XV

Àla vue du brigadier de gendarmerie, Diane se sentit prise d’une défaillance subite.

Elle étouffa un cri au fond de la berline de voyage et devint horriblement pâle.

– Taisez-vous, au nom du ciel ! ma cousine, murmura hypocritement le vicomte.

– Ah ! nous sommes perdus !… fit-elle tout bas.

– Taisez-vous donc, je vous en conjure !

Diane parvint à se maîtriser, et le vicomte lui dit à l’oreille :

– C’est un subalterne qui fait du zèle : il va nous laisser continuer notre route : ne craignez rien.

Un peu rassurée, la baronne s’était penchée à la portière pour écouter la conversation de son père avec le gendarme.

M. de Morfontaine était descendu de voiture lorsqu’on lui avait dit qu’il n’y avait plus de chevaux au relais, et il s’était trouvé planté au milieu de la cour au moment où le brigadier arriva. M. de Morfontaine avait tout à fait le type du vieil officier de l’Empire : moustache grise, cheveux taillés en brosse, redingote bleue boutonnée jusqu’au menton et ornée de la rosette d’officier de la Légion d’Honneur.

Àla demande qu’on lui fit de son passeport, le général se redressa et toisa le gendarme :

– Hé ! brigadier, dit-il, je vous trouve osé.

– Pardon, mille excuses, mon général.

M. de Morfontaine tressaillit.

– Vous me connaissez ? dit-il.

– J’ai servi sous vos ordres, mon général ; j’étais du 3e Cuirassiers que vous commandiez.

– Ah ! parbleu ! dit le général, je te reconnais. Tu te nommes Jean Leblanc ?

– Pour vous servir, mon général.

– Et, dit M. de Morfontaine en riant, tu te permets de me demander mon passeport, à moi, ton ancien colonel ?

– Je fais mon devoir.

– Eh bien ! reprit le général, riant toujours, le voilà, tiens.

Diane commençait à respirer.

Le général tira son passeport de son portefeuille et le tendit au brigadier.

– Oh ! pardon, mon général, dit le gendarme, je n’ai pas besoin de voir le vôtre.

– Parbleu ! je devine…

Et le général s’approcha de la voiture.

– Vicomte de la Morlière, dit-il, montrez votre passeport à mon ami.

– Voici, mon oncle.

Le brigadier prit le passeport, le déplia lentement et le lut d’un bout à l’autre.

– Peste ! murmura M. de Morfontaine, qui commençait à s’impatienter, la gendarmerie est pointilleuse en ce pays.

Le gendarme ne sourcilla point.

– Maintenant, dit-il, voulez-vous, mon général, ordonner à vos gens…

– Quoi donc ? fit le général.

– De m’exhiber pareillement leurs passeports.

– Ah ! par exemple ! s’écria M. de Morfontaine, voici qui est trop fort, brigadier.

– Pourquoi, mon général ?

– Parce que mes gens n’ont pas de passeport. Le pavillon couvre la marchandise.

– Cependant, mon général…

– Ah çà, brigadier, dit froidement le général, vous seriez à peine excusable si vous ne me connaissiez pas… mais…

– J’ai reçu des ordres.

– De qui ?

L’accent du général était devenu impérieux.

– Du juge de paix, répondit le brigadier.

– Et ces ordres ?

– Les voici, mon général, dit le gendarme visiblement ému, et croyez qu’en ce moment je suis le plus malheureux des hommes.

Diane avait été reprise par ses terreurs, et le vicomte, qui lui parlait toujours bas à l’oreille, ne parvenait pas à la calmer.

– Voyons ces ordres ?

Le général fit cette question d’une voix moins impérieuse et moins ferme. Il commençait, lui aussi, à avoir de bizarres pressentiments.

Quant à Hector, il était remonté fort tranquillement sur le siège, à côté du véritable valet de pied, et il paraissait tout à fait indifférent à ce qui se passait.

– Mon général, dit alors le brigadier, je ne demande pas les passeports une fois par an, et il faut que quelque crime ait été commis dans les environs ou qu’on m’ait donné un signalement. Dans tous les cas, je ne me serais jamais permis, moi, de demander son passeport au général marquis de Morfontaine, mon ancien colonel.

– Alors ?…

– Mais voici ce qui est arrivé, poursuivit le brigadier.

Et il baissa un peu la voix pour n’être point entendu du maître de poste.

– J’écoute, dit le général.

