Le bruit sourd que le comte entendait semblait partir des entrailles de la terre, verticalement au-dessous du pavillon.
Le comte, qui se trouvait au premier étage, descendit au rez-de-chaussée.
Le bruit lui parut plus distinct, quoique assez léger pour n’être point entendu au-dehors du pavillon.
Il était bizarre : on aurait dit la pioche d’un démolisseur entraînant un mur.
Hector se coucha à plat ventre et colla son oreille au sol.
Le sol était formé de larges dalles de pierre. Tout à coup l’une de ces dalles sembla remuer légèrement sous Hector.
Il se leva précipitamment et regarda.
La dalle subissait de légers soubresauts.
Hector comprit alors qu’elle recouvrait quelque souterrain par lequel il allait retrouver le chemin de la liberté.
Alors, s’armant d’un flambeau, il jeta les yeux autour de lui, cherchant un outil, un instrument quelconque avec lequel il pût aider le mystérieux ami qui venait à son secours.
Son regard tomba sur un ciseau plat de menuisier, instrument qui servait sans doute au jardinier du château.
Il s’en empara, le glissa entre la dalle voisine et exerça une pesée vigoureuse.
En quelques secondes la dalle fut soulevée, et le comte, étonné, vit apparaître la tête pâle et amaigrie du vicomte de la Morlière.
– Chut ! dit celui-ci.
Et il se hissa hors de ce trou noir et béant que le descellement de la dalle venait de mettre à découvert.
Hector et M. de la Morlière se connaissaient à peine.
Ils s’étaient rencontrés quatre ou cinq fois peut-être, dans le monde parisien, avant la révolution de Juillet.
Tout ce qu’Hector savait de M. de la Morlière, c’est qu’il avait eu longtemps des prétentions à la main de sa cousine, même avant le mariage de Diane avec le baron Rupert.
Mais de là à supposer une minute, même en admettant que le vicomte aimât toujours sa cousine, à supposer, disons-nous, qu’il fût homme à le trahir et à avoir ourdi contre lui la plus infâme des trahisons, certes, il y avait loin pour Hector.
M. de Main-Hardye était trop chevaleresque, trop loyal pour comprendre la lâcheté et la déloyauté poussées à de telles limites.
– Ah ! monsieur, lui dit-il, en lui tendant spontanément la main, merci… mille fois !
Le vicomte répondit simplement :
– Monsieur, vous aimez Diane, et Diane vous aime : cela doit vous faire trouver ma conduite toute naturelle.
– Vous êtes un vrai gentilhomme !
– Et puis mon oncle a commandé, j’ai obéi. C’est lui qu’il faut remercier.
– Et vous, monsieur.
Hector pressait toujours la main de M. de la Morlière.
– Mais, dit le vicomte, l’heure des remerciements n’est point venue, monsieur, car vous n’êtes point sauvé encore.
Il ouvrit un manteau qui l’enveloppait tout entier et montra à Hector une ceinture qui supportait quatre pistolets.
– Prenez-en deux, dit-il.
Hector s’empara des armes à feu.
– Maintenant, suivez-moi.
Et le vicomte se laissa couler dans le trou, de telle façon que sa tête seule dépassa le niveau du sol.
– Là, dit-il, imitez-moi ; puis, prenez ma main et courbez-vous en deux doubles.
La tête du vicomte disparut, et bientôt Hector se sentit entraîné sur une pente humide, le visage fouetté par cet air moisi qu’on respire dans les souterrains.
M. de la Morlière le tenait toujours par la main et lui dit, lorsqu’ils eurent fait une centaine de pas environ :
– Maintenant vous pouvez relever la tête. Marchez toujours.
En même temps il tirait un briquet de sa poche et en faisait jaillir quelques étincelles, à l’aide desquelles il allumait une lanterne sourde, dont il dirigeait l’unique verre devant lui.
Hector put alors se convaincre qu’il était dans une sorte de boyau assez étroit, de la hauteur d’un homme, et qui se prolongeait sur un plan légèrement incliné.
– Où sommes-nous donc ? demanda-t-il à son guide.
– Nous sommes sur la route des bois de Main-Hardye.
– Voici un souterrain dont je n’ai jamais entendu parler.
– Ni moi, dit le vicomte.
– Comment cela ? demanda Hector, quelque peu étonné de la réponse.
