XVII

Il est un personnage de notre histoire que nous avons perdu de vue, et dont nul n’avait plus entendu parler au château de Bellombre.

Nous voulons parler de Grain-de-Sel.

Grain-de-Sel avait reçu un coup de bâton derrière la tête, on s’en souvient, lequel avait été si violent, si bien appliqué, que le jeune gars était tombé la face contre terre, sans plus donner le moindre signe de vie.

Cependant Grain-de-Sel n’était pas mort.

Après un évanouissement de plusieurs heures, il reprit peu à peu connaissance et porta la main à son front, où il éprouva une violente douleur.

Il retira cette main couverte de sang. Le bâton avait entamé le cuir chevelu.

Les premières clartés de l’aube glissaient à l’horizon et pénétraient au travers des arbres dépouillés.

Grain-de-Sel se traîna vers un petit ruisseau qui coulait sous la lune, et, à l’aide de son mouchoir, il lava la plaie du mieux qu’il lui fut possible.

Il put alors se convaincre par le toucher qu’il n’était pas dangereusement blessé.

Après avoir obéi à ce premier sentiment d’égoïsme et d’instinct de conservation, Grain-de-Sel se demanda comment et pourquoi il était là.

Son évanouissement avait duré toute la nuit, et il était tout simple qu’en revenant à lui le jeune homme éprouvât une sorte de confusion dans ses souvenirs.

Mais bientôt Grain-de-Sel se rappela un à un tous les événements de la veille.

Il était sorti de Bellombre à la nuit close ; après avoir fait un long détour, il était venu attacher son cheval à la lisière du bois ; puis il s’était dirigé vers le trou au renard ; puis encore, tout à coup, il avait éprouvé une violente commotion.

Àpartir de ce moment, Grain-de-Sel ne se souvenait plus de rien.

Mais soudain il songea à la lettre de madame Diane qu’il portait au comte Hector ; et, alors seulement, le jeune gars s’aperçut qu’il avait son gilet ouvert. Il palpa toutes les poches, il regarda autour de lui, espérant voir cette lettre sur le gazon.

La missive avait disparu.

Grain-de-Sel était intelligent. La disparition de la lettre lui laissa deviner une partie de la vérité.

On l’avait assommé pour lui voler la lettre, et on n’avait pu commettre ce vol que dans l’intention de découvrir la retraite du comte.

Àcette pensée, l’enfant frissonna, puis, rassemblant tout ce qu’il avait d’énergie, après avoir noué son mouchoir autour de sa tête, il se prit à courir vers le trou au renard.

Un sombre pressentiment l’agitait : sa voix trembla bien fort lorsque, se penchant sur l’orifice du souterrain, il fit entendre son houhoulement ordinaire.

Un coup de sifflet lui répondit.

Grain-de-Sel eut un battement de cœur violent et il répéta son appel.

Un deuxième coup de sifflet se fit entendre. Mais, cette fois, Grain-de-Sel eut le frisson, car, avec cette merveilleuse finesse d’ouïe particulière aux braconniers, il avait pu reconnaître que ce n’était point Hector de Main-Hardye qui lui répondait.

– C’est Mathurin, se dit-il, qui vient de siffler.

Et, sans hésiter, Grain-de-Sel se laissa glisser dans le trou au renard, répétant de temps à autre, et à mesure qu’il avançait au milieu des ténèbres, son cri de chouette.

Chaque fois, le sifflet de Mathurin lui répondait.

Le souterrain, on s’en souvient, formait un coude vers le milieu.

Quand il eut fait la moitié du chemin et tourné, par conséquent, le coude dont nous parlons, Grain-de-Sel vit briller une lueur rougeâtre dans l’éloignement.

Les trois compagnons du comte avaient allumé du feu, selon la coutume de chaque soir depuis qu’ils étaient dans le souterrain, et ils étaient assis à l’entour.

