XXV

Un soir de la fin de janvier, il y avait nombreuse réunion dans la salle basse attenant à la cuisine du château de Bellombre, où nous avons vu se dérouler les premières scènes de cette histoire.

Selon le traditionnel usage de l’Ouest, on buvait du cidre et on mangeait des galettes de sarrasin.

La réunion se composait des pâtres, des bouviers et des autres serviteurs de Bellombre qui ne quittaient jamais le château, même en l’absence des maîtres.

Les gens de Bellombre mangeaient et buvaient, à la seule fin de célébrer le soixantième anniversaire de la vieille Madeleine, la mère de Grain-de-Sel.

Au-dehors, il faisait un temps affreux. La pluie fouettait les vitres, le vent pleurait dans les cheminées, et les hôtes du manoir se pressaient les uns contre les autres à l’entour du grand feu de la cuisine.

– Àla santé de maman Madeleine ! disaient les pâtres en levant leurs verres remplis de cidre nouveau.

Mais maman Madeleine hochait tristement la tête.

– Mes gars, disait-elle, vous avez tort de boire à ma santé.

– Pourquoi cela, maman Madeleine ?

– Parce que je m’ennuie sur terre… à cause de ma pauvre fille, madame la baronne, qui est tombée en innocence.

Le mot d’innocence, chez les paysans de l’Ouest, est synonyme de celui de folie.

– C’est vrai tout de même.

– Pour ça, c’est vrai.

– Ah ! oui, dame ! dirent tour à tour, ceux qui fêtaient l’anniversaire de la nourrice de Diane.

– Mais, dit un vieux garde-chasse, le même, qui avait aidé, trois ans auparavant, à l’évasion du malheureux comte de Main-Hardye, on dit qu’on la guérira, notre bonne maîtresse.

Madeleine secoua la tête.

– On ne la guérira pas du mal qu’elle a dans le cœur, dit-elle. On ne lui rendra pas M. Hector.

– Pauvre M. Hector ! murmura un pâtre, qui avait maintes fois rencontré le jeune comte à la chasse ; il était tant bon et pas fier…

– Et notre maîtresse l’aimait tant qu’elle a pensé en mourir, dit un bouvier.

– Avec tout ça, fit à son tour une fille de cuisine, on ne saura jamais le fin mot de cette histoire.

– Je le sais, moi, dit Madeleine d’un air sombre.

– Vous… le… savez ?

– Oui.

– Vous savez pourquoi M. Hector s’est tué ?

– Il s’est tué parce qu’on l’a trompé, parce qu’on lui a dit que sa grâce était refusée.

– Et qui donc lui a dit cela ?

– Ceux qui le firent tomber dans le piège à loup.

– Ambroise ! exclama-t-on à la ronde.

– Oh ! le misérable ! dit le pâtre.

– Ce n’est pas Ambroise tout seul, murmura Madeleine. Il y en avait d’autres, mes gars.

Le visage de la nourrice prit une expression farouche.

– Ah ! continua-t-elle, le bon Dieu est juste, il punit les méchants… Les assassins de M. Hector seront punis.

– Mais puisque vous savez qui…

Madeleine frissonna.

– Taisez-vous, les gars ! dit-elle, taisez-vous ! il y a des noms qui portent malheur…

Le garde-chasse eut sans doute un vague soupçon.

– Madeleine a raison, dit-il. Laissons cela et parlons d’autre chose, les gars.

– Moi, reprit la fille de cuisine, je voudrais bien savoir pourquoi M. le marquis a fait venir Grain-de-Sel à Paris voici un mois tout à l’heure.

Au nom de son fils, la nourrice tressaillit.

– Ah ! dit-elle, si encore il était là, mon pauvre Grain-de-Sel, je vous laisserais boire à ma santé, mes enfants. Mais il est parti… Qui sait quand il reviendra ?

– Chut ! dit tout à coup le pâtre, qui avait l’ouïe exercée. Et il se leva et alla ouvrir la croisée.

– Écoutez, dit-il, écoutez…

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? fit le garde-chasse.

