XIII

Le pavillon qu’on assignait à Hector pour prison se composait d’une petite salle au rez-de-chaussée et d’une salle de même dimension au premier étage.

Un escalier de bois reliait le tout.

La pièce du bas était une sorte de serre où l’hiver on entassait les caisses d’arbustes qui craignaient la gelée et le froid.

La pièce du haut avait été convertie en salon d’été.

C’était là que, pendant les beaux jours, madame la baronne Rupert venait s’enfermer pour travailler, lire ou faire de la tapisserie.

Hector le regarda.

– Tu vas être seul ici avec un valet de chambre du château. On fermera simplement la porte et je placerai des sentinelles à l’entour du pavillon.

– Oh ! mon Dieu ! répondit le comte, je n’ai nul désir de m’évader, et je vais te donner ma parole…

– Je n’en veux pas !

– Hein ?

– Je n’en veux pas, te dis-je, répliqua le capitaine avec une sorte de brutalité affectueuse.

– Pourquoi ?

– Je ne sais, mais je te supplie de demeurer mon prisonnier dans les conditions ordinaires.

Et le capitaine s’en alla sans vouloir écouter Hector.

Celui-ci jeta les yeux autour de lui, fit l’inspection de la salle du rez-de-chaussée, et gravit ensuite l’escalier tournant qui conduisait au premier étage du pavillon.

Là, il se laissa tomber triste et rêveur sur un siège :

– Pourquoi donc, se demanda-t-il, Aubin ne veut-il pas que je sois son prisonnier sur parole ?

Cette question, qu’il s’adressait sans pouvoir la résoudre, eut pour effet de distraire un moment sa pensée en lui faisant perdre de vue pendant quelques minutes sa terrible situation. Mais bientôt le sentiment de la réalité lui revînt : Hector était trop militaire pour ne pas savoir quel sort l’attendait.

D’abord il était dans le cas ordinaire de désertion et le Code martial punit le déserteur de la peine de mort.

Ensuite l’acharnement avec lequel il s’était battu contre le nouveau régime lui ôtait tout espoir de jamais être gracié.

Hector avait toujours eu un profond dédain de la vie, et certes il avait trop souvent bravé la mort sur les champs de bataille pour la craindre : mais il aimait Diane.

Diane qui mourrait de douleur, Diane qui avait senti tressaillir dans son sein le fruit de leur amour…

Diane enfin, si longtemps séparée de lui par la double haine de leurs pères, et qui maintenant pouvait être sa femme…

Hector demeura longtemps assis, la tête dans ses mains, les yeux rouges et secs, et comme frappé de prostration.

Puis tout à coup il se leva, alla ouvrir la croisée et plongea son front brûlant dans l’air du matin.

Le jour croissait. Àtravers les arbres on voyait poindre les pignons blancs du château de Bellombre, et l’œil d’Hector chercha sur-le-champ la fenêtre de Diane.

Une lampe y brillait encore, en dépit des premiers rayons de l’aube.

Diane veillait…

Hector sentit battre son cœur, et il éprouva soudainement, lui si résigné tout à l’heure, un ardent désir de la vie, un besoin impérieux de liberté.

Il regarda à ses pieds, comme regarde un prisonnier à l’heure où il songe à son évasion.

Le capitaine Aubin avait placé deux factionnaires à l’unique porte du pavillon et un autre sous chaque fenêtre.

Le hussard placé au-dessous de celle où Hector venait d’apparaître leva la tête en ce moment et lui dit :

– Mon commandant, il ne faudrait pas faire de bêtises.

Hector tressaillit et reconnut son ancien brosseur.

– Ah ! dit-il, c’est toi, Pataud ?

– Oui, mon commandant.

– De quelles bêtises veux-tu parler ?

– Je veux dire qu’il ne faudrait pas essayer de sauter par la fenêtre.

– Pourquoi ?

– Parce que le colonel a donné la consigne de tirer sur vous si vous tentiez de vous évader.