– Est-ce toi, Grain-de-Sel ? demanda Mathurin, qui se leva et vint à la rencontre du jeune gars.

– C’est moi, répondit celui-ci. Où est M. Hector ?

Àcette question du gars, les trois Vendéens se levèrent précipitamment et poussèrent un cri unique.

– Comment ! où est-il ?

– Dame ! répondit Grain-de-Sel tout pâle, vous devez le savoir, vous qui le gardez…

– Tu dois bien mieux le savoir que nous, toi ! s’écria Mathurin.

– Moi ?

– Oui, toi, qui es venu le chercher hier soir.

– C’est faux !

Et l’enfant entra dans le cercle de lumière décrit par le brasier, et les trois Vendéens s’aperçurent alors qu’il avait la tête enveloppée d’un mouchoir ensanglanté.

– Tu es blessé ? exclama Mathurin.

– Ce n’est rien… ne vous occupez pas de moi… Où est M. le comte ?

– Mais je te dis qu’il est à Bellombre ; tu as poussé ton cri de chouette hier soir…

– Je vous jure que non.

– Le comte est parti ; nous avons cru que c’était avec toi.

– Trahison ! s’écria Grain-de-Sel.

Et l’enfant raconta ce qui était arrivé, ajoutant qu’il apportait au comte une lettre de madame Diane, lettre par laquelle la baronne l’avertissait que les bleus étaient toujours à Bellombre, et que vraisemblablement ils partiraient le lendemain matin.

Le récit de Grain-de-Sel, rapproché de ce que lui apprenaient les Vendéens, prouvait jusqu’à l’évidence que le comte de Main-Hardye avait dû tomber dans un piège.

Pendant quelques minutes, les serviteurs du comte et le pauvre Grain-de-Sel demeurèrent consternés et comme anéantis ; mais l’enfant sortit le premier de cet état de torpeur et de désolation :

– Il ne s’agit pas de nous désespérer, dit-il ; il faut sauver M. le comte.

Mathurin hocha la tête.

– Si les bleus le tiennent, dit-il, il est perdu.

– Il faut au moins savoir ce qu’il est devenu, répondit Grain-de-Sel. Adieu. Restez ici… attendez-moi.

– Où vas-tu ?

– ÀBellombre.

Et l’enfant se reprit à courir, laissant les chouans consternés de l’absence inexplicable de leur chef.

– C’est égal, murmura Mathurin tandis que les pas de Grain-de-Sel s’éteignaient dans l’éloignement, j’ai confiance dans le gars.

*

* *

Grain-de-Sel sortit du trou au renard et prit le chemin de Bellombre.

En moins d’une heure il eut atteint la lisière de la forêt et l’endroit où il avait, la veille au soir, attaché son cheval.

Le cheval n’y était plus, mais comme il avait plu en abondance les jours précédents, la terre était détrempée et les sabots de l’animal étaient nettement marqués sur le sol.

Auprès de l’empreinte des fers du cheval, Grain-de-Sel reconnut un pied d’homme. Il se prit à l’examiner attentivement et put se convaincre que ce pied n’était point celui du comte.

Hector, même avec ses bottes de chasse, laissait une empreinte étroite, aristocratiquement allongée.

Celle-là, au contraire, était large ; on eût dit le soulier ferré d’un paysan pour la forme, mais aucune trace de clous ne s’y voyait.

Grain-de-Sel en conclut sur-le-champ que ce ne pouvait être que le pied d’un domestique du château, de l’un de ceux qui venaient de Paris et portaient de fortes chaussures sans têtes de clous.

– Ce n’est pas le pied d’un Poitevin, ni d’un Vendéen, dit-il, c’est le pied d’un Parisien.

Et soudain Grain-de-Sel songea à Ambroise, le valet de chambre de la baronne Rupert. Le gars, ayant porté ses soupçons sur Ambroise, se demanda alors pourquoi et comment il avait pu se trouver là pour détacher et emmener le cheval.