– J’entends le galop d’un cheval là-bas, du côté de Bellefontaine.

– Tu es fou.

– Moi, dit un autre, je n’entends que le vent qui fait craquer les arbres du parc, et la pluie qui ruisselle sur les toits.

– Moi, répéta le pâtre, je vous assure que j’entends le galop d’un cheval.

Il se retourna vers le foyer, où Pluton, un énorme chien de cour, dormait, le museau allongé sur ses pattes.

– Pluton ! Pluton ! appela-t-il.

Pluton se leva nonchalamment et vint à son maître en remuant la queue. Le pâtre le dressa contre la croisée ouverte et lui dit :

– Écoute !

Le chien pencha en avant sa tête intelligente, et tout aussitôt il fit entendre un long aboiement.

– C’est vrai, dit-on alors dans la cuisine de Bellombre, Pluton ne se trompe jamais.

– Ah ! jarnidieu, les gars, s’écria le bouvier, j’entends, moi aussi.

– Et moi aussi, dit la nourrice, qui se précipita vers la croisée, toute tremblante d’émotion.

On entendait maintenant, en effet, et fort distinctement, le galop précipité d’un cheval.

– Celui qui va un pareil train est un fin gars, dit le bouvier.

– Je ne connais que Grain-de-Sel qui galope comme ça, ajouta le pâtre.

– Grain-de-Sel… mon enfant !…

En prononçant ces derniers mots, la nourrice se laissa choir défaillante sur un escabeau.

– Eh ! parbleu ! oui… c’est Grain-de-Sel ! dit le garde-chasse. Écoutez !

En effet, un bruit étrange venait de traverser l’espace, dominant le grincement du vent dans les girouettes rouillées du manoir et les clapotements de la pluie sur l’ardoise des toits.

Ce bruit, c’était le cri de la chouette, le houhoulement de Grain-de-Sel.

– C’est lui ! murmura-t-on.

Et tous les visages rayonnèrent de joie, car, à Bellombre, Grain-de-Sel était le frère, l’ami, l’enfant de tous. On l’aimait, on croyait en lui, on savait qu’il était le meilleur cœur du monde et le gars le plus courageux qu’on pût trouver.

Bientôt le galop du cheval retentit si rapproché que personne n’y tint. On se précipita hors de la cuisine et de la salle basse, et lorsque, couvert de boue, ruisselant de pluie, harassé de fatigue, Grain-de-Sel, car c’était lui, entra dans la cour du manoir, il fut pressé, entouré, embrassé.

– Ma mère ! où est ma mère ? demanda-t-il.

– Elle va bien… elle est là-haut… lui dit un des serviteurs ; mais la chère femme a eu une émotion… elle n’a pas pu marcher.

– Je connais ça, dit Grain-de-Sel.

Le jeune gars s’élança vers la cuisine sans répondre aux mille questions qu’on lui faisait, trouva la nourrice qui s’était appuyée au mur pour ne point tomber, tant ses jambes fléchissaient sous elle, la prit dans ses bras et la couvrit de baisers.

– Oh ! mère, mère ! dit-il, je t’apporte une bonne nouvelle, va !

Et l’enfant était si ému lui-même qu’il s’arrêta et ne put continuer sur-le-champ.

– Mais parle donc, gars, disait Madeleine ; est-ce que tu m’apportes des nouvelles de ma chère fille ?

– Oui, mère…

– Elle va mieux ?

– Elle guérira.

Madeleine poussa un cri de joie.

On avait suivi Grain-de-Sel, on l’entourait, on l’accablait de questions.

– Eh bien ! dit-il, puisque vous voulez savoir, les gars, ne parlez pas tous à la fois…

– C’est vrai.

– Grain-de-Sel a raison.

– Vive Grain-de-Sel ! cria le pâtre, qui était quelque peu enthousiaste de sa nature.

– Écoutez-moi donc, fit l’enfant, qui pressait toujours les mains de sa vieille mère.