– Mon oncle m’en a révélé l’existence pour la première fois ce matin.
Hector s’aperçut alors que M. de la Morlière portait de la main gauche cette pioche de maçon qu’il avait entendue retentir tout à l’heure.
– Oui, poursuivit le vicomte, c’est ce matin seulement que le général, alors que nous nous désespérions tous sur votre sort, au château, m’a appris qu’il avait le ferme espoir de vous sauver.
– Il me l’a dit à moi aussi, ce matin, répondit le comte, mais il ne m’a point avoué quel était le plan qu’il comptait mettre à exécution.
– Le général, reprit M. de la Morlière, ne m’a rien dit non plus, tout d’abord ; il s’est contenté de m’enjoindre de monter à cheval et de l’aller attendre au presbytère de Bellefontaine. C’est ce que j’ai fait, laissant mes deux cousins, le baron de Passe-Croix et le chevalier de Morfontaine, au château.
– Et il vous a rejoint ? demanda Hector.
– Àquatre heures de l’après-midi, j’ai vu arriver mon oncle en chaise de poste, avec madame Diane et un domestique.
« – En voiture ! vicomte, en voiture ! m’a crié le général.
Je suis monté auprès de Diane, et le général m’a dit alors :
« – Nous allons pouvoir sauver Hector, et c’est toi qui vas faire la première besogne.
« – Oh ! avec joie, me suis-je écrié ; mais comment ?
« – Tu vas le savoir.
« La chaise a continué son chemin comme si elle allait à Paris ; mais à un quart de lieue de Bellefontaine, elle s’est jetée dans un chemin de traverse encaissé par des haies très hautes et qui se dirige vers la Vendée en passant à un quart de lieue à peine de Bellombre.
– Je connais cette route, dit Hector.
– Quand nous avons été à l’entrée du bois, la chaise s’est arrêtée, reprit M. de la Morlière. Alors mon oncle a mis pied à terre et m’a dit :
« – Viens avec moi.
En même temps il retirait de la voiture cette pioche que vous voyez.
Nous nous sommes avancés jusqu’à l’extrême lisière de la forêt, et, de cet endroit, nous pouvions voir Bellombre.
La nuit venait, la campagne était déserte.
« – Vois-tu cette maison là-bas ? me dit alors le général.
« – Oui, mon oncle ; c’est celle du garde. Elle est à un quart de lieue du château.
« – Et elle communique avec le pavillon où M. de Main-Hardye est prisonnier.
« – En vérité ! me suis je écrié.
Mon oncle s’est dirigé vers la maison. Je le suivis.
Tandis qu’il marchait, il regardait à droite et à gauche pour s’assurer que nous n’étions point aperçus du château.
Quand nous fûmes arrivés à la porte de la maison du garde, le général frappa doucement.
« – Mathurin, c’est le nom du garde, est un serviteur dévoué, me dit-il, on peut se fier à lui.
« Mathurin vint ouvrir, et comme il avait une lampe à la main, il reconnut le général et poussa une exclamation de surprise.
Le général mit un doigt sur ses lèvres.
« – Chut ! dit-il. Es-tu seul ?
« – Oui, monsieur le marquis.
Le général et moi nous entrâmes, et Mathurin referma soigneusement la porte.
Alors mon oncle alla droit à la trappe de la cave et la souleva.
« – Mathurin, dit-il, descends le premier et éclaire-nous.
Le garde, assez étonné, obéit, et je m’aventurai après lui sur l’échelle de meunier qui, par une dizaine de degrés, conduisait à la cave.
Cette cave, qui régnait sous toute l’étendue de la petite maison, servait à Mathurin pour y serrer ses récoltes.
Mon oncle avisa un énorme tas de pommes de terre dans un des coins et dit à son garde :
« – Déblaye-moi tout cela.
Mathurin est l’obéissance passive. Sans trop deviner ce que le général voulait faire, il posa la lampe sur une futaille, prit une pelle de bois et repoussa le monceau de tubercules au milieu de la cave.
Le général me prit alors la pioche des mains et se mit à entamer le mur. Puis il me dit :
« – Tu es plus jeune et plus vigoureux que moi, continue.
Au bout de quelques minutes, j’eus fait tomber une douzaine de pierres, et bientôt Mathurin, étonné, vit apparaître l’orifice de ce souterrain dans lequel nous sommes.