– Ce matin, comme j’allais partir en tournée, le juge de paix en personne est venu à la gendarmerie. « Brigadier, m’a-t-il dit, une chaise de poste ne va pas tarder à passer. Elle renfermera deux hommes et une femme à l’intérieur, deux domestiques sur le siège. »

Diane n’écoutait plus. Elle était mourante…

– Après ? fit le général avec une violence fébrile, après ?…

– Le juge de paix a continué :

« – L’un de ces hommes est le général de Morfontaine, l’autre son neveu. La femme est sa fille, madame la baronne Rupert. »

Le général fit un suprême effort pour sourire.

– Ah ! dit-il, je serais curieux de savoir de qui le juge de paix tient ces renseignements ; ils sont exacts, par ma foi !

– D’un homme à cheval, m’a-t-on dit, qui est descendu chez le juge de paix.

– Et où est-il, cet homme ?

– Il ne s’est pas arrêté.

– Ah !

– Et il a continué son chemin vers Rochefort.

– Eh bien ! mais, dit le général, qu’est-ce que cela peut faire à cet homme et au juge de paix que je voyage avec mon neveu et ma fille ?

– Vous, rien, ni madame la baronne, ni M. le vicomte. Et j’ai ordre de vous laisser continuer votre route.

– Très bien, merci ! Et le général respira.

– Mais, acheva le brigadier, j’ai ordre aussi d’arrêter le plus jeune de vos valets de pied.

Cette fois, tout brave qu’il était, le général eut un battement de cœur.

– Et… pourquoi cela ?

– Je ne sais pas, dit le brigadier.

– Prends garde ! s’écria M. de Morfontaine, qui commençait à perdre son sang-froid.

– Àquoi, mon général ?

– Je puis te faire casser.

Le brigadier n’eut pas le temps de répondre, car trois nouveaux personnages entrèrent alors dans la cour.

Les deux premiers étaient des gendarmes ; le troisième, un homme encore jeune, vêtu de noir, et que le général devina sur-le-champ être le juge de paix.

– Nous sommes flambés ! grommela le vieux soldat, qui chercha à ses côtés une épée absente, et fut tenté de prendre ses pistolets et de s’en servir pour forcer le passage.

Heureusement une sage réflexion l’arrêta.

– Si je fais feu, dit-il, je perds M. de Main-Hardye à tout jamais.

Et, retrouvant un reste d’audace, il alla droit au fonctionnaire et lui dit :

– Vous êtes le juge de paix, monsieur ?

Le fonctionnaire s’inclina.

– Moi, dit le père de Diane, je me nomme le général marquis de Morfontaine.

– Je le sais, monsieur.

Et le juge de paix s’inclina une seconde fois.

– Ah ! vous le savez ? fit le général avec emportement.

– Oui, monsieur le marquis.

– Et vous ne craignez pas d’être blâmé par l’autorité supérieure, lorsqu’elle apprendra qu’un officier général dans le cadre de réserve, un grand propriétaire terrien, un homme honorable et honoré, a été inquiété, molesté, par un brigadier de gendarmerie ?

– Je ne le crois pas, général.

– Mais enfin, monsieur, s’écria M. de Morfontaine en élevant la voix, je suis de cette province, on m’y connaît, je voyage avec un passeport en règle, et jamais on n’a vu qu’il fût besoin à un homme comme moi de prendre un passeport pour ses laquais.

– Ordinairement non, monsieur.

– Eh bien ! alors…

– Mais comme il y a laquais et laquais…

– Plaît-il ? fit le général avec hauteur.

Le juge de paix désigna le plus jeune des deux hommes placés sur le siège de la chaise de poste et dit froidement :

– Monsieur que voilà se nomme le comte de Main-Hardye, officier supérieur de l’armée française, en état de désertion, et j’ai ordre de l’arrêter.

Pour expliquer comment à trente lieues du château de Bellombre, un juge de paix avait des renseignements aussi précis sur la situation de M. de Main-Hardye, il est nécessaire de revenir sur nos pas.

Quinze heures environ auparavant, c’est-à-dire un peu avant que M. de Morfontaine, qui avait annoncé son départ pour Paris, ne montât en voiture avec sa fille, les trois neveux du général tinrent le conciliabule que voici :

– Mon oncle m’a dit de monter à cheval et de l’aller attendre à Bellefontaine, dit le vicomte. Il m’a dit avoir trouvé un moyen de sauver Main-Hardye, mais il ne me l’a point confié.

