Cinq ans s’écoulèrent.
Le général de Morfontaine avait alors soixante-quinze ans environ.
C’était un beau vieillard, droit comme un I, en dépit des années, la tête couverte d’une forêt de cheveux blancs, portant toute sa barbe, qui lui descendait sur la poitrine, comme celle des patriarches.
M. de Morfontaine ne quittait plus Bellombre.
Assez semblable à ce chêne séculaire, demeuré le dernier d’une vaste forêt disparue, et n’ayant plus auprès de lui qu’un frêle rejeton, M. de Morfontaine élevait Danielle, la fille de sa fille, le sang de son sang.
Danielle avait huit ans ; elle était toujours blanche et rose.
Elle avait le grand œil bleu limpide et le sourire charmant de sa mère ; elle avait la blonde chevelure de l’infortuné comte Hector de Main-Hardye.
Danielle était devenue la dernière joie de ce malheureux vieillard, que la Providence semblait oublier sur la terre alors qu’elle avait ouvert la fosse de tous ceux qu’il avait aimés.
Danielle s’asseyait sur ses genoux, passait ses petits doigts dans sa barbe blanche et l’appelait « mon père » avec un accent qui rappelait au général la voix de la pauvre Diane enfant.
Danielle enfant était devenue la petite fée, l’idole de Bellombre.
C’était pour elle que les jardiniers semaient de fleurs les gazons du parc ; pour elle que le vieux Mathurin, le vieux garde-chasse, avait pris une jolie chevrette qu’il avait dressée et qui vivait apprivoisée dans le parc.
C’était pour Danielle encore que les pâtres dénichaient des oiseaux, que les enfants des métayers tressaient des corbeilles avec des joncs ; pour elle enfin qu’à Bellombre chacun s’efforçait de sourire et de paraître heureux.
Deux anciens hôtes du manoir manquaient seuls autour de cette enfant, qui devait en être un jour la maîtresse.
C’était d’abord Madeleine.
La pauvre nourrice de Diane était morte, – six mois après la baronne ; – elle était morte de douleur…
Puis c’était aussi Grain-de-Sel.
Grain-de-Sel, le brave gars, le hardi garçon qui s’était dévoué à Diane, à Hector, au général, à toute cette race qu’il aimait et vénérait.
Où donc était Grain-de-Sel ?
Un jour, il y avait de cela deux ans environ, Grain-de-Sel avait atteint sa vingt et unième année.
Comme les jeunes gens de son âge, il s’en était allé au chef-lieu du canton plonger sa main dans l’urne ; et, le soir, il était revenu à Bellombre, portant à son chapeau une pancarte blanche sur laquelle était inscrit le numéro 1.
Grain-de-Sel était conscrit.
Mais le fils de Madeleine appartenait de cœur et d’âme au général, et le général avait plus de cent cinquante mille livres de rente. M. de Morfontaine pouvait donc remplacer Grain-de-Sel aussi facilement que Grain-de-Sel laissait tomber un sou, le dimanche, dans le plat du quêteur, à l’église du village.
Cependant il n’en fut rien.
Quand il fut de retour à Bellombre, M. de Morfontaine prit le gars par le bras, le conduisit dans un coin de la salle à manger, et il lui dit :
– Te voilà donc soldat, mon pauvre Grain-de-Sel ?
– Oui, monsieur le marquis.
– Appelle-moi donc « mon général ».
– Oui, mon général.
– Eh bien ! mon gars, poursuivit M. de Morfontaine, puisque le sort l’a voulu, il faut lui obéir.
Grain-de-Sel tressaillit, aperçut la petite Danielle qui jouait avec un grand chien de chasse, et des larmes coulèrent de ses yeux.
Le général comprit la douleur du fils de Madeleine :
– Ah ! oui, dit-il, je sais… tu ne veux pas me quitter…
Grain-de-Sel baissa la tête.
– Et puis, tu ne veux pas quitter Danielle…
Grain-de-Sel fut pris d’une émotion subite et fondit en larmes.
– Eh bien ! dit le général, c’est pour elle que je veux que tu partes !
– Pour elle ?
– Oui, mon gars.
Grain-de-Sel le regarda avec étonnement.
– Écoute, mon enfant, poursuivit M. de Morfontaine, je suis vieux, mais je suis solide encore et je tiendrai encore bien cinq ou six ans. Tant que je serai là, Danielle n’a besoin de personne pour veiller sur elle…
– Oh ! non, certes ! dit Grain-de-Sel.
– Mais après… après… il lui faut un protecteur, comprends-tu ?
– Oui, fit Grain-de-Sel.
– Et ce protecteur, ce ne peut être aucun de mes neveux.
Un nuage passa sur le front du gars.
– Ils sont mariés, continua le général, mariés tous trois ; ils ont des enfants, et je les frustre de mon héritage.
– Je comprends, dit Grain-de-Sel, qui n’osa point manifester sa pensée tout entière.
– Donc, ce protecteur…
Le général regarda Grain-de-Sel.
– Ce sera moi, général !