En parlant ainsi, le vicomte de la Morlière s’arrêta.
– Tenez, dit-il, sentez-vous une bouffée d’air plus froide ?
– Oui, répondit le comte.
– Nous serons tout à l’heure dans la cave de Mathurin. En effet, le comte, ayant fait quelques pas, aperçut une lumière dans l’éloignement, et bientôt il arriva au seuil de cette brèche que M. de la Morlière avait pratiquée sous la direction du général.
M. de Morfontaine et Mathurin attendaient là.
Le père de Diane, pendant les trois quarts d’heure environ qui s’étaient écoulés depuis que le vicomte de la Morlière s’était aventuré dans le souterrain, avait eu plus de battements de cœur qu’un jeune homme à un premier rendez-vous d’amour.
Quand il avait entendu des pas, ses angoisses s’étaient calmées, et, lorsque, enfin, il vit apparaître le comte, il le prit dans ses bras et l’y pressa avec effusion.
– Vous le voyez, mon oncle, dit M. de la Morlière, tout va bien.
Le général, pendant que son neveu remontait le souterrain, avait mis le temps à profit.
Mathurin, par son ordre, s’était glissé jusqu’à la lisière du bois, où madame Diane attendait, pleine d’anxiété, dans la chaise de poste, et la baronne lui avait remis un paquet assez volumineux, qu’il avait rapporté en hâte au général.
En même temps, il avait descendu dans la cave un rasoir et un plat à barbe.
– Mon cher enfant, dit alors le général, il faut nous hâter.
– Oh ! certes, dit le comte, il me tarde tant de la revoir !…
– Mathurin qui a été perruquier dans sa jeunesse, va vous couper votre royale et vos moustaches.
– Soit, dit le comte en souriant.
Tandis que la fière moustache de M. de Main-Hardye tombait sous le rasoir de Mathurin, M. de Morfontaine ouvrait le paquet que son garde avait apporté, et en retirait un costume complet de valet de pied à ses couleurs.
– Voilà, mon cher comte, dit le général, un déguisement peu avantageux et peu flatteur ; mais du diable si on vous reconnaît ainsi accoutré !
Quand il fut entièrement rasé, M. de Main-Hardye s’habilla en un clin d’œil et revêtit l’ample et long pardessus de livrée à collet de fourrure que lui passa le général.
Cette métamorphose s’était opérée dans la cave par mesure de précaution.
Le comte, prêt à partir, serra la main à Mathurin, auquel le général dit à l’oreille :
– Demain au point du jour tu prendras ton fusil et tu t’en iras courir les bois, de façon à n’avoir pas à subir un interrogatoire de la part des hussards qui sont au château.
– Suffit ! monsieur le marquis, répondit Mathurin.
– En route ! dit le général.
Tous trois remontèrent de la cave au rez-de-chaussée de la maison, et Mathurin éteignit sa lampe, ouvrit la porte et regarda de droite et de gauche :
– Vous pouvez partir, dit-il, je ne vois personne.
Il y avait quelques centaines de pas à peine de la maison du garde à la lisière du bois. Le général et les deux jeunes gens se prirent à courir, et ils atteignirent bientôt la chaise de poste.
Diane, anxieuse, prêtant l’oreille au moindre bruit, avait mis pied à terre ; elle s’était glissée jusqu’aux derniers chênes de la forêt, et, le cou tendu, le cœur palpitant, elle avait compté les minutes, et les minutes lui avaient semblé des heures.
Lorsqu’elle entendit les pas précipités de son père, de M. de la Morlière et d’Hector, elle voulut s’élancer à leur rencontre ; mais son émotion fut telle qu’elle se sentit clouée à la place qu’elle occupait, et elle fut contrainte de s’appuyer contre un arbre : ses jambes fléchissaient sous elle.
Une minute après, Hector de Main-Hardye la prenait dans ses bras et l’y pressait étroitement.
– Mes enfants, dit alors le général, il ne faut point perdre un temps précieux. Partons !
Hector prit Diane à bras-le-corps et la porta dans la chaise de poste, où montèrent après elle le général et M. de la Morlière.
Puis, fidèle à son rôle de laquais, le comte grimpa sur le siège et dit au postillon :
– Fouette !