Il vida d’un trait un grand verre de cidre que lui tendit le garde-chasse, puis il s’assit et dit en souriant :

– Je n’ai plus de jambes, et j’aimerais encore mieux être couché qu’assis. Savez-vous que depuis Paris je ne me suis arrêté ni jour ni nuit ? J’ai galopé, galopé, que mes pauvres os sont plus tendres que si on les avait fait cuire. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit.

Le nom de Diane était sur toutes les lèvres.

– Faut vous dire que notre maître, M. le marquis, poursuivit Grain-de-Sel, a fait rencontre d’un médecin fameux qui voit clair là où ses pareils voient trouble.

– Ah ! ah !

– Les autres disaient que madame Diane était incurable, et que la chère femme resterait innocente pour toujours. Mais lui, il a jugé la chose d’un coup d’œil, et il a dit : « Je la guérirai. »

– Elle est donc guérie ? demanda la nourrice avec une anxiété fébrile.

– Pas encore, mais ça avance.

– Ah !

– Donc, reprit Grain-de-Sel, il paraît qu’on l’a mis au courant de tout, le médecin, car il a voulu qu’on me fît venir. C’est pour cela que M. le marquis m’a écrit, voici bientôt quatre semaines.

– Comme le temps passe ! murmura Mathurin le garde-chasse, il me semble que tu es parti d’hier.

– Il y aura un mois dans trois jours. Mais écoutez donc… Quand j’ai été à Paris, ce médecin, qui est un homme bizarre et qui ne ressemble pas aux autres, a dit qu’il fallait que je restasse chaque jour plusieurs heures auprès de madame Diane et que je lui parlasse de M. Hector. La première fois qu’elle m’a vu, la pauvre chère femme, elle ne m’a pas reconnu, et elle s’est mise à rire.

– Oh mon Dieu ! murmura Madeleine avec un accent de douleur.

– Ce n’est que le lendemain, continua Grain-de-Sel. Alors elle m’a parlé de toi.

– Et… de… M. Hector ?

– Pas un mot. Il paraît même qu’elle n’a jamais prononcé son nom depuis trois ans… Le médecin dit qu’elle a tout oublié… que si elle se souvenait elle serait guérie, et que ce n’est qu’ici qu’elle se souviendra.

– Ici ?

– Oui, dit Grain-de-Sel.

– Mais alors… on va l’amener ?

– Le marquis, le médecin et madame Diane arriveront ici demain matin. Je suis parti avant eux pour préparer les relais.

Ayant ainsi parlé, Grain-de-Sel vida un second verre de cidre et ajouta :

– Ce n’est pas le tout de boire, il faut manger. Je meurs de faim, mère. Donne-moi un morceau de lard et du pain. Et vous, les gars, ne me demandez plus rien pour ce soir, car sitôt que j’aurai soupé je vais aller me coucher, et je vous assure qu’avant une heure je ronflerai plus fort que l’orgue de M. le curé de Bellefontaine, qui est un brave et saint homme, comme chacun sait.

*

* *

Douze heures après l’arrivée de Grain-de-Sel à Bellombre une chaise de poste entra dans la grande avenue qui partait de la route royale de Paris à Poitiers, traversait le parc du château et conduisait à la vaste pelouse qui ceignait le perron.

Cette chaise de poste renfermait le vieux général marquis de Morfontaine, le vicomte et la vicomtesse de la Morlière, Diane la pauvre folle, qui tenait toujours son enfant sur ses genoux, et enfin le docteur rouge.

Le docteur rouge était bien, en effet, un étrange personnage.

Venu à Paris on ne savait d’où, précédé, on ne savait comment, par une réputation merveilleuse de médecin, il avait longtemps refusé d’exercer sa profession.

Riche à millions, il était demeuré sourd aux instances d’opulents malades, et il avait constamment répondu que ses confrères de France étaient plus habiles que lui.

On sait comment le général était parvenu à le joindre, à le séduire, à l’intéresser.

Àpartir de ce moment, l’étrange disciple d’Esculape avait paru se métamorphoser, et il avait pris sa tâche à cœur.

