Le chevalier de Morfontaine était parfaitement sûr de Tobby.
Tobby était ce cheval du Bocage, dur à la fatigue, léger en dépit de ses apparences massives, qui s’échauffe par degrés et trotte et galope toute une nuit.
Le chevalier de Morfontaine dédaigna tout d’abord de rejoindre la chaise de son oncle.
– Ménageons Tobby, se disait-il, je leur gagnerai une heure quand je le voudrai.
Et, en effet, ce ne fut qu’au deuxième relais que le chevalier dépassa la chaise de poste.
La nuit était devenue si noire et le chevalier s’était si bien couvert les deux tiers de la figure avec son manteau qu’il était impossible de le reconnaître.
Seul, le vicomte de la Morlière reconnut le cheval à sa robe lie de vin. Mais comme en Vendée cette couleur est commune, le générai n’y fit aucune attention et ne soupçonna point un seul instant que c’était un cheval de ses écuries qui passait.
Àpartir du moment où il eut dépassé la chaise de poste, le chevalier de Morfontaine pressa de plus en plus l’allure de Tobby, et Tobby gagna près de cinq lieues en quatre heures.
Àl’avant-dernier relais, la pauvre bête était si fatiguée que le chevalier eut peur de ne point arriver.
Il eut un moment la pensée de prendre un cheval frais à la poste et d’y laisser Tobby.
Là il était trop loin de Bellombre pour craindre d’être reconnu. Mais une réflexion l’arrêta.
– En relayant ici, le général peut avoir la fantaisie de descendre une minute, d’entrer dans l’écurie, et il reconnaîtra sûrement son cheval.
Dès lors il peut se défier et battre en retraite ou s’en aller tout droit à Rochefort en évitant B… Tant pis pour Tobby !
Le chevalier fit donner une poignée d’avoine à sa monture, se remit en selle et repartit.
Le vicomte de la Morlière n’avait pas trop présumé des forces de Tobby ; la vaillante bête arriva à B…, et le chevalier se hâta d’entrer dans la cour du relais.
– Donnez-moi un cheval frais, dit-il, et prenez soin de celui-ci.
L’aubergiste, qui sortait de son lit, car il était quatre heures du matin à peine, s’étira les bras, bâilla à plusieurs reprises, et, sans répondre tout d’abord à la demande que lui faisait le jeune homme, il se prit à regarder le cheval :
– Ah çà ! dit-il, quel chemin lui avez-vous donc fait faire, grand Dieu ! il est coupé comme avec un couteau ?
– C’est une rosse, répliqua le neveu du général ; il n’a pas dix lieues dans le ventre. C’est un cheval qui se vide en route. Donnez-m’en un autre.
– Où va monsieur ?
– ÀRochefort.
– Monsieur est pressé ?
– Je vais recueillir une succession.
– C’est différent, fit l’aubergiste, qui s’inclina et ajouta :
– Monsieur arrive à temps ; car je n’ai qu’un seul cheval à l’écurie.
– Est-il bon ?
– C’est un bidet de bonne allure.
– Ah ! dit le chevalier, vous n’avez pas de chevaux ?
– Non ; à l’exception du bidet, ceux que je possède sont à Rochefort. Il passe d’ailleurs si peu de monde par ici… On ne voit pas de chaise de poste tous les mois.
– Je reviendrai ce soir, dit le chevalier. Prenez soin de mon cheval.
Il fit seller le bidet, et quand il l’eut enfourché, il dit à l’aubergiste :
– Où est le juge de paix ? Indiquez-moi sa maison.
– C’est la dernière du village ; suivez tout droit la grand-rue.
Le chevalier piqua des deux et s’arrêta cinq minutes après devant la maison désignée.
Cette maison était précédée par un jardin. M. de Morfontaine mit pied à terre, attacha le bidet à la grille et sonna.
Tout le monde dormait dans la maison, mais le coup de cloche avait été vigoureux, et bientôt un domestique accourut et vint ouvrir.
– Le juge de paix ? demanda le chevalier.
– Il dort, monsieur, répondit le valet en blouse.
