XI

Le général, madame Diane et Grain-de-Sel avaient, tout en causant à voix basse et ne se défiant point du trou pratiqué dans le mur de la bibliothèque, livré à Ambroise et au vicomte de la Morlière le secret de la retraite du comte Hector de Main-Hardye.

Grain-de-Sel descendit à la cuisine.

Sa vieille mère était au coin du feu. Les domestiques entouraient la table ronde placée au milieu de la salle basse.

– Hé ! Grain-de-Sel ! dit le valet de chambre Ambroise, tu as l’air bien triste aujourd’hui ?

– Pourquoi donc serais-je triste ? demanda le petit Vendéen.

– Dame ! fit Ambroise, tu en as l’air, toujours.

– Je suis ainsi, répliqua Grain-de-Sel, chaque fois que j’ai faim.

Et il se mit à table à sa place habituelle.

– Mère, dit-il, se tournant vers la nourrice de madame Diane, tu ne soupes pas ?

– J’ai soupé, mon gars.

– Déjà ?

– Oui, et je t’engage à en faire autant et à t’aller coucher. Faut que tu te lèves matin, demain.

– Pourquoi donc cela, mère ?

– Parce que tu t’en iras à Poitiers porter une lettre de notre maître.

– Ah ! dit Grain-de-Sel d’un air étonné, faut que j’aille à Poitiers ?

– Oui, mon gars.

– C’est bon, on ira.

Grain-de-Sel s’arma de son couteau et attaqua une tranche de lard bouilli.

Mais il était à peine à la moitié de son repas, lorsqu’un personnage, sur l’arrivée duquel personne, bien certainement, ne comptait, se montra sur le seuil de la porte.

C’était le général, le marquis, le maître, comme on l’appelait indistinctement à Bellombre.

Àsa vue, les domestiques se levèrent avec respect, et chacun d’eux se découvrit.

– Mes enfants, dit le général, il fait un temps de chien, et cependant il faut que l’un de vous monte à cheval.

– Ce sera moi, si monsieur le marquis le permet, dit Grain-de-Sel.

– Toi, petit ?

– J’aime la pluie et le vent, moi.

Le général se prit à sourire.

– Où faut-il aller ? continua l’enfant.

– ÀBellefontaine.

– Chez le curé ?

– Oui, dit le général.

Il avait une lettre à la main, et la donna à Grain-de-Sel. Grain-de-Sel échangea avec le général un regard mystérieux, prit la lettre, la mit dans sa poche et se leva.

– Selle mon cheval rouan, dit le général. Tu iras à Bellefontaine en vingt minutes. Si la pluie continue à tomber quand tu arriveras, le curé te fera coucher.

– Je ne dois donc pas rapporter la réponse à monsieur ? demanda Grain-de-Sel.

– Non, d’après ma lettre, le curé saura ce qu’il doit faire.

Le général quitta la cuisine et remonta au salon. Grain-de-Sel murmura :

– Il fait pourtant bon au coin du feu ; qu’en dis-tu, mère ?

– Je dis que tu aurais bien pu laisser aller quelqu’un d’autre, répondit la nourrice de Diane d’un ton bourru.

– Non pas, dit Grain-de-Sel.

– Et pourquoi cela ? demanda Ambroise d’un air niais.

– Parce que le général m’a baptisé du nom de Grain-de-Sel l’Intrépide.

– Et que tu veux mériter ce nom ?

– Tout juste, le Parisien.

C’était ainsi qu’à Bellombre on appelait Ambroise, le seul domestique du château qui ne fût pas un enfant du pays.

– Il a de l’amour-propre, Grain-de-Sel, dit Ambroise, qui se leva à son tour et dit :

– Bonsoir, tout le monde, je vais me coucher.

Ambroise et Grain-de-Sel sortirent en même temps de la cuisine.

Le premier fit mine de monter bruyamment l’escalier de service qui conduisait aux étages supérieurs, tandis que le petit Vendéen descendait aux écuries.

Mais, arrivé au premier étage, il traversa la salle à manger, où il n’y avait plus personne, et gagna la terrasse du château.

De la terrasse, Ambroise descendit à l’orangerie, et, malgré l’obscurité de la nuit, il trouva son chemin au travers des caisses d’arbustes.

Derrière l’une de ces caisses se trouvait le piège à loup qu’il tendait vainement chaque matin.

Auprès du piège à loup, Ambroise avait placé un fusil, qu’il mit en bandoulière, et un gros bâton noueux, qu’il prit avec lui.

Puis, muni de ces trois objets, il sortit de l’orangerie.

La silhouette noire d’un homme se dessina alors sur la nuit sombre.

– Ambroise ! dit une voix.

– Monsieur le vicomte…

– Bien, c’est toi ?

– Oui, monsieur.

– Es-tu prêt ?

– Grain-de-Sel part à l’instant ; mais j’aurai le temps de le devancer.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– Bien. Va !

