Trois ans après la mort du comte Hector de Main-Hardye, par une belle journée d’hiver, une grande calèche de ville, dont on avait baissé la capote, monta vers deux heures l’avenue des Champs-Élysées, tourna l’Arc de Triomphe, descendit l’avenue de Neuilly et entra dans le Bois par la porte Maillot.
Dans le fond de la calèche, un vieillard, portant sa barbe blanche, la boutonnière ornée d’une rosette multicolore, était assis à côté d’une jeune femme vêtue de noir, dont le regard avait une singulière expression d’égarement.
Cette femme tenait sur ses genoux une jolie enfant blonde et rose qu’elle embrassait pour ainsi dire sans relâche et avec une tendresse délirante et presque frénétique.
Sur le siège du devant, leur faisant vis-à-vis, un homme jeune encore, et qui touchait à peine à la quarantaine, causait avec le vieillard, tout en caressant du bout des doigts les mèches bouclées de la chevelure de l’enfant.
Cette femme, on l’a deviné, c’était madame la baronne Rupert ; cette petite fille blonde et rose qu’elle portait dans ses bras avec orgueil, c’était l’enfant posthume du malheureux comte Hector de Main-Hardye.
Diane était folle depuis le jour où Hector avait été trouvé mort dans sa prison.
Sa folie avait eu deux phases bien distinctes.
Pendant la première, la baronne avait été morne, sombre, désespérée, en proie à une sorte de stupeur contemplative.
Cet état mental avait duré près de trois mois.
Puis, une nuit, Diane était devenue mère, et alors la vie, qui avait en elle des racines puissantes, la vie avait triomphé peu à peu, soutenue par l’instinct maternel.
De farouche qu’elle était, la folie de la baronne était devenue douce, sentimentale, parfois rieuse. Quand elle avait son enfant dans les bras, Diane était presque raisonnable.
Or, ce jour-là, le vieux général de Morfontaine et son neveu le vicomte de la Morlière n’avaient point sans motifs sérieux emmené la pauvre folle à la promenade.
Ces motifs, les voici :
Il y avait à Paris, depuis quelques mois, un médecin brésilien qui n’exerçait sa profession que dans des cas tout à fait exceptionnels.
Cet homme, jeune encore, était un original plusieurs fois millionnaire qui se promenait chaque jour aux Champs-Élysées, monté sur un petit cheval à tous crins, et vêtu d’un manteau de gaucho, dont la couleur avait fini par lui valoir le surnom de Docteur Rouge.
Or le docteur Rouge n’exerçait pas, mais il était très habile, disait-on, surtout à guérir la folie.
Le général était donc monté en voiture avec sa fille et son neveu, et tous trois allaient au pavillon de Madrid, dans le bois de Boulogne, où, disait-on, le docteur avait coutume d’aller déjeuner tous les jours entre midi et deux heures.
Cet homme étrange, on le savait, avait une répugnance invincible à prodiguer les secours de sa science, et, disait-on, ce n’était guère que par surprise qu’on parvenait à obtenir ses soins.
Quand la calèche arriva à Madrid, le général aperçut un petit cheval attaché à la porte, et le reconnut sur-le-champ pour être celui du docteur.
L’homme qui les accompagnait descendit le premier et donna la main à Diane, qui sauta lestement à terre et ne voulut point se dessaisir de son enfant.
Cet homme n’était autre que M. le vicomte de la Morlière, neveu du général.
– Viens, ma fille, ma Diane adorée, dit M. de Morfontaine en prenant le bras de sa fille et en la faisant entrer dans le pavillon.
La baronne se laissa conduire avec la docilité d’un enfant ; mais comme elle entrait dans le salon du rez-de-chaussée, ses regards furent attirés par le manteau rouge et le visage bronzé du docteur.
Le Brésilien déjeunait fort tranquillement devant une petite table placée auprès du feu, et il parcourait un journal.
Diane jeta un petit cri d’étonnement, s’approcha de lui et se prit à le considérer, lui et son manteau, avec une curiosité qui eût pu paraître étrange si le général, en se hâtant de saluer le docteur, ne lui eût fait ce léger signe qui caractérise la folie et qui consiste à se frapper le front.
Au reste, le général avait pris une peine inutile, car le Brésilien avait sur-le-champ deviné l’état mental de la baronne.