– C’est bon, je ne sauterai pas.

Pataud poursuivit :

– Faut croire, mon commandant, que vous allez être prisonnier ici au moins trois ou quatre jours.

– Ah ! tu crois ?

– Dame ! c’est le colonel…

– Que disait le colonel ?

– Il parlait au général tout à l’heure, et lui disait : « Vous savez que l’ordre de retourner à Poitiers m’est arrivé. Je vais donc faire sonner le boute-selle dans une heure ; mais je ne veux point me charger de notre malheureux prisonnier, et je vais le laisser ici jusqu’à nouvel ordre… et sous la garde du capitaine Aubin et d’un peloton de dix hommes. »

– Ah ! dit Hector, les hussards s’en vont ?

– Oui, mon commandant.

– Toi aussi ?

– Non, moi, je reste.

Et le hussard ajouta en soupirant :

– Nous n’avons pas de chance, mon commandant. Et c’est nous tous, qui vous aimons tant, qui allons vous garder pour le conseil de guerre. C’est dur !

Hector eut un sourire triste, salua Pataud d’un geste et revint s’asseoir auprès d’une table placée au milieu du pavillon.

– Il est évident, pensa-t-il, que du moment où le colonel a donné pour consigne de tirer sur moi, il n’a nulle envie de me laisser échapper. D’ailleurs, je le connais…, il est esclave de son devoir. Mais… cependant…

Hector se prit à rêver.

– Pourquoi donc Charles Aubin, à qui j’offrais ma parole d’honneur de ne point chercher à m’évader, l’a-t-il refusée brutalement ?

Le comte de Main-Hardye ne pouvait concilier dans son esprit cette alliance bizarre de la consigne sévère donnée par le colonel avec l’insistance employée par le capitaine Aubin pour ne point accepter sa parole.

Il se leva de nouveau et alla s’accouder une fois encore à sa croisée.

Pataud avait été relevé de faction et remplacé par une recrue entrée au régiment depuis la désertion du commandant.

Hector ne connaissait pas ce jeune soldat.

Mais il aperçut à quelque distance, dans le parc, le vieux général de Morfontaine qui se promenait avec le colonel, et le bruit de leurs voix arriva jusqu’à lui.

– Mon cher général, disait le vieil officier, ne vous faites pas d’illusions…

– J’irai trouver le roi, vous dis-je, j’irai.

– Le roi vous refusera.

– Oh ! par exemple !

– Le roi n’est ni cruel ni vindicatif, croyez-le bien, poursuivit le colonel ; mais les circonstances sont terriblement impérieuses… Pardonner au comte de Main-Hardye, c’est rallumer la guerre en Vendée.

Le général haussa les épaules.

– Le roi vous refusera, mon général, répéta le colonel.

– Mais enfin, corbleu ! s’écria M. de Morfontaine, ma fille l’aime.

Le colonel soupira.

– Et je ne puis laisser fusiller l’homme qui doit être son époux.

– Général, répondit le colonel, je réponds de lui sur mon honneur ; mais il ne sera point toujours entre mes mains, et je souhaite que vous puissiez le sauver…

En prononçant ces derniers mots, le colonel leva la tête et aperçut Hector à la fenêtre du pavillon.

– Chut ! dit-il tout bas au général.

Celui-ci salua Hector et dit à son compagnon :

– Est-ce qu’il m’est interdit de le voir ?

– Non, certes.

– Alors laissez-moi entrer dans le pavillon. Je veux lui parler de Diane.

– Comte, dit le colonel élevant la voix, voulez-vous recevoir le marquis de Morfontaine ?

– Ah ! certes, répondit Hector avec joie.

Et il s’élança du premier étage au rez-de-chaussée, descendant les marches de l’escalier quatre à quatre.

Les hussards de faction à la porte l’ouvrirent, laissèrent entrer le général et donnèrent sur lui un solide tour de clef.

C’était leur consigne.

Hector se jeta dans les bras du vieux marquis.