– Monsieur le vicomte n’oubliera pas la lumière ?

– Certainement non.

Ambroise s’avança en courant sous les arbres du parc et disparut.

*

* *

Pendant ce temps, Grain-de-Sel entrait dans les écuries, sellait Roland, le cheval rouan du général, et s’élançait dessus.

Au moment où il sortait de la cour, il se retourna et leva les yeux vers le château.

– Ô chère maîtresse !… murmura l’enfant avec l’enthousiasme du dévouement sans limites.

Grain-de-Sel mit son cheval au galop et s’élança sur la route de Bellefontaine. Mais quand il fut hors de vue et que les tourelles de Bellombre eurent disparu derrière les arbres, il tourna brusquement à gauche et se jeta dans un chemin creux.

Ce chemin creux conduisait tout droit aux grands bois, derrière lesquels s’élevaient les vieux murs du château de Main-Hardye.

Le petit Vendéen s’enfonça dans le fourré, gagna une clairière, mit pied à terre, et attacha son cheval à un chêne.

La nuit était sombre, le vent était apaisé, mais la pluie continuait à tomber au travers des branches dépouillées.

Grain-de-Sel avait dans la poche de sa veste rouge la lettre de Diane à Hector.

Toujours prudent, toujours circonspect, l’enfant regarda autour de lui, se coucha et colla son oreille contre terre. Aucun bruit, proche ou lointain, ne se faisait entendre.

– Allons ! murmura-t-il avec un sourire, ce n’est pas aujourd’hui encore que je serai suivi, et que les bleus découvriront la retraite de M. Hector.

Il arma son fusil, le plaça sur son épaule et continua sa route à pied, se glissant à travers les broussailles avec la souplesse et la légèreté d’un chat.

– Qui va là ? dit tout à coup une voix derrière lui. Grain-de-Sel tressaillit, se retourna et porta sur-le-champ la crosse de son fusil à son épaule droite.

Mais en cet endroit le bois était si fourré et la nuit si obscure, que Grain-de-Sel ne vit rien.

– Qui va là ? demanda-t-il à son tour.

Nul ne répondit.

Alors Grain-de-Sel voulut rebrousser chemin, tant il avait peur que ce ne fût un bleu qui l’eût suivi. Il fit deux pas en arrière et répéta :

– Qui donc a parlé ?

Soudain l’enfant reçut un vigoureux coup de bâton sur la tête, jeta un cri étouffé et tomba étourdi et comme foudroyé.

Alors un homme, qui s’était tenu dissimulé jusque-là derrière un tronc d’arbre, s’avança son bâton à la main, et se pencha sur Grain-de-Sel.

Grain-de-Sel était évanoui.

L’homme ne s’amusa point à s’assurer s’il avait tué ou non le petit Vendéen.

Il ouvrit vivement la veste de l’enfant et en retira la lettre de Diane.

Or, l’homme qui venait d’étourdir Grain-de-Sel d’un coup de bâton et qui lui avait volé la lettre que l’enfant portait sur sa poitrine, cet homme, c’était Ambroise.

Le valet de chambre de feu le baron Rupert, une fois en possession de la lettre, prit le corps du petit Vendéen dans ses bras et le poussa dans une broussaille. Le coup de bâton avait entamé le cuir chevelu. Un flot de sang s’était répandu sur le visage de Grain-de-Sel.

– Il est mort, pensa Ambroise.

Puis il s’élança au travers des chênes rabougris et du fourré vers le trou à renard, dont il connaissait maintenant parfaitement le chemin.

Ambroise avait souvent accompagné le général à la chasse ; vingt fois il avait passé auprès de la petite ouverture de ce vaste souterrain, qui communiquait avec le parc de Main-Hardye.

Seulement, il s’était toujours imaginé que cette ouverture n’était qu’une excavation sans importance, un simple trou à renard.

Ambroise écarta les broussailles qui en masquaient l’entrée, puis il se coucha à plat ventre, posa ses deux mains sur sa bouche et fit entendre un houhoulement exactement semblable à celui de Grain-de-Sel.

Une minute s’écoula et rien ne troubla le silence qui régnait autour du valet.

Le trou était noir, et Ambroise n’était pas homme à s’y aventurer.

Les ténèbres avaient pour lui toute l’horreur de l’inconnu.

Il répéta son houhoulement.

Puis il attendit.

– Pardieu, se dit-il, si le comte ne répond pas, c’est que probablement Grain-de-Sel a l’habitude de faire la chouette trois fois de suite.

Et, pour la troisième fois, il répéta le houhoulement. Aussitôt le coup de sifflet bien connu des gens du Bocage lui répondit.

– Ah ! ah ! murmura Ambroise, la bête fauve est baugée.

Il se releva et attendit encore.

Peu à peu un bruit se fit dans le souterrain, un bruit lointain et confus d’abord, qui se rapprocha insensiblement.