Diane, après avoir regardé le docteur, le salua et vint s’asseoir à quelque distance devant une table ; puis elle parut avoir oublié le lieu où elle était et les gens qui l’entouraient.
Absorbée tout entière par son enfant, elle se prit à le couvrir de caresses et à passer ses doigts dans sa blonde chevelure.
Alors M. de Morfontaine s’approcha du docteur et lui fit mille excuses ; mais le docteur l’interrompit et lui dit :
– Est-ce votre femme, monsieur ?
– C’est ma fille…
– Depuis quand est-elle folle ? continua-t-il tout bas.
– Depuis trois ans.
– Faites-moi connaître les causes qui ont déterminé sa folie, et peut-être la guérirai-je.
– Ah ! monsieur, murmura le général avec émotion, laissez-moi vous l’avouer, je ne suis venu ici qu’avec l’espoir de vous rencontrer… et…
– Votre nom, monsieur ?
– Le général marquis de Morfontaine.
Le docteur s’inclina d’une façon qui faisait comprendre que le nom de son interlocuteur ne lui était pas complètement inconnu.
Puis il lui dit tout bas :
– Est-ce un désespoir d’amour ?
– Oui.
– Le père de l’enfant ?
– Oui, dit encore le général.
– L’a-t-il abandonnée ?
– Non, il est mort…
– Cela me suffit, dit le docteur.
En ce moment, M. de la Morlière, qui était demeuré un peu en arrière, s’approcha et écouta attentivement.
– Général, disait le docteur, je guérirai madame votre fille. Attendez-moi ce soir, vers six heures, à votre hôtel. Je prescrirai un traitement.
– Et, s’écria le général, vous la guérirez ?
– En deux mois, répondit le docteur avec l’accent de la conviction.
Le vicomte de la Morlière quitta l’hôtel de la rue de Varennes vers huit heures et demie et monta dans son cabriolet à pompe qui attendait au bas du perron.
Son cheval allemand était beau trotteur, et le vicomte eut franchi en quelques minutes la distance qui sépare le faubourg Saint-Germain de la rue des Écuries-d’Artois. C’était là que demeurait M. le chevalier de Morfontaine.
Le tigre du vicomte, qui était pendu aux étrivières, descendit lestement au moment où le cabriolet s’arrêtait devant la porte d’une maison à locataires.
– Tom, lui dit M. de la Morlière, sonne et demande si le chevalier est chez lui.
Le tigre entra et revint annoncer que M. le chevalier de Morfontaine était chez lui.
Le vicomte jeta les guides au tigre et monta d’un pas rapide les vingt marches qui conduisaient à l’appartement de garçon que le chevalier occupait à l’entresol.
M. de Morfontaine était rentré depuis quelques minutes à peine, et il s’installait, un livre à la main, un cigare à la bouche, au coin de son feu, lorsque son valet de chambre introduisit M. de la Morlière.
– Chevalier, lui dit celui-ci, sais-tu où nous pourrions trouver Passe-Croix ?
– Certainement, oui. Bonjour, vicomte.
– Bonjour, chevalier.
– J’ai dîné avec lui chez Nathalie, et je l’y ai laissé jouant au whist.
– Nathalie Rolin, du Gymnase ?
– Précisément.
– C’est à deux pas d’ici, rue d’Anjou-Saint-Honoré, n’est-ce pas ?
– Numéro 29, ajouta le chevalier.
M. de la Morlière ouvrit la croisée du fumoir, qui donnait sur la rue.
– Tom ! cria-t-il.
Le tigre, qui s’était chaudement enveloppé dans la peau de renard bleu que son maître plaçait sur ses jambes, sortit à demi la tête du cabriolet.
– Cours rue d’Anjou, 29, chez madame Rolin.
– Oui, monsieur.
– Et ramène-moi sur-le-champ M. le baron de Passe-Croix.
Le tigre partit avec le cabriolet, et le vicomte referma la croisée ; puis il vint se rasseoir au coin du feu.
– Ah çà ! lui dit le chevalier, qu’est-ce que tu veux au baron ?
M. de la Morlière prit un air grave.
– Je veux tenir conseil avec vous deux, répondit-il.
– Tenir conseil ?
– Àpropos de notre héritage.
– Diable ! mon cher ami, dit le chevalier, il me semble que, pour ta part, tu y as un peu renoncé.
– Comment cela ?