– Éveillez-le…
Le domestique parut hésiter, mais M. de Morfontaine avait un accent d’autorité qui lui en imposa.
– Si monsieur veut me dire son nom ? demanda-t-il.
– Un envoyé de la préfecture, répondit le chevalier, qui savait que ce mensonge lui ouvrirait toutes les portes.
Le domestique salua et dit :
– Monsieur veut-il me suivre ?
Le valet allait même s’emparer du cheval et le faire entrer dans la cour, mais M. de Morfontaine l’arrêta d’un geste :
– C’est inutile, dit-il, je repars à l’instant.
Et, sur les pas du valet, il pénétra dans la maison.
Le juge de paix, ainsi que l’avait fort bien dit M. de la Morlière, était jeune encore et célibataire.
Il couchait au rez-de-chaussée de son habitation, dans une petite chambre contiguë au salon.
Ce fut là que le valet, ébloui par ce titre d’envoyé de la préfecture, introduisit M. de Morfontaine.
Brusquement éveillé, le juge de paix se dressa sur son séant, se frotta les yeux et regarda curieusement son visiteur matinal.
Le chevalier s’était enveloppé dans son manteau, de façon à cacher son visage le plus possible.
– Qui êtes-vous et que me voulez-vous, monsieur ? demanda aigrement le magistrat.
– Monsieur, répondit le chevalier, faites sortir cet homme. J’ai une communication de la plus haute importance à vous faire.
Le juge ouvrit de grands yeux.
Le chevalier poursuivit :
– Il est inutile, monsieur, que vous sachiez qui je suis. Supposez, si vous le voulez, que j’appartiens à la haute police du royaume, et écoutez-moi bien.
Le juge, de plus en plus étonné, regarda son interlocuteur.
– Nous sommes en Vendée, monsieur, reprit le chevalier, en un pays où les derniers coups de feu de l’insurrection retentissent encore.
– Ah ! monsieur, dit le magistrat inquiet, croyez bien que je n’ai rien de commun avec les révoltés.
– C’est parce qu’on l’espère en haut lieu qu’on m’envoie vers vous.
Le juge tressaillit d’aise.
– Monsieur, poursuivit le chevalier, vous êtes le seul fonctionnaire de ce pays dont le nouveau régime soit sûr.
Le juge s’inclina.
– Je me suis toujours efforcé de mériter la confiance du gouvernement, dit-il.
– Et c’est à vous qu’une mission importante est confiée.
– Je suis prêt ! s’écria le juge, qui ne douta plus un seul instant que l’homme qu’il avait devant lui n’eût les pouvoirs les plus étendus.
– Il est un des chefs les plus populaires, les plus aimés, les plus redoutés de l’insurrection, continua le chevalier, à la capture duquel on attache une extrême importance. Si vous l’arrêtez, votre avancement est assuré ; si vous hésitez, votre carrière est brisée par avance.
– Mais, monsieur, dit le magistrat, expliquez-vous, je vous prie.
– Ce chef, continua le chevalier, se nomme le comte de Main-Hardye.
– Oh ! oh ! fit le magistrat, dont l’œil brilla sur-le-champ d’une joie féroce, si je pouvais mettre la main sur lui, croyez-le bien, je ferais mieux que remplir mon devoir.
– Ah ! dit le chevalier.
– Je pourrais aussi satisfaire mes rancunes personnelles.
– Vous avez à vous plaindre du comte ?
– C’est son père qui a demandé ma révocation il y a trois ans…
– Mais, ajouta le juge, je crois, monsieur, que la chose est difficile, car le comte est chaudement soutenu, protégé en ce pays, et très certainement à cette heure il a quitté la France.
– Vous vous trompez.
– Que dites-vous ?
– Dans une heure, dans moins peut-être, – habillez-vous, monsieur, – le comte de Main-Hardye traversera B…
– Est-ce possible ? s’écria le magistrat, qui sauta hors de son lit et passa un vêtement à la hâte.
– Une chaise de poste va venir relayer. Elle renferme le général marquis de Morfontaine, sa fille la baronne Rupert, son neveu le vicomte de la Morlière, et sur le siège vous verrez deux laquais, un vieux du nom de Germain, un jeune, qui n’est autre que le comte de Main-Hardye.