– Mon père ! murmurait-il.

Le général le prit dans ses bras et le serra avec effusion. Puis il lui dit à l’oreille :

– Parlez bas, comte, parlez très bas.

– Pourquoi, mon père ?

Le général montra l’escalier.

– Montons, dit-il.

Hector le suivit et tous deux gagnèrent l’étage supérieur. Alors le général ferma la fenêtre et regarda le comte.

– Vous êtes bien calme, lui dit-il. Car déjà Hector souriait.

– Je suis résigné, mon père.

– Résigné à mourir ? exclama le général avec une sorte de terreur.

– Mon père, dit Hector, dont le calme menteur disparut, vous savez que j’aime Diane.

– Je sais tout, répliqua M. de Morfontaine, tout absolument.

– Il faut que Diane ait un époux.

– Oh ! certes.

– Et que notre enfant… ait un père.

– Il en aura un, comte.

– Général, continua Hector, aux termes de la loi martiale, j’ai mérité la mort, et je serais loin de me plaindre si je n’aimais notre pauvre Diane. Mais on peut retarder l’heure de mon exécution, on peut me donner le temps de faire la baronne Rupert comtesse de Main-Hardye.

– Ah ! dit le général, vous avez espéré cela, mon fils ?

– Oui, général.

– Et… rien de mieux ?

Hector secoua la tête et eut un sourire mélancolique :

– J’ai entendu le colonel, tout à l’heure, causant avec vous dans le parc.

– Ah !

– Et le colonel vous disait que les circonstances étaient exceptionnelles, terribles, et que le roi refuserait ma grâce.

Le général, qui baissait la voix de plus en plus, eut un sourire énigmatique et dit :

– Ce serait le dernier moyen à employer.

Hector fit un geste de surprise.

Le général reprit :

– Vous êtes prisonnier, ici, mon cher comte.

– Hélas ! je le vois bien.

– Si vous tentiez de sortir, soit par la porte, soit par la fenêtre, on ferait feu sur vous…

– Je ne le tenterai pas.

– Mais cependant, ajouta M. de Morfontaine, le capitaine Aubin n’a pas voulu de votre parole.

– J’avoue que je n’ai pas compris pourquoi, mon cher général.

– Écoutez-moi bien, comte.

Et le général s’assit auprès d’Hector :

– Vous êtes prisonnier de guerre, le colonel du régiment vous fait enfermer dans ce pavillon, pose des sentinelles à toutes les portes et leur dit : Si le prisonnier cherche à fuir, tirez sur lui !

– C’est logique, dit Hector.

– Mais le colonel ne peut pas empêcher le ciel de faire un miracle en votre faveur.

– Plaît-il ? fit Hector étonné.

– Si vous êtes possesseur, par exemple de l’anneau du roi Gygès, qui rendait invisible, et que vous passiez inaperçu à travers les dalles, le colonel n’y peut rien.

– Malheureusement, je n’ai pas le fameux anneau, général.

– Attendez donc… attendez…

M. de Morfontaine souriait.

Hector tressaillit et pensa :

– On travaille à me sauver.

Et regardant le général :

– Je vous écoute, mon père, dit-il.

– Le colonel, en vous gardant prisonnier, poursuivit M. de Morfontaine, remplit son devoir, et il doit prendre toutes les précautions possibles pour vous empêcher de fuir.

– C’est son droit, général.

– Mais moi, reprit M. de Morfontaine, moi qui ne suis plus soldat, moi qui ne sers ni Louis-Philippe, ni Charles X, mais qui suis le père de Diane, de Diane que vous aimez et qui mourrait s’il vous arrivait malheur !…

– Ah ! taisez-vous, mon père…

– Je dois faire tout ce que je pourrai dans le but de vous sauver.

Hector secoua de nouveau la tête.

– C’est difficile… murmura-t-il.

– Mais non impossible.

– Que dites-vous ?

Hector eut un battement de cœur et ses yeux brillèrent de joie.