– Tu t’es marié…
– Dame ! fit le vicomte, qui eut un mouvement d’humeur, tout a tourné contre nous, mon cher. Nous nous sommes débarrassés de ce niais de Main-Hardye en pure perte.
– J’en conviens.
– Diane est devenue folle…
– Et, dit le chevalier, on n’épouse pas une folle, n’est-ce pas, vicomte ?
– C’est difficile : la loi s’y oppose.
– Alors, tu t’es marié. Donc, tu nous as laissé le champ libre, à Passe-Croix et à moi, pour le cas où Diane viendrait jamais à recouvrer la raison.
– Attends le baron, dit M. de la Morlière, et je m’expliquerai.
Il prit un cigare sur la cheminée et garda un silence que le chevalier n’eut garde d’interrompre.
Quelques minutes s’écoulèrent, puis on entendit dans la rue le roulement d’une voiture.
C’était le cabriolet du vicomte qui ramenait M. de Passe-Croix.
Le baron, qui, on s’en souvient, était le plus jeune des trois cousins, le baron, disons-nous, touchait alors à la trentaine, tandis que M. de Morfontaine avait trente-quatre ans et le vicomte de la Morlière trente-huit.
– Mon cher baron, dit M. de la Morlière en le voyant entrer, assieds-toi, et écoutez-moi bien tous deux.
– Oh ! oh ! fit M. de Passe-Croix.
– J’ai dîné chez notre oncle le général.
– Bien… Comment va Diane ?
Le vicomte eut un mauvais sourire.
– Le général vient de la confier aux soins d’un docteur brésilien qui répond de la guérir en moins d’un mois.
– Bravo ! s’écria le chevalier.
– Àmerveille ! dit le baron.
M. de la Morlière demeura grave.
– Donc, poursuivit-il, si tu veux épouser Diane, toi, baron, il te faudra tuer le chevalier, et toi, chevalier, je t’engage à te débarrasser du baron.
Les deux jeunes gens froncèrent le sourcil et se regardèrent avec défiance. Alors seulement le vicomte se prit à rire.
– Vous voyez bien, dit-il, qu’il faut que j’intervienne entre vous. Et, soyez tranquilles, vous allez voir que je sais tout concilier.
Les deux cousins avaient dans la scélératesse du vicomte une confiance assez large.
– Voyons ? demandèrent-ils en même temps.
Le vicomte reprit :
– Si vous le voulez bien, dit-il, nous allons établir un petit calcul. Quelle fortune a notre oncle le général ?
– Cent mille livres de rentes, au moins, dit le baron.
– Et Diane ?
– Diane a hérité de la fortune de son mari, qui est d’au moins cinquante.
– Très bien.
– C’est donc cent cinquante mille livres de rentes qu’on pourrait partager également.
– Hein ? fit le chevalier de Morfontaine, je ne pense pas que Diane puisse nous épouser tous les trois.
– D’abord, observa le vicomte en riant, la bigamie n’étant point permise en France non plus que le divorce, il faudrait que la vicomtesse de la Morlière, qui m’a déjà donné deux enfants, vînt à mourir…
– Mais, dit le baron, Charles et moi, nous sommes garçons.
– C’est vrai.
– Et celui que Diane épousera…
– Sera tout simplement le tuteur de cette petite fille qui renferme en ses veines la dernière goutte du sang des Main-Hardye.
– C’est juste, dit le chevalier de Morfontaine ; mais cette petite fille est très jeune encore, elle est frêle, délicate.
Le sourire diabolique du vicomte reparut sur ses lèvres minces.
– Assez ! dit-il, j’ai compris.
– Mais il me semble, interrompit le baron, que notre ami le chevalier escompte un peu trop sur l’avenir.
– Dame ! fit ingénument le chevalier, j’en suis au chapitre des probabilités.
– Probabilités est bien le mot, dit le vicomte.
– Ah !
– Sans doute. Le chevalier est Morfontaine, dernier du nom.
– Peuh ! fit M. de Passe-Croix.
– Malgré toutes ses idées libérales, poursuivit le vicomte, notre oncle tient à son nom. Il donnera Diane au chevalier, si…
– Ah ! voyons le si ? demanda M. de Passe-Croix.
– Si Diane l’aime ? dit le chevalier.
– Ce n’est pas cela, mon cher, si je le veux !
