Quinze jours après le terrible événement que nous venons de décrire, nous eussions retrouvé le vicomte de la Morlière à Paris, dans l’entresol du chevalier de Morfontaine, en compagnie de ce dernier et du baron de Passe-Croix.
Les trois cousins étaient réunis autour d’une table de thé, et la sérénité la plus parfaite régnait sur leur visage.
M. de la Morlière disait :
– Ce pauvre général a été pendant huit jours entre la vie et la mort. Mais ce diable de docteur rouge semble disposer de la vie comme d’une chose qui lui appartient.
– Ainsi notre oncle est hors de danger ? demanda le chevalier.
– Complètement. Et, chose étonnante, il semble avoir conservé, en dépit de ce coup terrible, une sorte d’énergie sauvage.
– En vérité !
– Je croyais qu’il ne survivrait pas huit jours à sa fille… Je me suis trompé.
– Est-ce que Diane s’est tuée sur le coup ?
– Sur le coup.
– Pauvre femme ! murmura hypocritement le chevalier.
– Elle s’est ouvert la tête sur une des pierres de taille qui se trouvaient au bas de la croisée.
– Et l’enfant a survécu ?
– L’enfant n’a pas une égratignure.
– Voilà qui est bizarre…
– Je ne me l’étais pas expliqué d’abord, et je suis demeuré stupéfait, comme bien vous pensez.
– Parbleu ! dit le baron.
– Mais enfin j’ai fini par comprendre.
– Voyons ?
– Diane, en tombant, a fait la pirouette en vertu des lois naturelles de l’attraction. Sa tête a porté la première et a reçu tout le choc. Le corps et les vêtements de la mère ont fait un bourrelet à l’enfant… si bien que lorsque nous sommes arrivés, le docteur, le domestique et moi, nous avons trouvé la petite fille étourdie, mais pleine de vie, couchée sur le cadavre de Diane.
– La pauvre femme, acheva M. de la Morlière avec son odieux sourire, n’aura pas eu le temps de souffrir.
– Tout cela est bel et bon, dit le chevalier avec humeur ; mais tu as manqué ton but, cousin…
– Comment cela ?
– Tu as commis un crime inutile… ajouta M. de Passe-Croix.
– Ah ! pardon, fit M. de la Morlière, distinguons, s’il vous plaît. Avant de discuter l’utilité ou l’inutilité de la chose, établissons un principe, messieurs.
– Voyons ?
– Ce n’est pas moi, c’est nous qui avons commis ce que… vous appelez…
– Soit. Mais cela ne nous avance absolument à rien.
– Plaît-il ?
– Le général adorera cette enfant, qui est son sang, après tout.
– D’accord.
– Et nous n’aurons pas un sou de son héritage.
– Bah ! dit le vicomte, un testament pareil pourrait être attaqué.
– Fi ! murmura le chevalier ; il ferait beau voir des neveux soumis et respectueux comme nous l’avons toujours été attaquer la volonté testamentaire de notre bon et cher oncle.
– Je suis de l’avis de Morfontaine, dit Passe-Croix.
– Vous avez raison, mes beaux seigneurs, reprit le vicomte.
– Ah !
– Le testament de notre oncle ne doit pas être attaquable.
– Pourquoi ?
– Parce que notre oncle ne doit pas faire de testament.
Le vicomte prononça ces mots froidement.
– Voici que je ne comprends plus, dit le chevalier de Morfontaine.
– Ni moi, dit M. de Passe-Croix.
– Et vous n’avez nul besoin de comprendre, mes chers cousins.
– Ah ! ah ! dirent-ils tous deux.
– Il vous suffira de me donner de nouveau vos pleins pouvoirs.
– Qu’à cela ne tienne !
– Oh ! de grand cœur.
Quand ses deux cousins eurent ainsi parlé, le vicomte se leva.
– Où vas-tu ? lui demanda-t-on.
– Je vais me promener rue de Buffon, au Jardin des Plantes.
– Pour quoi faire ?
– C’est mon secret. Adieu.
Et le vicomte s’en alla.
Le cabriolet qui l’avait amené attendait M. de la Morlière dans la cour.
Il y monta, prit les rênes et partit au grand trot.
Vingt minutes après, le trotteur du vicomte arrivait rue de Buffon et s’arrêtait devant une boutique sur laquelle on lisait :
Spécialité de café à la crème.
– Voilà bien les épiciers, murmura le vicomte en descendant de voiture ; ils trouvent toujours le moyen d’afficher leur marchandise d’une façon désagréable pour leurs confrères. Évidemment si celui-là a trouvé une spécialité, les autres crémiers, qui vendent du café à la crème ordinaire, sont des imbéciles.
Cette réflexion faite, M. de la Morlière entra dans la boutique.
Une assez jolie femme, jeune encore, vint à lui et le salua avec respect.
– C’est vous qui êtes madame Rose ? demanda le vicomte.
– Oui, monsieur.
– La femme d’Ambroise.
– Pour vous servir.
– Où est-il, Ambroise ?
La jeune femme se retourna vers l’arrière-boutique.
– Hé ! Ambroise ! cria-t-elle.
Un homme apparut : c’était l’ancien valet de chambre de madame la baronne Rupert.
Ambroise avait toujours ses sourires cauteleux, son œil louche, sa désinvolture hardie et insolente ; mais il avait passablement engraissé et avait la mine prospère d’un homme qui se porte fort bien et fait de bonnes affaires.
– Eh bien ! maître Ambroise, dit le vicomte, es-tu content ?
– Oui, monsieur le vicomte.
– Tes affaires…
– Vont à merveille.
– Aimes-tu ta femme ?
– Beaucoup.
Et maître Ambroise jeta un regard amoureux à madame Rose.
– Ainsi, tu ne désires plus rien ?
– Heu ! heu !
– Tu te trouves assez riche ?
– Oh ! fit Ambroise, si la fortune ne fait pas le bonheur, du moins…
– Du moins ? fit le vicomte.
– Elle y aide.
– Mais tu as eu cinquante mille francs ?
– C’est vrai.
– Une jolie somme.
– Peuh ! fit Ambroise, si on ne songeait pas à l’arrondir…
– Ah ! tu y songes ?
– Dame ! j’ai l’esprit du commerce, moi, répliqua Ambroise.
Le vicomte sourit silencieusement. Ambroise reprit :
– Je me fais quinze pour cent de mon argent, ici. Dans sept ans j’aurai doublé mon avoir.
– Bah ! dit le vicomte, je puis le tripler en moins de temps, moi.
– Vous ! monsieur ?
Le petit œil de l’ancien valet de chambre étincela.
– Que ferais-tu pour cent mille francs ?
– Tout ce que M. le vicomte désirerait.
– C’est peu et c’est beaucoup tout à la fois.
– Mon Dieu ! dit Ambroise, M. le vicomte sait bien que je ne boude pas à la besogne. Et… s’il a besoin… de moi…
– Peut-être.
– Je suis prêt.
– C’est bien.
Ces quelques mots avaient été échangés dans un coin de la crémerie et assez loin de la femme d’Ambroise pour qu’elle n’eût rien entendu.
– Quand M. le vicomte aura-t-il besoin de moi ? insista l’ancien valet de chambre.
– Je ne sais. Peut-être dans six mois, ou dans un an, ou dans deux, je ne sais pas ; mais il me suffit de savoir que tu ne me feras point défaut.
– Oh ! soyez tranquille.
Le vicomte ne dédaigna point de serrer la main d’Ambroise ; puis il remonta en voiture et murmura :
– Il faut absolument faire disparaître l’enfant de Diane.