– Mais, poursuivit M. de la Morlière, il est évident que, quelque moyen qu’il emploie, si ce moyen réussit, le général en reviendra toujours à sa première combinaison.

– Quelle était-elle ? demanda le baron de Passe-Croix.

– Faire habiller le comte en laquais.

– Bon !

– Et, tout en ayant l’air de se diriger sur Paris, se jeter dans la traverse au-delà de Bellefontaine, prendre la route de Vendée et gagner Rochefort, où il y a toujours quelque navire anglais ou suédois en partance.

– Que faut-il faire en ce cas ?

Le vicomte parut réfléchir.

– Écoutez, dit-il enfin, voici quel est mon avis. Dénoncer le projet du général à l’officier de hussards qui est chargé de garder le comte serait une maladresse qui pourrait n’aboutir à rien d’abord, attendu que le capitaine Aubin est l’ami du comte, et dévoilerait ensuite notre conduite. Nous serions perdus dans l’esprit du général.

– Et de sa fille, ajouta le chevalier de Morfontaine.

Le vicomte reprit :

– Prévenir la gendarmerie des environs est également une chose impossible.

– Pourquoi ? demanda M. de Passe-Croix.

– Mais parce que nous n’avons d’autre complice qu’Ambroise et qu’il est allé à Poitiers.

– C’est juste.

– Or, les gendarmes, les juges de paix, les commissaires de police nous connaissent tous trois de vue, à dix lieues à la ronde.

– Tu as raison.

– Mais il m’est venu une assez bonne idée.

– Voyons ?

– Il y a, à cinq lieues de Rochefort, un petit village nommé B… Le juge de paix qui y réside est un partisan acharné du régime actuel.

– Tu le connais ?

– De réputation. Il a été révoqué par la Restauration ; c’est assez pour qu’il ait la haine des royalistes. Il est ambitieux et voudrait être nommé juge ; c’est plus qu’il n’en faut pour qu’il fasse du zèle en faveur du gouvernement qui l’a réintégré.

– Très bien, dit le baron ; mais comment le prévenir ?

– Le chevalier est un excellent écuyer, dit M. de la Morlière, il fait très bien trente lieues à cheval.

– Quand il le faut, certainement.

– Donc, le chevalier montera à cheval ce soir.

– Mais, mon ami, observa M. de Passe-Croix, il y a trente lieues d’ici à B…

– Je le sais.

– Et le même cheval ne saurait faire un semblable trajet.

– J’en connais un qui le fera.

– Bah ! dit le chevalier de Morfontaine, où est-il ?

– C’est le cheval rouan que monte parfois Germain, le valet de chambre de notre oncle.

– Tobby ?

– Précisément.

– Mais, dit M. de Passe-Croix, je sais bien que Tobby est une vaillante bête en dépit de son apparence rustique, et qu’il file un petit train de cinq lieues à l’heure. Je ne doute donc pas qu’il n’aille à B… d’une seule traite ; mais cependant…

Le vicomte avait déjà un sourire sur les lèvres.

– Je prévois ton objection, baron, dit-il. Tu vas me dire que prendre Tobby, c’est nous compromettre.

– Dame !

– Voici que je ne comprends plus, dit à son tour le chevalier. Est-ce toi ou moi qui allons à B… ?

– Tous deux, chevalier.

– Explique-toi donc.

– C’est facile. Le général et sa fille partent en chaise de poste et me rejoindront à Bellefontaine. Donc ils me donneront une place, et je laisserai Tobby au presbytère. Mais vous savez fort bien tous deux que, lorsque l’abbé vient dîner à Bellombre, et que le sol est détrempé par les pluies, on lui donne souvent un cheval pour qu’il retourne. Généralement il monte sur Tobby, et, quand il est arrivé au presbytère, on lui noue la bride sur le cou et il s’en retourne tout seul.

– Je commence à comprendre, dit M. de Passe-Croix.

– Tobby me portera donc à Bellefontaine. Toi, chevalier, poursuivit M. de la Morlière, tu sortiras du château par le parc, à la brune, et tu t’en iras à la rencontre de Tobby.

– Ceci est parfait, dit le chevalier ; donne-moi mes dernières instructions.

Les trois cousins se parlèrent à voix basse durant quelques minutes ; puis M. de la Morlière rejoignit le général avec lequel il échangea un dernier mot, et un quart d’heure après il montait à cheval et lançait Tobby sur la route de Bellefontaine.

