ce manège, s’en alla sur-le-champ et reprit le chemin du château.
Alors Grain-de-Sel quitta l’allure du chasseur, allure lente, tranquille, pour celle du chouan.
Il se prit à bondir, à ramper, à se glisser dans les fourrés comme une couleuvre, à courir plus vite qu’un chevreuil quand il avait une lande ou une clairière à traverser ; de temps en temps il s’arrêtait, se couchait et appuyait son oreille sur le sol.
Tout à coup il entendit la fusillade qui commençait du côté de Main-Hardye. Il écouta avec attention et ne tarda point à se convaincre qu’on faisait le siège du château.
– Hé ! hé ! dit-il, si on se bat derrière les murailles, cela me va… Ce n’est pas pour être à couvert, mais parce que le général n’en saura rien. Je vais faire le coup de fusil contre les bleus…
Grain-de-Sel continua à marcher dans la direction de Main-Hardye.
Mais lorsqu’il n’en fut plus qu’à une lieue environ, il rebroussa brusquement chemin, prit à gauche, et s’enfonça dans le plus épais du bois, en un lieu qu’on nommait la Bauge-Ferme, ce qui voulait dire que lorsqu’un sanglier y était retranché, il était impossible de l’en déloger.
Là où les chiens ne passaient pas, Grain-de-Sel parvint à passer.
Plus souple qu’un serpent, plus adroit qu’un lapereau, il se glissa dans les broussailles et disparut. Nul, du reste, n’était à sa poursuite ; mais quelqu’un y eût été, qu’il aurait certainement renoncé à aller plus loin.
Grain-de-Sel semblait s’être évanoui comme un rêve.
Ce qui n’empêcha point, une heure après, M. de Main-Hardye, qui, abrité derrière les créneaux de son manoir, commandait le feu sur les bleus de voir tout à coup Grain-de-Sel à ses côtés.
– Que veux-tu, gars ? lui dit-il brusquement ; pourquoi viens-tu ?
– Je viens pour deux choses.
– Voyons la première ?
– Je viens m’assurer que vous n’êtes pas blessé. Il faut bien que je porte de vos nouvelles à madame Diane.
– C’est juste. Et la seconde ?
– Je viens pour faire le coup de feu à côté de vous…
– Je n’ai pas besoin de toi…
– Bon ! dit Grain-de-Sel, vous avez tort de faire fi de moi, monsieur Hector. Je tue à cent pas un chevreuil d’une balle dans l’épaule.
– N’importe ! ce ne sont pas tes affaires de tuer des hommes. Tu es au service du général de Morfontaine.
– Oui et non, répondit l’enfant. Je suis au service de madame Diane et au vôtre… Vive le roi !
Et l’enfant, étendant la main et souriant, tandis que les balles sifflaient, montra un drapeau tricolore qu’un officier brandissait de l’autre côté de l’étang.
– Il a deux couleurs de trop, dit-il.
Et Grain-de-Sel épaula son fusil de chasse, pressa la détente et fit feu.
L’homme et le drapeau tombèrent.
– Grain-de-Sel, dit tristement M. de Main-Hardye, tu viens de tuer un officier qui a été mon ami !… Je te défends de recharger ton fusil.
– Ah ! monsieur Hector ! fit l’enfant d’un ton de reproche.
– D’ailleurs, ajouta le comte, nous allons nous faire sauter ; ainsi, va-t’en par où tu es venu.
– Vous faire sauter ! s’écria Grain-de-Sel, et madame Diane ?…
Ce nom fit pâlir le comte.
– Il faudra bien que nous nous fassions sauter, cependant, murmura-t-il, si mes propositions de capitulation ne sont point acceptées.
Il ordonna alors de suspendre le feu, et, comme l’avait raconté le capitaine Aubin, on arbora un drapeau blanc.
On sait ce qu’il advint.
Le colonel du régiment de ligne ayant accepté, Hector rassembla la petite garnison du château dans cette salle basse où, deux heures plus tard, on devait la trouver réunie.