Mais cette supposition n’occupa point longtemps l’esprit judicieux de Grain-de-Sel.

Les pas de l’homme précédaient parfois ceux du cheval, parfois ils le suivaient, ce qui détruisait l’hypothèse qu’il avait conduit le cheval par la bride.

Donc, le cheval était monté par un deuxième personnage, et Grain-de-Sel devina sur-le-champ que c’était le comte.

Il était près de midi lorsque, suivant toujours les traces du cheval et du piéton, le gars arriva hors du bois à la clôture du parc. Grain-de-Sel s’était mis à ramper sur ses pieds et sur ses mains, glissant à travers les broussailles comme une couleuvre, de telle façon que du château on ne pouvait l’apercevoir.

Àcinquante mètres environ de la haie vive qui clôturait le parc, Grain-de-Sel remarqua une chose bizarre. La terre était fortement piétinée en cet endroit, et au lieu d’une empreinte de pas, il y en avait deux.

Grain-de-Sel reconnut parfaitement la seconde, c’était celle du comte.

Celle-là se dirigeait vers la haie de clôture. L’autre disparaissait tout à coup.

– Bon ! pensa le gars, le comte est descendu de cheval et Ambroise y est monté.

D’après les traces qu’il avait laissées, on devinait que le cheval s’était arrêté un moment ; puis on avait dû le lancer au galop et le diriger à l’opposé du parc, à travers le champ de graine de moutarde.

Au-delà de ce champ passait un chemin de traverse qui allait à un quart de lieue plus loin rejoindre la grand-route de Rochefort à Paris.

– Où diable est-il allé ? se demanda Grain-de-Sel, qui suivit les traces du cavalier jusqu’au chemin dont le sol pierreux ne les avait point conservées.

Il revint alors sur ses pas et se remit sur la trace du comte.

Hector était allé droit à la brèche pratiquée dans la haie ; mais comme il arrivait là, Grain-de-Sel s’arrêta frissonnant et la sueur au front.

Le piège à loup était encore là et quelques lambeaux de vêtements adhéraient à ses dents meurtrières qui s’étaient refermées.

Ces lambeaux, Grain-de-Sel les reconnut comme provenant du pantalon de drap gris du comte.

– Oh ! les infâmes ! murmura-t-il.

Pourtant le gars connaissait Hector ; il savait que l’amant de Diane était doué d’une force herculéenne, et, un moment, eut une folle espérance :

– Peut-être, pensa-t-il, sera-t-il parvenu à se dégager sans bruit, sans cri, et à fuir.

Cette espérance, Grain-de-Sel ne pouvait la conserver longtemps, car un bruit de pas se fit entendre dans la broussaille, et le gars, qui s’était jeté à plat ventre, vit venir à lui un homme qu’il reconnut sur-le-champ.

C’était le capitaine Aubin, en capote et en képi, qui se promenait en fumant.

Sans doute l’officier avait aperçu Grain-de-Sel, car il se dirigeait vers lui.

Grain-de-Sel demeurait immobile.

Quand il ne fut plus qu’à deux pas du gars, le capitaine posa un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence.

– Il m’a vu, pensa Grain-de-Sel, qui conserva son immobilité.

Puis il leva sur l’officier son regard intelligent et limpide :

– Il est triste, il a un air mystérieux, se dit-il. Bien sûr, il est arrivé malheur à M. Hector.

Le capitaine vint s’asseoir auprès du jeune gars. Grain-de-Sel était trop rusé pour prononcer le premier le nom d’Hector.

– Vous êtes triste, capitaine, dit-il.

– Ah ! tu crois ?…

– Dame !

– Je suis triste parce que madame Diane pleure et se désole, Grain-de-Sel, mon ami.

– Madame Diane pleure ! exclama l’enfant.

– Oui ; car le comte de Main-Hardye a été pris cette nuit.