Quand le vicomte et le général furent partis, M. de Passe-Croix proposa au chevalier, en présence du capitaine Aubin, d’aller affûter des canards.

– Je le veux bien, répondit le chevalier, mais à condition que tu me laisseras prendre mes grandes bottes de marais et un bon manteau, car il fait froid.

– Soit, répondit le baron.

Le capitaine Aubin paraissait trop préoccupé de tout ! autre chose pour prêter grande attention à ce que disaient les deux cousins.

Il les vit donc partir tous deux, un fusil sur l’épaule, et ne s’en préoccupa nullement.

Le chevalier et le baron quittèrent Bellombre à la brune, se dirigèrent vers un étang situé à mi-chemin du château et du village de Bellefontaine et, arrivés là, ils attendirent. Bientôt le trot d’un cheval retentit.

– Voici Tobby, dit le chevalier. Le vicomte aura dit, comme c’était convenu, à Marianne, la servante du curé, de lui ouvrir la porte de l’écurie aussitôt la nuit venue.

C’était Tobby en effet.

Le brave cheval s’en revenait tout seul, au grand trot, la bride nouée sur le cou, et il allait passer fort tranquillement auprès des deux cousins, lorsque le chevalier siffla en se dressant au milieu du chemin.

Au coup de sifflet, Tobby s’arrêta court et pointa les oreilles.

– Tobby ! cria le chevalier.

Le cheval, s’entendant appeler par son nom, s’approcha lentement, le cou tendu, et il se prit à flairer M. de Morfontaine, qui le prit lestement par la bride.

Le chevalier avait adapté une paire d’éperons à ses bottes de marais. Il sauta en selle sur-le-champ, tendit la main au baron et lui dit :

– Je t’engage à rentrer le plus tard possible ; de cette façon, tu éviteras une explication quelconque avec le capitaine.

– Très bien, répondit le baron. Mais toi ?

– Oh ! j’expliquerai mon absence, rassure-toi.

Et le chevalier partît au grand trot.

Le neveu du général savait, par expérience, que celui qui veut voyager loin ménage sa monture, et il laissa Tobby prendre son pas relevé ordinaire, au moyen duquel la bonne bête faisait ses trois lieues et demie à l’heure.

– En admettant, pensait le chevalier, que mon oncle réussisse complètement et que, par un moyen que nous ignorons encore, il puisse délivrer le comte de Main-Hardye, il est probable qu’il ne l’aura pu ou ne le pourra faire que la nuit venue. Je n’ai donc pas à me presser beaucoup, du moins jusqu’au premier relais.

Le raisonnement du chevalier était fort juste. Comme il connaissait parfaitement le pays, au lieu d’aller chercher une voie battue, il lança Tobby à travers champs et s’en alla rejoindre directement la route de Vendée.

Cette route, on le sait, passait au milieu des grands bois, et elle était sablonneuse comme un chemin de Sologne.

Quand il l’eut atteinte, le chevalier mit pied à terre et regarda attentivement.

La nuit était sombre, mais le jeune homme avait de bons yeux, et il eut bientôt reconnu le sillon des roues d’une chaise de poste et l’empreinte des pieds de trois chevaux.

– Bon ! se dit-il, ils sont passés.

Il remonta à cheval et continua son chemin. Mais, à un quart de lieue plus loin, il ne retrouva plus ni les empreintes, ni les sillons, et, rétrogradant de quelques pas, il s’aperçut que la chaise de poste était entrée dans le bois.

Alors M. de Morfontaine s’enfonça dans le fourré, de l’autre côté de la route, attacha son cheval à un arbre et se coucha à plat ventre, afin de mieux entendre.

Il passa près d’une heure ainsi. C’était le moment où le général et son neveu, M. de la Morlière, délivraient Hector.

Puis le chevalier entendit un claquement de fouet, un piétinement de chevaux, et, du fond d’une broussaille où il était blotti, il vit la chaise de poste rentrer dans la route et soulever un nuage de poussière autour d’elle.

La voix du général frappa son oreille.

– Voilà qui est fait, disait-il joyeusement.

– Il paraît, pensa le chevalier, que tout a réussi merveilleusement, et que cette chère Diane emmène son Hector adoré.

Voici le moment de nous mettre un peu de la partie. Le chevalier laissa glisser sur ses lèvres un mauvais sourire, remonta sur Tobby et courut après la chaise de poste.

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