Il s’était installé à Paris dans l’hôtel de Morfontaine, administrant soir et matin, par petites doses, une poudre mystérieuse à sa malade.

Au bout de huit jours de traitement, il avait demandé Grain-de-Sel, jugeant salutaire la présence du gars auprès de Diane.

Trois semaines après, il avait dit au général :

– Maintenant, monsieur, il faut nous en aller à Bellombre. C’est là que la cure sera complète.

Depuis le malheur qui avait frappé le général, son neveu, M. de la Morlière, s’était montré plus attentif, plus respectueux, plus dévoué que jamais. Tout en se mariant, il avait su devenir l’hôte indispensable du père de Diane, son bras droit, son conseil.

Du moment où il avait été question de ramener Diane à Bellombre, le vicomte avait demandé comme une faveur d’être du voyage avec sa jeune femme.

Le général avait accepté avec joie.

Or, une heure environ après leur arrivée à Bellombre, le docteur, le général et M. de la Morlière descendirent dans le parc et allèrent s’asseoir au-dessous de cette croisée où, au commencement de cette histoire, nous avons vu Diane apparaître et tendre les bras, en le traitant « d’imprudent », au comte de Main-Hardye, qui grimpait après un cep de vigne.

– Général, dit alors le docteur, ce n’est point sans intention que je vous ai amené ici en vous priant de m’indiquer la croisée de la chambre de Madame Diane.

– La voilà, dit le général.

– Celle du milieu… là-haut… qui est ouverte ?…

– Oui.

– Et garnie, en guise d’appui, d’une barre de fer ?…

– Précisément.

– C’était là, n’est-ce pas, qu’elle attendait le comte chaque jour ?

– Hélas ! oui, soupira le général.

– Le comte n’avait-il pas l’habitude, poursuivit le docteur, de signaler sa venue par un cri, un coup de sifflet, un signal quelconque ?

– Oui, un coup de sifflet que précédait toujours un autre signal.

– Lequel ?

– Un houhoulement de chouette que faisait entendre Grain-de-Sel.

– Eh bien, général, dit le docteur, laissez-moi tout espérer de l’épreuve que je vais tenter.

M. de Morfontaine et son neveu regardèrent attentivement et presque avec avidité l’homme de science. Celui-ci poursuivit :

– La folie de madame Rupert consiste surtout en une absence complète de mémoire.

Elle a éprouvé une telle commotion lors du suicide de M. de Main-Hardye qu’elle a perdu le souvenir. L’instinct maternel a été l’unique sentiment qui l’ait fait vivre pendant trois ans.

Soumise à mon traitement, elle a commencé peu à peu à connaître les gens qui l’entouraient, – vous d’abord, général, et il doit vous souvenir qu’elle s’est, un soir, jetée dans vos bras et s’est prise à fondre en larmes ?

– Oh ! certes, oui, il m’en souvient ! dit le général avec émotion.

– Ensuite, elle a reconnu Grain-de-Sel. Je comptais beaucoup sur cette entrevue.

Depuis trois semaines, poursuivit le docteur, elle se plaît infiniment avec le fils de sa nourrice, elle cause, elle sourit… mais elle ne parle jamais du comte.

– Pensez-vous donc, demanda M. de Morfontaine, qu’elle l’ait oublié ?

– Complètement.

– Et… si elle venait à s’en souvenir…

– C’est là-dessus que je compte.

– Pour sa guérison ?

– Oui, général.

– Mais… cependant…

– Écoutez, dit le docteur : si la mort de celui qu’elle aimait ne l’a point tuée, c’est que la vie était puissante en elle. Le jour où elle se souviendra, la raison sera revenue.

– Mais elle voudra mourir…

– Non, car elle est mère…

– C’est juste, murmura le général. Et quand comptez-vous tenter cette épreuve ?

– Ce soir, dit lentement le docteur, si la nuit est sombre, s’il pleut à torrents, comme pendant cette nuit où le comte de Main-Hardye lui arriva la tête enveloppée de bandelettes sanglantes.

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