Pendant que le chevalier donnait ces détails au magistrat, celui-ci s’était habillé à la hâte.
– Maintenant, monsieur, dit le chevalier, hâtez-vous de donner des ordres à la brigade de gendarmerie.
– Venez, monsieur, dit le magistrat.
Tous deux sortirent précipitamment de la maison, et le chevalier détacha son bidet, se remit en selle et ramena de nouveau son manteau sur son visage.
– Monsieur, dit-il alors, se penchant à l’oreille du magistrat, rappelez-vous qu’il est des gens qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reconnaît jamais. Votre fortune à venir en dépend.
Le magistrat s’inclina, et, tandis qu’il courait à la gendarmerie, le chevalier s’éloigna au galop et parut prendre la route de Rochefort.
*
* *
Tels étaient donc les événements qui avaient amené le guet-apens dans lequel M. de Main-Hardye venait de tomber.
En entendant le juge de paix prononcer distinctement le nom du comte, le général demeura comme foudroyé.
Mais cet état de prostration subite eut la durée d’un éclair.
Soudain le vieux colonel de cavalerie, habitué à charger les Cosaques, retrouva la fougue de ses vingt ans.
Au lieu de répondre au juge de paix, il tira ses pistolets et cria au comte et à M. de la Morlière :
– Nous tenons la vie de six hommes entre nos mains. Feu ! messieurs. Fouette ! postillon.
Et il s’élança sur le siège, à côté du comte. Mais celui-ci l’arrêta brusquement et lui dit :
– Vous vous perdriez sans me sauver, général. Regardez plutôt.
Il étendit la main, et au-delà de la porte cochère de la poste, M. de Morfontaine, consterné, aperçut les huit gendarmes de la brigade rangés en bataille et barrant la route.
– Arrête, postillon ! cria le comte, car déjà les chevaux s’ébranlaient, arrachant des étincelles au pavé de la cour.
Et, sautant à terre, M. de Main-Hardye s’approcha du juge de paix et lui dit :
– Monsieur, je suis votre prisonnier.
Au fond de la berline de voyage, la baronne Rupert, sans force et sans voix, pleurait à chaudes larmes.
L’étincelle d’énergie qui s’était allumée dans le regard du général s’éteignit alors. Il retomba dans un profond abattement.
Quant à M. de la Morlière, il avait su se composer un visage consterné, et il prodiguait à madame Diane les soins les plus empressés.
Seul, en ce moment, un homme était calme, presque souriant.
C’était le comte.
Le juge de paix s’approcha du marquis, lequel était tristement redescendu de son siège et pressait la main de M. de Main-Hardye, qu’il appelait son fils.
– Monsieur le marquis, lui dit-il, je n’ai aucun ordre vous concernant, et vous êtes libre, ainsi que madame et monsieur – il désignait Diane et M. de la Morlière, – de continuer votre route. Seul, monsieur le comte de Main-Hardye…
Le général toisa le juge de paix.
– Il me semble que je vous connais, dit-il avec dédain.
– Peut-être, fit le juge en s’inclinant.
– Vous êtes ce magistrat qui fut révoqué de ses fonctions il y a trois ans, n’est-ce pas ?
Le juge se mordit les lèvres.
– Monsieur se venge, dit froidement Hector, car mon père fut pour quelque chose dans sa révocation.
Le juge devint pâle de colère.
– Messieurs, dit-il, n’outragez pas un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
Puis, se tournant vers le brigadier :
– Jean Leblanc, dit-il, vous allez conduire M. de Main-Hardye à la prison de la gendarmerie, où il attendra qu’une bonne escorte soit arrivée de Rochefort. Et songez-y bien, brigadier, ajouta-t-il d’un ton sévère, laisser évader votre prisonnier serait pour vous un cas de conseil de guerre.
Le brigadier avait la larme à l’œil.
– Fais ton devoir, mon pauvre vieux, lui dit Hector.
Puis il s’élança vers Diane qui était descendue de voiture et se soutenait à peine.