– Vous ne verrez pas Diane aujourd’hui, reprit le général.

– Est-ce que le colonel s’y oppose ?

– Non, c’est moi.

– Vous ?

Et Hector regarda le général.

– Moi, répéta M. de Morfontaine, parce que Diane est trop faible, trop émue encore pour supporter cette entrevue.

– Ah ! général…

– Du moins, dit M. de Morfontaine, c’est une raison que j’ai donnée au colonel.

– Dans quel but ?

– Pour le colonel, Diane et moi nous partons aujourd’hui même.

– Mon Dieu !

– Et nous allons à Paris nous jeter aux pieds du roi et demander votre grâce.

– Vous savez bien qu’on vous la refusera.

– Chut ! Écoutez…

– Voyons !

– Nous monterons en chaise de poste juste au moment où le colonel et ses hommes auront le pied à l’étrier, et nous suivrons la même route que le régiment jusqu’à trois lieues d’ici.

– Bon ! Après ?

– Après, nous tournerons bride, et la chaise, au lieu de rouler vers Paris, prendra la route de Rochefort.

– Je ne comprends pas… dit le comte.

– C’est pourtant bien simple, mon cher, répondit le général. Ma chaise de poste s’arrêtera à une lieue d’ici, dans les bois, et vous attendra.

– Moi ! moi ! fit Hector sur deux tons différents.

– N’était-il pas convenu, il y a deux jours, que vous nous suivriez, Diane et moi, déguisé en laquais ?

– Oui, certes, mais alors…

– Alors vous n’étiez pas prisonnier, voulez-vous dire, n’est-ce pas ?

– Oui, général.

– Passez votre journée comme vous pourrez, dit M. de Morfontaine ; tâchez de ne pas vous ennuyer trop, et attendez la nuit… avec confiance.

– La nuit !…

– Demain au point du jour nous serons loin d’ici, soyez tranquille.

Hector étouffa un cri de joie, tant il avait foi, aux paroles du père de Diane. Mais tout aussitôt il fronça le sourcil.

– Les hussards veulent donc me laisser évader ? dit-il. Oh ! s’il en est ainsi, je ne veux pas fuir… Je ne veux point les envoyer au conseil de guerre à ma place.

– Rassurez-vous, dit le général. Les hussards continueront à veiller aux portes et aux fenêtres, et ce n’est ni par les portes ni par les fenêtres que vous sortirez.

– Par où donc ?

– C’est mon secret.

– Mais, cependant…

– Adieu, dit le général… Àce soir.

Et M. de Morfontaine s’en alla, serrant la main à Hector, mais ne voulant point lui confier ses moyens d’exécution. Une heure après, le comte entendit sonner le boute-selle. Les hussards partaient pour Poitiers. Puis il entendit crier sur le sable de l’avenue les roues de la chaise de poste qui emportait le général et sa fille.

Enfin un domestique du château lui apporta quelques aliments, et, derrière lui, le comte vit entrer le capitaine Aubin.

Ce dernier lui dit vivement :

– Le général est parti pour Paris avec Diane… Il obtiendra peut-être ta grâce…

– J’en doute, répondit Hector.

– Moi aussi, fit le capitaine en soupirant.

Les deux amis causèrent environ une heure puis Charles Aubin se retira.

Hector compta les minutes durant toute cette journée, aussi impatient de revoir Diane que curieux de savoir comment le général parviendrait à le faire sortir de sa prison.

Enfin, la journée s’écoula, le soleil disparut derrière les grands arbres du parc, la nuit vint.

Hector se remit à la croisée et regarda.

La nuit était lumineuse et les sentinelles se promenaient de long en large autour du pavillon.

– Comment diable vais-je sortir d’ici ? se demanda-t-il pour la centième fois au moins depuis le matin.

Au moment où il s’adressait cette question, le comte crut entendre un bruit souterrain, et il ferma aussitôt sa croisée.

Puis il écouta…

Le bruit continuait.

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