– Route de Rochefort ! cria le général du fond de la berline de voyage.
Le postillon cingla deux coups de fouet à ses chevaux, éperonna son porteur, et regagna la route, dont il s’était momentanément écarté.
Le général avait emmené avec lui son valet de chambre, un vieux soldat du nom de Germain, et sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même.
C’était donc à côté de Germain que M. de Main-Hardye, vêtu en laquais, allait faire le trajet de Morfontaine à Rochefort.
La nuit était noire, un brouillard humide rampait sur le sol ; il faisait froid.
– Je suis persuadé, murmura le général à l’oreille de sa fille, que nous ne trouverons pas un seul gendarme au relais : il fait un temps affreux.
Le relais dont parlait M. de Morfontaine fut atteint en moins d’une heure.
– Des chevaux ! cria le postillon qui fit claquer son fouet. Hector dégringola du haut du siège, et pour moins attirer l’attention, il aida le postillon à dételer.
Pendant ce temps l’auberge isolée qui tenait le relais de poste se mettait peu à peu en rumeur. Les palefreniers se hâtaient de garnir les chevaux, la cuisine s’ouvrait et l’hôte venait demander à la portière si messieurs les voyageurs n’avaient besoin de rien. Dix minutes après, la chaise continuait son chemin. Comme elle atteignait le deuxième relais, les voyageurs entendirent le galop d’un cheval.
– Oh ! oh ! dit le général inquiet, serions-nous découverts ?
Diane frissonna.
Le vicomte prêta l’oreille un moment et dit :
– Rassurez-vous, mon oncle, c’est le galop d’un cheval. Or, si nous étions poursuivis, nous aurions une escouade à nos trousses.
– C’est juste, tu as raison.
Au deuxième relais, le faux laquais, c’est-à-dire M. de Main-Hardye, fit comme au premier et s’occupa de boucler les traits.
Le galop du cheval était devenu beaucoup plus distinct, et tout à coup, comme la chaise allait repartir, un cavalier courbé sur sa selle passa devant le relais sans s’arrêter ni tourner la tête.
Tout ce que les voyageurs purent voir, c’est qu’il était enveloppé d’un grand manteau qui lui cachait tout le bas du visage.
– Hum ! pensa Diane, où diable peut donc aller cet homme ?
Le général devina le sujet de son émotion.
– Folle ! dit-il, si cet homme nous poursuivait, il nous eût abordés.
– Qui sait s’il ne va pas prévenir la gendarmerie du prochain village ? murmura la baronne.
– Bah ! dit M. de la Morlière, c’est quelque gros fermier qui s’en va à une foire.
– Tiens, dit le général, c’est justement foire à Napoléon-Vendée.
Diane respira.
– J’ai remarqué son cheval, poursuivit le vicomte, il est courtaud et porte la queue en catogan ; c’est un cheval de fermier.
La chaise repartit.
Elle courut ainsi toute la nuit, et nulle part les voyageurs ne furent inquiétés. Au point du jour, ils avaient fait trente lieues et atteignaient les derniers relais qu’on trouve avant d’arriver à Rochefort.
Mais là, M. de Morfontaine éprouva une vive déception, car le maître de poste lui dit qu’il n’avait pas de chevaux.
– Comment cela ? demanda-t-il.
– Je n’ai que cinq chevaux, et ils sont en route, répondit le maître de poste, j’ai donné le dernier il y a une heure.
– Àqui ?
– Àun jeune homme qui avait besoin d’arriver à Rochefort.
Le général et Diane songèrent sur-le-champ au cavalier qui les avait dépassés.
– Comment est-il ? demanda la baronne Rupert.
– Jeune, avec de la barbe ; beau garçon.
– Et… le cheval ?
– Le cheval qu’il montait est dans l’écurie. La pauvre bête a fait au moins vingt lieues.
Le général soupira.
– Nous ne sommes plus qu’à cinq lieues de Rochefort, dit-il. Il faut que nos chevaux doublent la poste. On les payera, s’ils viennent à crever.
Comme M. de Morfontaine prenait cette résolution violente, un brigadier de gendarmerie entra dans la cour du relais, disant :
– Messieurs les voyageurs veulent-ils m’exhiber leurs passeports ?
Diane frissonna jusqu’à la moelle des os.