– Adieu ! dit-il, adieu !
Il la prit dans ses bras et l’y pressa avec délire. Alors le général s’écria :
– Oh ! je ne vous abandonnerai pas, mon cher comte, mon fils bien-aimé… J’irai à Paris, je verrai le roi, le roi fera grâce.
Et s’adressant au juge de paix :
– Sur quelle ville comptez-vous diriger votre prisonnier, monsieur ? demanda-t-il.
– J’attendrai des ordres, répondit sèchement le magistrat.
*
* *
On devine ce qui se passa. Le général, son neveu et sa fille descendirent dans l’auberge ; le comte lui-même, après avoir donné sa parole de ne point chercher à fuir, fut autorisé à y attendre, sous la surveillance de deux gendarmes, l’arrivée d’ordres supérieurs.
Le juge de paix avait expédié sur-le-champ un courrier à la sous-préfecture voisine. Cinq heures après il était de retour, suivi d’un peloton de cavalerie qui avait ordre d’escorter le prisonnier jusqu’à Rochefort.
M. de Morfontaine et Diane voulurent le suivre.
– Non, lui dit le général, je ne vous quitterai pas, mon cher fils, que je n’aie vu le commandant de place et que je n’aie obtenu qu’il soit sursis à votre jugement. Si on me laisse le temps d’aller à Paris, morbleu ! vous êtes sauvé ! Le roi est mon débiteur…
Le général avait repris tout son courage, et il parlait avec tant d’assurance que Diane fut convaincue.
Seul, le comte n’espérait plus ; mais il feignait d’espérer.
Diane était là.
Le comte de Main-Hardye arriva à Rochefort vers le soir, et il fut écroué à la prison de la ville, tandis que M. de Morfontaine courait chez le général qui commandait la place.
Par un bonheur providentiel, cet officier avait servi avec M. de Morfontaine ; il avait été son ami intime.
– Mon cher général, lui dit-il, j’ai reçu du ministre l’ordre positif de faire juger, séance tenante, tous les déserteurs passés aux royalistes, et le comte de Main-Hardye, qui se trouve dans ce cas, passera demain en conseil de guerre et sera condamné à mort.
Le général frissonna.
– Mais, poursuivit le commandant, il est une chose que je puis prendre sur moi, par exemple !
– Ah ! fit le général avec anxiété, parlez, mon ami, parlez vite !
– Je puis faire surseoir à l’exécution environ dix jours.
– Alors, s’écria le général, il est sauvé !
Et il courut à l’hôtel où il avait laissé sa fille et lui dit :
– Diane, ma Diane adorée, il faut trois jours pour aller à Paris, trois jours pour en revenir. Nous avons onze jours devant nous, c’est plus qu’il n’en faut. Nous partons ce soir…
– Oh ! non, mon père, répondit Diane, je veux rester ici, ne point le quitter. On me permettra bien de le voir tous les jours, et le roi vous accordera sa grâce à vous seul, j’en ai la conviction.
– Mon oncle, dit à son tour le vicomte de la Morlière, Diane a raison ; je vais vous accompagner, moi…
– Écris à tes cousins sur-le-champ, et partons, dit le général.
Et M. de Morfontaine partit, en effet, avec le vicomte de la Morlière, lequel avait écrit à ses cousins deux lettres, l’une adressée à M. de Passe-Croix, et que le général lut.
Dans celle-là, le vicomte se désolait de l’arrestation de M. de Main-Hardye et se réfugiait tout entier dans l’espoir que le roi ferait grâce au jeune officier.
L’autre, adressée au chevalier de Morfontaine, et tracée en caractères hiéroglyphiques, était plus laconique :
« Arrivez tous deux à Rochefort, disait-il. Vous trouverez, poste restante, mes instructions détaillées.
« Le comte sera condamné demain, et je vais m’arranger de telle façon que la sentence soit exécutée.
« À vous,
« Vicomte de la Morlière. »
*
* *
Le lendemain, en effet, le conseil de guerre déclara M. le comte de Main-Hardye coupable de désertion à l’ennemi et le condamna à la peine de mort.