Ambroise reconnut bientôt que ce bruit était celui d’un pas retentissant sur le sol sonore du souterrain.

Puis ce bruit cessa et le coup de sifflet se fit entendre de nouveau.

Ambroise répéta son houhoulement.

Les pas se firent entendre derechef, et bientôt ils furent si distincts qu’Ambroise eut un battement de cœur.

– Le voilà ! pensa-t-il.

En effet, une voix basse, comprimée, demanda des profondeurs du souterrain :

– Est-ce toi, Grain-de-Sel ?

– Non, répondit le valet, c’est moi, Ambroise, le valet de chambre de madame la baronne.

– Àdistance alors ! cria la voix.

Puis Ambroise, qui s’était prudemment écarté, vit apparaître hors du trou de renard un homme qui se dressa tenant un pistolet de chaque main.

– Arrière ! répéta le comte, car c’était lui, arrière !

Ambroise recula d’un pas.

– Monsieur le comte, dit-il, je vous apporte une lettre de madame la baronne.

Le comte, qui avait une grande habitude de l’obscurité, jetait autour de lui un regard rapide et s’assurait qu’Ambroise était seul.

– Ah ! monsieur le comte, dit Ambroise, vous devez pourtant me reconnaître à la voix.

– En effet, répondit le comte. Et… tu m’apportes une lettre de madame Diane ?

– Oui, monsieur le comte.

– Pourquoi Grain-de-Sel n’est-il pas venu ?

– Parce que les bleus l’emmènent.

– Hein ? fit le comte.

– Monsieur Hector, reprit Ambroise en jetant son fusil à terre, à deux pas devant lui, voici la seule arme que je possède.

– Donne la lettre.

– La voici, répéta Ambroise.

– Avance, dit le comte.

M. de Main-Hardye, qui tenait toujours son pistolet à la hauteur du front d’Ambroise, prit la lettre.

La nuit était trop sombre pour qu’il pût la lire, mais il en palpa le cachet.

– C’est bien d’elle, murmura-t-il. Puis il renouvela sa question :

– Pourquoi Grain-de-Sel n’est-il pas venu ?

– Parce que, répondit Ambroise, les bleus l’ont pris pour leur servir de guide.

– Comment cela ?

– Les hussards ont quitté Bellombre, il y a une heure.

– Ah ! dit le comte, qui respira.

– Grain-de-Sel était en route, et il vous apportait cette lettre.

– Bien, après ? fit le comte, toujours soupçonneux.

– Les hussards ne comptaient partir que demain, mais une ordonnance est arrivée de Poitiers au grand galop, et a apporté un message au colonel.

« – Àcheval ! messieurs ! a commandé le colonel.

« Il a fait sonner le boute-selle et on est parti. Comme le colonel sortait de Bellombre, il a rencontré Grain-de-Sel. Le bambin était à cheval, et il vous apportait cette lettre.

« – Où vas-tu ? lui a demandé le colonel.

« – C’est M. le marquis, a répondu l’enfant, qui m’envoie à Bellefontaine, chez M. le curé. Le capitaine Aubin, vous savez, monsieur le comte, le capitaine…

– Mon ami, interrompit Hector.

Le capitaine lui a dit :

« – Puisque tu vas à Bellefontaine, qui est sur la route de Poitiers, tu peux bien nous servir de guide, le ciel est sombre…

« – Oh ! volontiers, capitaine. »

« J’étais à trois pas de distance, regardant défiler l’escadron.

« Grain-de-Sel s’est tourné vers moi. Alors je me suis approché, et, comme la nuit était noire, il a pu me glisser sa lettre dans la main et ces mots à l’oreille :

« – Au trou du renard… le comte… trois houhoulemmts. Et il est parti.

« Je me suis mis à courir à travers les bois, et me voilà. »

Ambroise avait raconté tout cela avec une naïveté et un air de bonne foi qui écartèrent tout soupçon de l’esprit du comte.

– As-tu la mèche soufrée de Grain-de-Sel ?

– Non, monsieur le comte.

Hector de Main-Hardye hésita un moment. Mais enfin il prit un parti et dit à Ambroise :

– Quand madame Diane a remis cette lettre à Grain-de-Sel, les hussards devaient-ils être partis ?

– Non.

– Donc elle ne le savait pas.

– Non.

– Et il n’y a plus un seul soldat à Bellombre ?

– Pas un.

Le comte hésita encore.

– Monsieur le comte, dit Ambroise, qui en ce moment fut sublime d’audace, si j’avais un conseil à vous donner…

– Parle.

– Ce serait d’attendre à demain…

– Non, répliqua le comte qui crut désormais à la sincérité du valet, il y a trop longtemps que je ne l’ai vue.

– Cependant, monsieur le comte…

– Non, je veux aller à Bellombre, répéta Hector avec fermeté. Je veux la voir !

– Alors, je le tiens ! murmura le valet, qui s’était vendu corps et âme au plus implacable ennemi du comte.

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