Et M. de la Morlière se redressa et regarda froidement ses deux interlocuteurs.
– Ah çà ! mon cher, interrompit le chevalier, dont la voix calme et polie cachait mal une sourde irritation, il me semble que tu n’as plus rien à voir en cette affaire.
– C’est ce qui te trompe.
– Hein ?
– Écoutez-moi bien, mes chers cousins, continua M. de la Morlière toujours calme et railleur, et reportez-vous à l’époque où nous nous jurâmes aide et secours mutuel, alors qu’il nous fallait faire disparaître l’ennemi commun, c’est-à-dire nous débarrasser de Main-Hardye.
– Nous avons été unis, alors.
– D’accord, mais… nous ne sommes encore arrivés à rien.
– Pourquoi t’es-tu marié ?
– Ah ! pardon, ceci est une question à part… Maintenant, ajouta le vicomte, afin de couper court à toute discussion ultérieure, je vous dirai nettement que, dans le cas où Diane recouvrerait la raison, je m’opposerai formellement à son mariage avec l’un de vous.
M. de Passe-Croix baissa la tête.
– Mais que veux-tu donc ? s’écria le chevalier.
– Écoutez-moi bien… Tout à l’heure, Morfontaine prétendait que la fille de Diane était frêle, délicate…
– C’est vrai.
– Eh !… mais il me semble, reprit le vicomte, que si l’enfant est dans de telles conditions, la mère, qui est frappée de folie…
M. de la Morlière s’arrêta et ses deux cousins se regardèrent en frissonnant.
– Messieurs, continua-t-il après un moment de silence, un dernier mot : nous sommes gens à comprendre bien des choses sans qu’il soit besoin d’entrer dans de longues explications…
– Certes ! dit le baron.
– Donc, voici ce que je vous propose : cinquante mille livres de rentes pour chacun.
– Àprendre sur quoi ?
Le vicomte haussa les épaules.
– Baron, dit-il, tu nous fais perdre notre temps en explications oiseuses.
– C’est vrai ! dit le chevalier.
M. de la Morlière ajouta :
– Si tu ne comprends point, tant pis pour toi ! Morfontaine a compris.
– Parbleu !
– Cinquante mille livres de rentes, poursuivit M. de la Morlière, valent la peine qu’on s’en occupe.
– Oh ! je comprends cela parfaitement, dit le baron, et je devine à présent où se trouve la somme à partager.
– C’est heureux.
– Mais pour cela il faut bien des choses…
– Le hasard a des combinaisons…
– Il faut que l’enfant de Diane…
– Il est faible et délicat.
– Il faut que la mère…
– La folie abrège la vie.
– Bon ! dit le chevalier, tout cela est fort clair. Seulement…
Le chevalier s’arrêta.
– Seulement ? insista M. de la Morlière.
– Qui de nous se chargera ?…
– Moi !
Le vicomte prononça ce mot avec un calme parfait.
– Mon cher cousin, lui dit le baron, je ne veux pas te faire un compliment, mais, en vérité, tu es un scélérat remarquable.
– Heu ! heu ! fit modestement le vicomte.
Puis il se versa du thé, alluma un nouveau cigare et dit à ses cousins :
– Maintenant, messieurs, permettez-moi de vous quitter.
– Où vas-tu ?
– Chez notre oncle.
– Mais tu en viens ?
– J’y retourne.
– Pourquoi ?
– Je veux assister à la consultation du docteur brésilien.
– Ah çà ! crois-tu donc, demanda le chevalier, que cet homme puisse guérir Diane ?
– J’en suis convaincu. C’est-à-dire que si Diane a le temps, elle guérira. Mais il peut se faire qu’elle meure avant sa guérison.
Et le vicomte se leva, pressa la main de ses cousins, s’enveloppa dans son pardessus d’alpaga blanc et sortit.
– Mon Dieu ! murmura-t-il en remontant dans son cabriolet, il faut se donner un mal inouï pour revendiquer son héritage.
*
* *
Pendant ce temps, le docteur Samuel, dit le docteur rouge, arrivait à l’hôtel de Morfontaine, rue de Grenelle.
Le général l’attendait avec impatience.
Diane, tenant toujours son enfant dans ses bras, était assise au coin du feu.
Le docteur la regarda fort attentivement, mais il ne s’approcha point d’elle.