Il compta ses hommes. Ils étaient au nombre de vingt et un, y compris Grain-de-Sel.
– Mes enfants, leur dit le comte, j’ai négocié votre vie et votre liberté, et dans deux heures vous ouvrirez les portes du château. Je connais le colonel, c’est un homme d’honneur ; il tiendra religieusement sa parole, et vous serez libres d’aller où vous voudrez. Cependant, si trois d’entre vous veulent m’accompagner, ils le peuvent…
Tous ne savaient pas comment Hector sortirait du château ; il n’y avait même qu’un seul homme, en dehors de Grain-de-Sel, qui eût donné à Main-Hardye connaissance du passage secret.
C’était le vieil intendant, on le devine.
Mais tous les hommes qui entouraient le comte s’écrièrent néanmoins :
– Moi ! Moi ! Moi !
Hector sourit.
– Je ne puis emmener que trois personnes, dit-il, et un baril de poudre.
Il ajouta ces mots avec un fier sourire et regarda Grain-de-Sel.
– Eh bien ! s’écrièrent plusieurs voix, tirons au sort.
– Soit, répondit Hector.
Les vingt chouans inscrivirent leur nom sur un morceau de papier et le jetèrent dans un chapeau.
– Allons ! Grain-de-Sel, tu es le plus jeune, dit le vieux majordome, mets ta main dans le chapeau.
Grain-de-Sel tira successivement trois noms. Le premier était celui de Mathurin ; le second, celui de Pornic, ce même Pornic que le feu comte de Main-Hardye avait envoyé à son fils lorsqu’il était en garnison à Poitiers. Le troisième était celui d’Yvon.
Pornic était un vieillard, Mathurin et Yvon étaient frères, deux jeunes gars jumeaux de vingt ans.
Si le comte eût eu à faire un choix, bien certainement il les eût choisis tous trois.
– Maintenant, mes enfants, acheva Hector, donnez-moi tous la main et séparons-nous. Un jour viendra peut-être où je pourrai rentrer en plein soleil et la tête haute à Main-Hardye.
– Mes enfants, dit à son tour le majordome, en tirant un livre de messe de sa poche, M. le comte a trop de confiance en vous pour vous demander de garder le secret de son évasion, mais moi j’ai le droit de l’exiger… Vous allez me jurer sur l’Évangile que vous mourrez plutôt que de rien révéler.
Vingt voix couvrirent la voix du vieil intendant.
– Nous le jurons ! s’écrièrent-ils tous.
– Et je suis bien sûr qu’il n’y aura aucun parjure parmi vous. Merci, mes enfants…
Le comte passa alors son fusil de chasse en bandoulière mit ses pistolets à sa ceinture, et dit aux trois hommes qui le devaient accompagner, ainsi que Grain-de-Sel :
– Mettez du pain et du fromage dans vos bissacs ; il nous faut des vivres pour trois jours… Si les bleus restent plus longtemps dans le pays, Dieu pourvoira à nos besoins.
– Et moi aussi, dit l’espiègle Grain-de-Sel.
Puis le jeune gars ajouta :
– Est-ce que nous emportons le baril de poudre ?
– Mais sans doute. Vas-tu pas croire, dit le comte avec son sourire calme et fier, que je veux me laisser fusiller ?
– Plus souvent ! murmura le gamin.
Et bien qu’il eût déjà un fusil, il prit deux pistolets sur la table, en vérifia les amorces, et les passa également à sa ceinture.
Pornic, Mathurin et Yvon imitèrent Grain-de-Sel.
Alors le comte ouvrit une des portes de la salle qui donnait sur une cour intérieure.
– Venez ! dit-il.
Puis il ajouta en riant :
– Si jamais les bleus d’aujourd’hui savent par où j’ai passé, ils seront plus fins que les bleus d’autrefois qui, chaque fois qu’ils ont fait des perquisitions, se sont amusés à sonder les murs et les planchers et à fouiller les caves pour y trouver la fameuse issue… Marche, Grain-de-Sel.