– Bien parlé, enfant ! dit M. de Morfontaine. Mais pour que tu sois tout à fait un homme, un homme assez intelligent, assez fort, assez énergique pour défendre la fille de ma pauvre Diane, il faut que tu passes par la bonne, la vraie, la seule école où se triturent les individualités, l’école du régiment.
– Sois soldat, mon enfant, tu reviendras officier, car tu es courageux, intelligent et fidèle.
Grain-de-Sel courba la tête avec soumission. Trois mois après, le conscrit recevait sa feuille de route, en destination de la province d’Oran. Le général lui mit une poignée de louis dans la main.
– Va, dit-il, sois brave jusqu’à la témérité, c’est un moyen de revenir sain et sauf. Danielle a besoin de toi.
*
* *
Donc, Madeleine était morte, et Grain-de-Sel avait échangé sa braie rouge et sa veste bleue contre l’uniforme des chasseurs d’Afrique.
Le vieux général vivait seul à Bellombre avec sa chère petite Danielle, dont il s’était fait le précepteur.
Danielle courait comme un petit lutin par les sentiers du parc et les pelouses vertes, bondissant comme le chevreuil que lui avait donné Mathurin, et vivant dans la plus complète liberté.
– Je veux que ce soit l’enfant de la nature, disait souvent le vieillard, qu’elle apprenne ce qui lui plaît, qu’elle laisse de côté ce qui lui répugne. Quand elle sera femme, elle épousera l’homme qu’elle aimera…
Or, un matin de printemps, le château de Bellombre reçut une visite.
C’était M. le vicomte de la Morlière et sa femme qui arrivaient en compagnie du baron de Passe-Croix, marié depuis deux ans.
Le baron amenait à son oncle sa jeune épouse, que le général, qui n’avait point quitté le Poitou depuis la mort de Diane, n’avait point vue encore.
Seul des trois cousins, le chevalier de Morfontaine manquait à cette réunion de famille.
Le chevalier était retenu à Paris par une grave indisposition de sa femme.
Le chevalier s’était marié un an après la mort de Diane.
Cependant le général l’attendait comme ses cousins, car ce n’était point le hasard qui présidait à cette réunion.
Quinze jours auparavant, le vieux marquis avait écrit à chacun d’eux la circulaire suivante :
« Mon cher neveu,
« Je vais accomplir le 15 mai prochain ma soixante-quinzième année, et, bien que je sois vert encore, je désire prendre quelques précautions dans l’éventualité de ma fin prochaine, et songer à l’avenir de ceux que j’aime et laisserai derrière moi.
« Amène-moi ta femme et viens célébrer avec elle, à Bellombre, mon soixante-quinzième anniversaire.
« Ton oncle dévoué,
« Général de Morfontaine. »
Le chevalier avait manqué à l’appel, mais le vicomte de la Morlière et le baron de Passe-Croix étaient arrivés le 14 au matin.
Or, le 15 mai n’était point seulement un jour de réjouissance pour le château de Bellombre, c’était encore celui de la fête patronale de Bellefontaine, le village voisin.
Donc, le 15 mai au matin, le vieux général tenant la charmante petite Danielle dans ses bras, monta avec ses deux neveux et ses belles-nièces dans son antique carrosse d’apparat et se rendit à l’église de Bellefontaine.
Devant le modeste hôtel de ville du bourg, une baraque de saltimbanques s’était établie, et un paillasse à cheveux roux, à la barbe inculte, le visage tout barbouillé d’une sorte de couleur brune, amusait la foule de ses lazzi en distribuant force torgnioles et crocs-en-jambe à deux pauvres petits enfants, qui faisaient contre mauvaise fortune bon cœur, et mangeaient une maigre pitance, la représentation terminée, bien qu’ils eussent joué un rôle de prince et de princesse.
En sortant de la messe, le général passa devant la baraque.
Danielle aperçut les enfants et dit :
– Ah ! petit père, comme ils ont l’air malheureux ! Je voudrais bien jouer avec eux pour les distraire.
– Chère enfant ! murmura le général, cela n’est pas possible.
Et comme la petite fille avait déjà les larmes aux yeux :
– Mais, ajouta-t-il, on peut les faire venir à Bellombre demain.
Et il dit au vicomte :
– Vois ce saltimbanque, et dis-lui que, s’il veut venir demain à Bellombre nous faire des tours et pasquinades, on le payera grassement.
Tandis que le général et sa suite remontaient en voiture, M. de la Morlière s’approcha, en effet, du paillasse.
Celui-ci ôta respectueusement sa casquette et s’avança sur le bord de l’estrade.
La foule s’était écartée devant le vicomte, nul ne pouvait entendre ce que ce dernier allait dire.
– Hé ! fit le vicomte en souriant, tu es si bien métamorphosé, maître Ambroise, que si je n’avais su que c’était toi…
– Monsieur ne m’aurait point reconnu ?
– Non.
Le paillasse eut un sourire conquérant.
– On ne me reconnaîtra pas davantage à Bellombre, dit-il.
– Je l’espère bien, dit M. de la Morlière ; mais tu n’y viendras pas… Il faut faire le coup aujourd’hui même, si tu peux.
