XXVIII

Quinze jours après le terrible événement que nous venons de décrire, nous eussions retrouvé le vicomte de la Morlière à Paris, dans l’entresol du chevalier de Morfontaine, en compagnie de ce dernier et du baron de Passe-Croix.

Les trois cousins étaient réunis autour d’une table de thé, et la sérénité la plus parfaite régnait sur leur visage.

M. de la Morlière disait :

– Ce pauvre général a été pendant huit jours entre la vie et la mort. Mais ce diable de docteur rouge semble disposer de la vie comme d’une chose qui lui appartient.

– Ainsi notre oncle est hors de danger ? demanda le chevalier.

– Complètement. Et, chose étonnante, il semble avoir conservé, en dépit de ce coup terrible, une sorte d’énergie sauvage.

– En vérité !

– Je croyais qu’il ne survivrait pas huit jours à sa fille… Je me suis trompé.

– Est-ce que Diane s’est tuée sur le coup ?

– Sur le coup.

– Pauvre femme ! murmura hypocritement le chevalier.

– Elle s’est ouvert la tête sur une des pierres de taille qui se trouvaient au bas de la croisée.

– Et l’enfant a survécu ?

– L’enfant n’a pas une égratignure.

– Voilà qui est bizarre…

– Je ne me l’étais pas expliqué d’abord, et je suis demeuré stupéfait, comme bien vous pensez.

– Parbleu ! dit le baron.

– Mais enfin j’ai fini par comprendre.

– Voyons ?

– Diane, en tombant, a fait la pirouette en vertu des lois naturelles de l’attraction. Sa tête a porté la première et a reçu tout le choc. Le corps et les vêtements de la mère ont fait un bourrelet à l’enfant… si bien que lorsque nous sommes arrivés, le docteur, le domestique et moi, nous avons trouvé la petite fille étourdie, mais pleine de vie, couchée sur le cadavre de Diane.

– La pauvre femme, acheva M. de la Morlière avec son odieux sourire, n’aura pas eu le temps de souffrir.

– Tout cela est bel et bon, dit le chevalier avec humeur ; mais tu as manqué ton but, cousin…

– Comment cela ?

– Tu as commis un crime inutile… ajouta M. de Passe-Croix.

– Ah ! pardon, fit M. de la Morlière, distinguons, s’il vous plaît. Avant de discuter l’utilité ou l’inutilité de la chose, établissons un principe, messieurs.

– Voyons ?

– Ce n’est pas moi, c’est nous qui avons commis ce que… vous appelez…

– Soit. Mais cela ne nous avance absolument à rien.

– Plaît-il ?

– Le général adorera cette enfant, qui est son sang, après tout.

– D’accord.

– Et nous n’aurons pas un sou de son héritage.

– Bah ! dit le vicomte, un testament pareil pourrait être attaqué.

– Fi ! murmura le chevalier ; il ferait beau voir des neveux soumis et respectueux comme nous l’avons toujours été attaquer la volonté testamentaire de notre bon et cher oncle.

– Je suis de l’avis de Morfontaine, dit Passe-Croix.

– Vous avez raison, mes beaux seigneurs, reprit le vicomte.

– Ah !

– Le testament de notre oncle ne doit pas être attaquable.

– Pourquoi ?

– Parce que notre oncle ne doit pas faire de testament.

Le vicomte prononça ces mots froidement.

– Voici que je ne comprends plus, dit le chevalier de Morfontaine.

– Ni moi, dit M. de Passe-Croix.

– Et vous n’avez nul besoin de comprendre, mes chers cousins.

– Ah ! ah ! dirent-ils tous deux.

– Il vous suffira de me donner de nouveau vos pleins pouvoirs.

– Qu’à cela ne tienne !

– Oh ! de grand cœur.

Quand ses deux cousins eurent ainsi parlé, le vicomte se leva.

– Où vas-tu ? lui demanda-t-on.

– Je vais me promener rue de Buffon, au Jardin des Plantes.

– Pour quoi faire ?

– C’est mon secret. Adieu.

Et le vicomte s’en alla.

Le cabriolet qui l’avait amené attendait M. de la Morlière dans la cour.

Il y monta, prit les rênes et partit au grand trot.

Vingt minutes après, le trotteur du vicomte arrivait rue de Buffon et s’arrêtait devant une boutique sur laquelle on lisait :

Spécialité de café à la crème.

– Voilà bien les épiciers, murmura le vicomte en descendant de voiture ; ils trouvent toujours le moyen d’afficher leur marchandise d’une façon désagréable pour leurs confrères. Évidemment si celui-là a trouvé une spécialité, les autres crémiers, qui vendent du café à la crème ordinaire, sont des imbéciles.

Cette réflexion faite, M. de la Morlière entra dans la boutique.

Une assez jolie femme, jeune encore, vint à lui et le salua avec respect.

– C’est vous qui êtes madame Rose ? demanda le vicomte.

– Oui, monsieur.

– La femme d’Ambroise.

– Pour vous servir.

– Où est-il, Ambroise ?

La jeune femme se retourna vers l’arrière-boutique.

– Hé ! Ambroise ! cria-t-elle.

Un homme apparut : c’était l’ancien valet de chambre de madame la baronne Rupert.

Ambroise avait toujours ses sourires cauteleux, son œil louche, sa désinvolture hardie et insolente ; mais il avait passablement engraissé et avait la mine prospère d’un homme qui se porte fort bien et fait de bonnes affaires.

– Eh bien ! maître Ambroise, dit le vicomte, es-tu content ?

– Oui, monsieur le vicomte.

– Tes affaires…

– Vont à merveille.

– Aimes-tu ta femme ?

– Beaucoup.

Et maître Ambroise jeta un regard amoureux à madame Rose.

– Ainsi, tu ne désires plus rien ?

– Heu ! heu !

– Tu te trouves assez riche ?

– Oh ! fit Ambroise, si la fortune ne fait pas le bonheur, du moins…

– Du moins ? fit le vicomte.

– Elle y aide.

– Mais tu as eu cinquante mille francs ?

– C’est vrai.

– Une jolie somme.

– Peuh ! fit Ambroise, si on ne songeait pas à l’arrondir…

– Ah ! tu y songes ?

– Dame ! j’ai l’esprit du commerce, moi, répliqua Ambroise.

Le vicomte sourit silencieusement. Ambroise reprit :

– Je me fais quinze pour cent de mon argent, ici. Dans sept ans j’aurai doublé mon avoir.

– Bah ! dit le vicomte, je puis le tripler en moins de temps, moi.

– Vous ! monsieur ?

Le petit œil de l’ancien valet de chambre étincela.

– Que ferais-tu pour cent mille francs ?

– Tout ce que M. le vicomte désirerait.

– C’est peu et c’est beaucoup tout à la fois.

– Mon Dieu ! dit Ambroise, M. le vicomte sait bien que je ne boude pas à la besogne. Et… s’il a besoin… de moi…

– Peut-être.

– Je suis prêt.

– C’est bien.

Ces quelques mots avaient été échangés dans un coin de la crémerie et assez loin de la femme d’Ambroise pour qu’elle n’eût rien entendu.

– Quand M. le vicomte aura-t-il besoin de moi ? insista l’ancien valet de chambre.

– Je ne sais. Peut-être dans six mois, ou dans un an, ou dans deux, je ne sais pas ; mais il me suffit de savoir que tu ne me feras point défaut.

– Oh ! soyez tranquille.

Le vicomte ne dédaigna point de serrer la main d’Ambroise ; puis il remonta en voiture et murmura :

– Il faut absolument faire disparaître l’enfant de Diane.

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