– Ramasse ton fusil, dit le comte, et marche devant moi.
Ambroise se baissa et mit son fusil en bandoulière.
Puis il marcha devant le comte.
Hector avait toujours ses pistolets à la main, mais sa défiance s’était évanouie.
Ambroise était, après tout, le valet de chambre de feu le baron Rupert.
Donc il devait être dévoué à la baronne.
Et puis Hector aimait si ardemment madame Diane qu’il avait fallu toutes les supplications de la jeune femme et le dévouement entêté de Grain-de-Sel pour l’empêcher d’aller à Bellombre tant que les hussards s’y trouvaient.
Or, du moment où l’escadron avait quitté ses cantonnements, du moment où le pays était libre, Hector sentait son cœur battre avec trop de violence pour qu’il pût attendre le lendemain.
Il voulait voir sa chère Diane !
Ambroise cheminait d’un pas leste à travers les taillis.
D’ailleurs, la pluie ne tombait plus, le vent se taisait et la lune commençait à se dégager des nuages.
En vingt minutes, le comte et son guide improvisé eurent atteint la limite extrême de ce fouillis de broussailles qui environnait le trou du renard, et ils purent cheminer plus librement sous la futaie.
Hector était si impatient de revoir madame Diane qu’il essaya de tromper cette impatience en parlant d’elle.
– Que s’est-il passé à Bellombre ? demanda-t-il au valet.
– Je ne sais pas, monsieur le comte ; mais il me semble que le général est tout changé.
– Comment ?
– Le général devenait pâle de colère, autrefois, quand on parlait de vous…
– Et… aujourd’hui ?
– Aujourd’hui il parle de vous comme si vous étiez déjà le mari de madame la baronne.
Le comte eut un sourire.
– Et, poursuivit Ambroise, il m’a envoyé hier à Poitiers.
– Pourquoi ?
– Chez Harlet, le carrossier.
– Ah ! ah !
– Pour dire à Harlet qu’il fît mettre en état sa chaise de poste. Il paraît que le général va faire un voyage…
Le comte écoutait avec un intérêt toujours croissant les confidences d’Ambroise. Le valet continua :
– Ce matin, le général et madame Diane se promenaient dans le parc. Il ne pleuvait pas. Moi, j’étais assis sous le grand arbre qui est devant le perron ; je lisais la Gazette de France. Le général et madame la baronne sont passés près de moi.
– Et ils t’ont vu ?
– Non, monsieur le comte. Ils causaient à mi-voix.
– Et tu as entendu ?
– Oui, monsieur le comte.
– Que disaient-ils ?
– C’était le général qui parlait.
– Ah !
« – Mon enfant, disait-il, si les hussards partent demain, comme cela est décidé, ma petite combinaison sera très bonne.
« – Qu’avez-vous combiné, mon père ?
« – La chaise de poste attendra vers minuit, demain, dans le bois Fourchu, et nous aurons fait quinze ou vingt lieues avant le point du jour. Nous arriverons à Rochefort juste quelques heures avant le départ de ce paquebot anglais dont je t’ai parlé.
« – Mais, a dit madame Diane, si on allait reconnaître Hector ? »
Le général s’est pris à sourire.
« – C’est impossible, a-t-il dit, et cela pour deux raisons : la première, c’est que jamais on ne pourra supposer à trente lieues à la ronde qu’un Main-Hardye voyage dans la voiture du marquis de Morfontaine.
« – Et la seconde ? a demandé madame la baronne.
« – La seconde, mon enfant, c’est que la paire de favoris roux et la livrée de laquais que je destine à ton époux seront le meilleur passeport. »
On le voit, Ambroise avait écouté assez attentivement la conversation du général et de sa fille, à travers la fente du mur de la bibliothèque.
– Et c’est tout ce que tu as entendu ?
– Tout. Ils se sont éloignés.
– Madame Diane est-elle triste ?
– Elle est fort gaie, au contraire.
– Chère Diane, murmura Hector.
– Et les officiers, qui aiment tous M. le comte, sont aussi de belle humeur.
– Vraiment ?
– Ah dame ! je sers à table, fit naïvement Ambroise, et j’ai entendu le capitaine Aubin qui disait gaiement à déjeuner :
« – Décidément, je crois que ce pauvre Main-Hardye a vu, à l’heure qu’il est, les côtes de France s’effacer à l’horizon.
« – C’est probable… a ajouté le général.
« – Bah ! a dit à son tour le vieux colonel, un déserteur de ce genre n’est jamais déshonoré. Hector de Main-Hardye, s’il est parti, attendra patiemment à l’étranger que le roi accorde pleine et entière amnistie.