– Monsieur, dit-il au général, il est nécessaire que je sache comment votre fille est devenue folle, et que vous me racontiez dans leurs plus minutieux détails les événements qui ont déterminé cette folie.
– Hélas ! répondit M. de Morfontaine, je suis prêt à vous faire ce triste récit ; mais je parlerai bas…, elle pourrait entendre…
– Oh ! dit le docteur, elle entendra, mais ne comprendra pas.
Il alla s’asseoir avec le général dans un coin du salon. En ce moment, le vicomte de la Morlière entra.
– Viens, lui dit le général, tu connais cette lamentable histoire aussi bien que moi, et tu vas pouvoir la raconter au docteur.
– Hélas ! soupira le vicomte d’un ton hypocrite.
Le docteur écouta fort attentivement le récit de M. de la Morlière.
Le vicomte n’omit aucun détail de ce lugubre drame qui s’était déroulé à Bellombre d’abord et ensuite à Rochefort.
– Tout cela est fort étrange, murmura le Brésilien, quand M. de la Morlière eut fini.
– Étrange, en effet, dit le général.
– Car, reprit le docteur, comment expliquer la trahison de cet Ambroise, qui aurait dû, en sa qualité de valet de chambre de la baronne Rupert, se dévouer à son maître futur ?
– Ah ! dit le vicomte, j’ai eu l’explication de sa conduite.
– Vraiment ? fit le général.
– Pardonnez-moi, mon oncle, se hâta de dire M. de la Morlière, pardonnez-moi si j’ai toujours évité de vous reparler de votre malheur ;… j’ai reçu une lettre d’Ambroise.
– Ah !… fit le général étonné. Et… d’où venait-elle ?
– De Londres.
Le vicomte déboutonna son habit et retira de sa poche de côté un petit portefeuille qu’il ouvrit.
Parmi les divers papiers que contenait ce portefeuille se trouvait une lettre déjà jaunie et portant le timbre de la poste de Londres.
Cette lettre était adressée à M. le vicomte de la Morlière, 7, rue Taitbout, à Paris.
M. de la Morlière l’ouvrit et lut tout haut :
« Monsieur le vicomte,
« Je suis à Londres ; j’ai mis la mer entre votre colère et moi, et je vais vous parler à cœur ouvert.
« N’accusez personne, monsieur le vicomte, de la mort de M. de Main-Hardye.
« C’est moi qui ai tout fait.
« C’est moi qui l’ai fait tomber dans le piège à loup, c’est moi qui ai prévenu le juge de paix qui l’a arrêté ; moi enfin qui lui ai fait parvenir dans sa prison un billet sans signature, qui lui apprenait que sa grâce avait été refusée… »
Le général interrompit brusquement la lecture de M. de la Morlière :
– Oh ! le misérable ! s’écria-t-il. Mais que lui avait donc fait M. de Main-Hardye ?
– Attendez, mon oncle, il l’explique dans sa lettre.
Et le vicomte poursuivit sa lecture :
« J’avais voué un respect et un attachement sans bornes à feu M. le baron Rupert, le premier mari de madame Diane. Quand j’ai vu qu’elle aimait le comte, j’ai été furieux, j’ai ressenti pour lui une haine violente, implacable, et je l’ai assouvie…
« Je suis avec respect, monsieur le vicomte, votre serviteur.
« Ambroise,
« Ancien valet de chambre,
actuellement cocher dans Régent Street. »
Le général avait posé sa tête dans ses mains, et deux grosses larmes jaillirent au travers de ses doigts.
– Pardon, monsieur, dit le docteur s’adressant à M. de la Morlière, comment nommiez-vous le petit paysan qui servait de messager ?
– Grain-de-Sel.
– Où est-il ?
– ÀBellombre, avec sa mère.
– Eh bien ! dit le docteur, il faut le faire venir.
– Où ?
– Ici.
Le général releva la tête.
– Je compte beaucoup sur sa présence, poursuivit le docteur ; elle doit, à mon sens, hâter la guérison de votre chère malade.
– Ah ! s’écria le général, je vais lui écrire ; il sera ici dans huit jours.
M. de la Morlière fronçait le sourcil et pensait :
– Je n’aime pas à trouver Grain-de-Sel sur mon chemin. Le gars est rusé, il est dévoué, il est fidèle. Peut-être faudra-t-il s’en débarrasser.