– On tâchera… soyez tranquille, et fiez-vous à moi, dit le paillasse.
*
* *
Quelques heures après, en sortant de table, le général marquis de Morfontaine, dit à ses neveux d’un ton qui ne manquait pas d’une certaine solennité :
– Mes chers enfants, veuillez me suivre au grand salon, c’est là que je vous ferai connaître dans quel but je vous ai réunis.
Et il offrit le bras à madame de la Morlière avec une galanterie toute juvénile.
Dans le grand salon de Bellombre, pièce austère et froide, qui avait gardé comme un vague reflet des âges passés et dont les tentures sombres avaient un aspect de tristesse, M. de la Morlière aperçut un homme vêtu de noir, assis devant une table sur laquelle se trouvaient étalés divers papiers.
– Je m’en doutais, pensa le vicomte.
Et il échangea un rapide regard avec M. de Passe-Croix. La petite Danielle avait suivi son grand-père.
– Va jouer, mon enfant, lui dit le général, va jouer dans le parc.
– Oui, père.
– Et ne va pas jusqu’à la rivière.
– Non, père.
– Tu sais que je te l’ai défendu.
– Oui, père, répéta l’enfant.
Elle jeta ses bras au cou du vieillard, qui baisa avec amour les tresses blondes de ses cheveux et la renvoya en souriant.
Alors M. de Morfontaine invita ses neveux et ses nièces à s’asseoir et leur dit :
– Je vous ai réunis, mes enfants, pour vous parler à cœur ouvert.
– Parlez, mon oncle, dit M. de la Morlière, qui feignit l’étonnement.
– Je vous ai réunis, continua le vieillard, parce que je n’ai jamais bercé personne de folles espérances, et que je veux que vous respectiez mes volontés après ma mort comme vous les avez respectées durant ma vie.
– Mais, mon oncle, s’écria le baron de Passe-Croix, vous savez bien que nous vous aimons et vous vénérons.
– Je le sais, mes enfants.
– Et que, ajouta le vicomte, nous aimerions mieux mourir que de vous déplaire.
M. de Morfontaine eut un bon sourire et poursuivit :
– Il y a cinq années, mes amis, que votre pauvre cousine est morte victime d’une fatalité épouvantable.
– Hélas ! soupira M. de la Morlière.
– Ce jour-là, aux yeux de la loi, vous êtes devenus tous trois mes héritiers.
– Ah ! mon oncle, de tels souvenirs…
– Mais, reprit le vieillard d’une voix ferme, ce jour-là aussi le ciel m’a laissé un enfant à la place de cet autre enfant qu’il me reprenait. Danielle m’est restée.
– Et c’est une bien grande consolation pour vous, mon oncle, dit le baron.
– Eh bien, mes amis, voici ce que je voulais vous dire. J’ai fait deux parts de ma fortune, un gros et un petit lot.
Le petit lot se compose de la terre de Morfontaine, située en Vendée, de cent cinquante mille francs placés en bons du Trésor, et de mon hôtel de la rue de Verneuil, qui vaut à peu près la même somme.
– Mais, mon oncle…
– Écoute-moi donc, vicomte. Le manoir vendéen, berceau de notre famille, est pour le chevalier, qui est le dernier de mon nom.
– C’est trop juste, dit le vicomte.
– Quant à toi et à Passe-Croix, je vous donne à choisir entre les cent cinquante mille francs et l’hôtel.
– Ah ! mon oncle, s’écria le vicomte avec attendrissement, c’est cet hôtel plein de vous et qui gardera votre souvenir que je veux !
– Bien, mes enfants, dit le général. Quant au gros lot, qui se compose d’environ cent cinquante mille livres de rentes, vous avez deviné, n’est-ce pas ?
– C’est la dot de Danielle ! dirent spontanément les deux cousins. Vous avez raison, mon oncle…
– Bien dit, mes enfants, vous êtes de nobles cœurs. Et, ajouta le général, pour tout prévoir, j’ai voulu faire mon testament devant vous. M. le notaire de Bellefontaine, que voilà, va vous le lire. Il ne manque plus que ma signature et la vôtre.
– La nôtre ! fit le vicomte.
– Oui, mon ami, j’ai voulu tout prévoir et rendre mon testament inattaquable. Vous écrirez tous deux au bas et le chevalier, quand il viendra, en fera autant, ces quelques mots :
« Aujourd’hui, 15 mai 183…, je reconnais avoir pris connaissance du testament de mon oncle, le marquis de Morfontaine ; je déclare l’approuver entièrement et m’engager formellement à respecter sa volonté. »
M. de la Morlière interrompit le général.
– Ah ! de grand cœur ! dit-il.
– Eh bien ! monsieur le notaire, dit M. de Morfontaine, veuillez nous donner lecture de cet acte.
Mais comme le notaire s’apprêtait à lire, il se fit au-dehors un grand bruit, et des cris d’alarme et de désespoir retentirent.
– Ah ! mon Dieu ! disaient plusieurs voix désolées, mon Dieu ! quel malheur !
Et les hôtes du grand salon se levèrent précipitamment et s’élancèrent au-dehors.