« – Puis, a dit le capitaine Aubin, il rentrera fort paisiblement en Vendée, et s’il a laissé quelque part une femme qu’il aime…
« – Il l’épousera au grand soleil, a ajouté le général en souriant. »
Tandis que le perfide valet jetait dans le cœur du comte toutes ces espérances, se gardant bien de lui parler de ses trois rivaux, les neveux du général, le comte avait atteint la lisière du bois, et il fut étonné d’entendre retentir un bruit sourd sur le sol.
– Qu’est-ce que cela ? fit-il, vérifiant, par un sentiment de prudence, les amorces de ses pistolets.
– Tiens, fit Ambroise d’un air étonné, c’est un cheval. Et il désigna du doigt sous les arbres une masse noire qui se mouvait.
– Un cheval ! fit le comte en s’approchant.
– C’est le cheval de Grain-de-Sel ; le drôle sera allé jusqu’à Bellefontaine, dit Ambroise, puis il sera revenu, et tandis que nous quittions le trou du renard, il en prenait le chemin.
Le comte mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet, espérant que le houhoulement de Grain-de-Sel lui répondît.
Mais Grain-de-Sel ne répondit pas.
Un soupçon passa dans l’esprit d’Hector.
– Qui sait, pensa-t-il, si cet homme ne me trahit pas ?
Mais après s’être adressé cette question le comte fut contraint de se répliquer à lui-même :
– Pourquoi ? dans quel intérêt me trahirait-il ?
Cet intérêt, le comte n’aurait pu le deviner que s’il eût songé à l’amour cupide dont les trois neveux du général environnaient leur belle cousine.
Et puis il était trop tard. Le comte n’avait plus le droit d’hésiter. Déjà, au travers des arbres, brillaient les lumières du manoir de Bellombre.
– Diane… chère Diane ! murmura le comte.
Puis il dit à Ambroise :
– Détache ce cheval et conduis-le par la bride, il me servira pour retourner. Grain-de-Sel devinera que je m’en suis emparé.
Ambroise obéit et le comte s’élança hors du bois et courut vers la clôture du parc.
Avant d’atteindre la brèche par laquelle il passait ordinairement, Hector se retourna :
– Les hussards sont partis, dit-il ; mais il pouvait fort bien y avoir dans les environs quelques retardataires.
– Oh ! ne craignez rien, monsieur le comte.
– N’importe ! fais le guet.
– Dois-je vous attendre ici ?
– Oui.
Le comte poursuivit sa route, les yeux fixés sur la lumière qui brillait derrière les persiennes de madame Diane.
Comme à l’ordinaire, il voulut s’élancer et franchir le fossé du parc…
Mais au même instant Ambroise entendit un cri de douleur, puis une exclamation de colère.
Le comte venait de se prendre les deux jambes dans les dents de scie du piège à loup.
Et soudain le valet perfide, qui se tenait à distance, lâcha ses deux coups de fusil.
Puis il sauta sur le cheval, et, le frappant à grands coups de talon, il le mit au galop.
– Maintenant, dit-il, je vais à Poitiers prévenir le conseil de guerre.
*
* *
Ambroise, on le sait, avait menti à M. de Main-Hardye.
Les hussards n’avaient point quitté le pays, et le château de Bellombre, outre le colonel et le capitaine Aubin, renfermait une trentaine de soldats et quatre sous-officiers.
Un poste était même établi dans un pavillon qui s’élevait dans un coin du parc, et ce poste était commandé par le capitaine Aubin.
Le pavillon était à peine à cent mètres de distance de la brèche où le malheureux comte venait de se prendre comme une bête fauve.
Aux deux coups de fusil qui retentirent derrière lui, Hector riposta au hasard en faisant feu de ses deux pistolets.
Ces quatre détonations mirent le poste en rumeur, les hussards s’élancèrent hors du pavillon et se prirent à courir dans la direction où s’étaient fait entendre les derniers coups de feu, et comme la lune s’était tout à fait dégagée des nuages, le capitaine Aubin, qui marchait en avant de ses soldats, aperçut bientôt un homme qui se débattait et essayait vainement de fuir.
En même temps, les fenêtres du château s’ouvraient : ses habitants, mis en alerte par les coups de feu, s’élançaient au-dehors. Soudain, le capitaine Aubin jeta un cri terrible, un cri d’épouvante et de douleur.
Dans l’homme qui se débattait en des liens mystérieux, il venait de reconnaître son ami le comte Hector.
Et le capitaine n’était point seul, une douzaine de hussards l’entouraient, et il lui était désormais impossible de dégager Hector et de lui dire :
– Fuis ! malheureux… fuis au plus vite !
Hector avait les deux jambes étreintes dans le piège, et, malgré sa vigueur presque herculéenne, il ne parvenait point à rouvrir les deux lames de scie qui le meurtrissaient horriblement.