Grain-de-Sel ne jeta aucun cri.

– Je le savais, dit-il tout bas.

Et il montra le piège à loup.

– C’est moi, ajouta le capitaine avec amertume, qui suis son geôlier.

– Vous ! capitaine ?

Charles Aubin étendit la main vers le pavillon dont on voyait le toit au travers des arbres.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Grain-de-Sel, madame Diane en mourra.

Le capitaine attacha sur l’enfant un regard inquisiteur.

– Tu es discret, n’est-ce pas ? dit-il.

– Discret comme la tombe, capitaine. On aura ma vie avant mon secret.

– Écoute, poursuivit le capitaine, je lis tant de douleur dans tes yeux que je veux te mettre un espoir au cœur.

– Oh ! vous le sauverez, n’est-ce pas ? s’écria Grain-de-Sel.

– Moi, non, mais…

– Mais qui ?

– Le général et madame Diane.

– Comment ?

– Je ne sais pas.

– Et… vous croyez…

– Je crois, dit le capitaine avec conviction.

Puis il prit la main de Grain-de-Sel et lui dit tout bas :

– Àprésent, parlons d’autre chose… Le général est parti.

– Parti ! et pour quel pays ?

– Pour Paris a-t-il dit. Il est parti avec son neveu le vicomte de la Morlière.

Grain-de-Sel fronça le sourcil.

– Je ne sais pas, dit-il, pourquoi j’ai une vague idée… que…

Il s’arrêta, hésita, et le capitaine tressaillit profondément.

– Parle, dit-il.

– Ah ! pardon, dit l’enfant, je ne parlerai que lorsque vous m’aurez dit comment le comte a été pris.

– C’est juste, dit le capitaine.

Et il raconta à Grain-de-Sel tout ce qui s’était passé. Le gars écouta attentivement.

– Monsieur Aubin, dit-il enfin, Ambroise est un misérable qui ne mourra que de ma main, et, je le vois bien à présent, c’est lui qui m’a assommé la nuit dernière et qui a trahi le comte, mais…

Grain-de-Sel hésita encore.

– Voyons ! parle ! insista le capitaine.

– Ah ! c’est que, voyez-vous, monsieur Aubin ce que je vais vous dire est si grave…

– Foi de soldat ! jura le capitaine, ce sera un secret entre toi et moi.

– Eh bien ! dit l’enfant, Ambroise n’a été qu’un instrument.

– Tu crois ?

– On l’a payé… on l’a poussé.

– Mais… qui ?…

– Les neveux du général, articula froidement Grain-de-Sel.

– Prends garde, petit, dit le capitaine. Cette pensée m’est venue… comme à toi… et je l’ai repoussée…

– Ils aiment madame Diane.

– Tous trois ?

– Tous trois.

– Cependant l’un d’eux est parti… le vicomte…

– C’est celui que je crains le plus, dit Grain-de-Sel.

– Oh ! rassure-toi, dit Charles Aubin, si le roi veut faire grâce…

– Ils trouveront bien le moyen de l’en empêcher.

Les paroles du gars impressionnèrent vivement le capitaine.

Cependant il dit à Grain-de-Sel :

– Il serait prudent que tu ne reparusses point au château.

– Pourquoi ?

– Mais parce que si, comme tu le crois, comme nous le croyons, les neveux du général se sont entendus avec Ambroise, il ne fait pas bon pour toi ici.

Grain-de-Sel eut un sourire superbe.

– Et, ajouta le capitaine, il vaut mieux qu’ils te croient mort.

– Vous avez peut-être raison, répondit l’enfant. Seulement, vous direz un mot à ma mère, n’est-ce pas ? Elle sera muette.

– Sois tranquille.

– Je vais rejoindre les compagnons de M. le comte. Adieu, capitaine.

Et Grain-de-Sel se reprit à ramper dans la broussaille et disparut.

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