Les hussards reconnurent leur ancien commandant, et tandis que Charles Aubin, consterné, pétrifié, ne songeait même pas à donner un ordre, ils s’y prirent à quatre et finirent par desserrer le piège.
Hector se retrouva libre…
Mais il était au milieu de neuf hommes, et ces neuf hommes avaient pour consigne de l’arrêter et de le faire prisonnier partout où ils le trouveraient.
– Ah ! malheureux ! balbutia le capitaine, pourquoi donc es-tu venu ?
– J’ai été trahi.
– Par qui ?
– Par Ambroise, le valet de chambre de Diane, murmura Hector anéanti.
– Mon capitaine, s’écria un des hussards, nous sommes huit ici, mais nous serons muets comme un seul homme : il faut laisser fuir le commandant.
– Malheureux ! s’écria Hector à son tour, tu veux donc te faire fusiller ? Ami, dit-il, fais ton devoir.
Le capitaine chancelait sur lui-même comme un homme ivre, regardant tour à tour ce piège à loup, dont il ne s’expliquait pas la présence en ce lieu, et son ami Hector, qui avait déjà repris son sang-froid et avait sur les lèvres un sourire plein de résignation.
Les gens du château accouraient.
Le général était à leur tête, et deux de ses neveux, M. de Passe-Croix et le chevalier de Morfontaine, étaient avec lui.
Plusieurs domestiques suivaient, portant des torches.
Par une autre allée Hector vit déboucher le vieux colonel et une dizaine de hussards.
Et l’infortuné jeune homme se trouva entouré par une trentaine de personnes, qui toutes laissèrent échapper un cri de douleur et d’effroi.
– Sang-Dieu ! exclama le général, qui, d’un coup d’œil, devina tout, qui donc a placé ce piège à loup ?
Et il promena un œil sévère sur les gens qui l’entouraient.
Mais ses neveux demeuraient impassibles, et quant aux serviteurs du château, aucun ne put se troubler : ils étaient innocents.
– Je ne sais pas qui a placé ce piège, général, dit M. de Main-Hardye, mais je sais bien que j’ai été trahi par un de vos gens.
– Son nom ? s’écria le général, qui retrouva sa colère de vingt ans.
– Ambroise.
– Le valet de chambre de Diane ?
– Oui. Il m’a attiré ici… me disant que madame Diane m’attendait… que les hussards étaient partis.
– Infamie ! s’écria le baron de Passe-Croix avec un accent si naïf que pas un de ceux qui étaient là n’eût pu songer une minute qu’il avait trempé dans cette trahison.
Le comte seul avait retrouvé un grand calme au milieu de l’agitation générale.
Mais tout à coup un cri perçant se fit entendre, et une femme à peine vêtue s’élança au milieu du groupe qui entourait le comte.
C’était Diane !
Diane, qui au bruit des coups de feu avait été saisie d’un horrible pressentiment ; Diane, qui accourait dans sa toilette de nuit et qui se jeta au cou du comte et n’eut plus le courage de dissimuler son amour.
– Ah ! malheureux ! malheureux ! répéta-t-elle avec le délire de l’épouvante.
Le général était consterné ; les officiers baissaient la tête.
Diane avait enlacé Hector et le couvrait de baisers.
Soudain ses bras se distendirent, et elle cessa d’étreindre Hector, et, se retournant vers le colonel, elle lui prit les mains :
– Ô mon ami, dit-elle, mon ami, ayez pitié de moi…
Elle parlait avec des sanglots dans la voix, elle avait le visage baigné de larmes, elle avait fini par porter à ses lèvres la main du vieux soldat.
– Ah ! murmurait-elle, au nom du ciel, au nom de votre amitié pour mon père… sauvez-le !
– Madame, répondit le colonel, sur la joue duquel on vit couler une larme, je suis un soldat et il faut que je fasse mon devoir… J’ai prié Dieu, je lui ai demandé comme une grâce suprême de ne point jeter M. de Main-Hardye sur ma route, Dieu n’a pas voulu m’exaucer… M. de Main-Hardye est mon prisonnier.
– Pauvre Diane ! murmurait Hector, dont le calme s’était démenti au contact des baisers de la jeune femme.
Le colonel s’approcha de lui, et avec une brusquerie qui cachait mal son émotion, il lui dit :
– Allons, monsieur, puisque vous voilà prisonnier de guerre, il faut nous suivre au château.
– Colonel, dit vivement le général, m’accorderez vous une grâce ?
– Parlez, général.
– Je désirerais que M. de Main-Hardye ne fût point conduit au château… à cause de Diane… Vous comprenez ?
– Où le conduire, alors ?
Le général étendit la main et montra un pavillon perdu dans les massifs du parc.
– Soit, dit le colonel.
M. de Morfontaine et le capitaine Charles Aubin échangèrent un regard mystérieux.