XXVI

M. de Morfontaine et son neveu le vicomte de la Morlière regardaient le docteur et paraissaient ne point comprendre encore.

Celui-ci reprit :

– Depuis un mois, la mémoire revient peu à peu à notre chère malade. C’est vous qu’elle a reconnu d’abord, général, et elle vous a appelé : mon père !

– C’est vrai.

– Puis Grain-de-Sel, à qui elle a donné son nom ; ensuite le vicomte.

M. de la Morlière tressaillit.

– Quant à vous, vicomte, reprit le docteur, est-ce que vous étiez mal avec votre cousine autrefois ?

– Quelle singulière question, docteur !

Et le vicomte s’efforça de rire.

– Peuh ! fit le général, il lui faisait un peu la cour, et comme elle aimait ce pauvre comte de Main-Hardye.

– Inde irae, dit le docteur, car j’ai cru m’apercevoir qu’elle regardait son cousin avec une sorte de colère.

– Pauvre ami ! dit le général en pressant la main de son neveu. Elle ne sait pas combien tu as été bon et dévoué…

– Ah ! fit le vicomte avec un élan hypocrite, qu’elle guérisse, cette chère Diane, et je lui permettrais de grand cœur de me haïr, mon oncle.

Le général sourit.

– Tu es un noble cœur, dit-il.

– Donc, poursuivit le docteur, vous avez dû vous apercevoir que ce retour de la mémoire était lent, mais gradué. Ce matin, quand nous sommes arrivés, elle a fort bien reconnu le parc, l’avenue, le château… et lorsque sa vieille nourrice est accourue, elle l’a prise dans ses bras en fondant en larmes.

– Tout cela est vrai, docteur.

– Je n’ai pas voulu, reprit l’homme de science, qu’on la conduisît dans cette chambre qu’elle occupait autrefois et dont nous voyons la fenêtre.

– Pourquoi ?

– Je réserve cela pour plus tard.

Le docteur parut réfléchir.

– Ne m’avez-vous pas dit, général, qu’il y avait ici près, au milieu des bois, une chapelle où, le dimanche madame Rupert, quand elle était jeune fille, rencontrait le comte de Main-Hardye ?

– Oui, docteur.

– Et, un peu plus loin, n’y a-t-il pas le château de Main-Hardye ?

– Àdeux lieues.

– Eh bien ! voici ce qu’il faut faire ; écoutez-moi…

– J’écoute.

– Après le déjeuner, – il ne pleut pas, et le temps, quoique incertain, pourra bien se maintenir jusqu’au soir, – après le déjeuner, dis-je, nous monterons en voiture avec notre malade et la vicomtesse.

– Bien ! dit M. de la Morlière.

– Nous irons faire une grande promenade à travers les bois et nous visiterons la chapelle. Si la pauvre femme paraît se ressouvenir, nous la ferons remonter en voiture et nous continuerons notre route jusqu’à ce que nous apercevions le manoir de Main-Hardye… Alors…

Le docteur s’arrêta brusquement :

– N’entendait-on point de Bellombre, dit-il tout à coup, pendant les derniers jours de la résistance vendéenne, le bruit de la fusillade ?

– Oui, dit le général, et à chaque détonation lointaine qui nous arrivait je voyais ma pauvre Diane pâlir.

– Eh bien ! il faut placer dans les bois votre garde-chasse et quelques domestiques.

– Pour quoi faire ?

– Pour lâcher des coups de fusil de temps en temps.

– Oh mon Dieu ! fit le général, quelle émotion pour elle !

– Il le faut, et si terrible que soit cette émotion, elle ne peut que hâter la crise salutaire que je prévois.

– Irons-nous jusqu’à Main-Hardye ? demanda M. de Morfontaine.

– Non, répondit le docteur ; aussitôt qu’on en aura aperçu les tours, il faudra tourner bride.

– Et revenir ?

– Sur-le-champ.

– Mais, observa le vicomte, je ne conçois pas ce que vous voulez faire de la fenêtre que vous avez voulu voir ?

– Attendez, monsieur. Vous ne nous accompagnerez pas dans notre promenade.

– Moi ?

– Vous ; et cela pour deux motifs.

– Voyons ? fit M. de la Morlière, qui tressaillit d’une vague joie.

– Le premier est cette aversion de malade que vous témoigne madame Diane.

– Et le second ?

– Le second est plus sérieux ; j’ai besoin que vous restiez ici. Pendant notre absence, vous ferez allumer du feu dans la chambre qu’occupait madame Diane, et vous ferez remettre tout dans le même état qu’autrefois. J’aimerais assez même que dans un coin il y eût, comme cette nuit où elle attendait le comte, une petite table toute servie.

– Ce sera fait, dit M. de la Morlière.

– Or, poursuivit le docteur, voici ce qui arrivera. Ànotre retour, nous conduirons notre chère malade dans sa chambre, sa nourrice y restera seule avec elle et lui parlera d’Hector. D’abord, j’en suis convaincu, elle accueillera ce nom comme un souvenir vague, lointain, indéfini.

– Et ensuite ? demanda le vieux général avec anxiété.

– Ensuite, Grain-de-Sel, qui se trouvera à la lisière du bois, fera entendre son houhoulement.

– Bien.

– Puis il imitera de son mieux le coup de sifflet du comte.

– Il l’imitait à merveille, observa le vicomte.

– Alors, acheva le docteur, je suis convaincu qu’elle se souviendra…

– Oh ! murmura le général, Dieu vous entende, monsieur !

Le vicomte regardait la fenêtre, mesurait la distance qui la séparait du sol et qui était d’une quinzaine de pieds ; puis il remarquait au-dessous un amas de pierres de taille qu’on avait laissées là depuis la fin de l’été et qui étaient destinées à la reconstruction d’un mur.

– Que regardes-tu donc ? demanda M. de Morfontaine.

– Rien, mon oncle.

– Alors, à quoi songes-tu ?

– Je songe, répondit M. de la Morlière, que ce pauvre comte de Main-Hardye a risqué vingt fois de se rompre les os. Si le cep de vigne eût cassé, il se serait tué.

– Hélas ! murmura le général, mieux eût valu sans doute qu’il fût mort ainsi.

Le vieux soldat essuya une larme, puis regardant le docteur :

– Venez, monsieur, dit-il, je vais donner des ordres, et tout sera fait comme vous le désirez.

*

* *

Trois heures plus tard, c’est-à-dire vers deux heures de l’après-midi, une grande voiture de chasse, aux sièges de côté, était attelée de quatre vigoureux percherons et attendait au bas du perron de Bellombre.

Grain-de-Sel, converti en cocher, juché sur son siège et tenant ses bêtes en main, causait avec Mathurin, le garde-chasse, en attendant que le général et ses hôtes quittassent la salle à manger.

– Penses-tu qu’il pleuvra, Grain-de-Sel ? demanda le garde-chasse.

Le gars leva la tête et regarda le ciel. Le ciel était nuageux ; cependant un pâle rayon de soleil glissait par intervalles entre deux nuées.

– Pas avant la nuit, dit-il.

– Et à la nuit ?

– Ce sera comme hier, mon vieux Mathurin, répondit l’enfant, pluie battante et vent d’enfer… Je m’y connais, moi, et je ne me suis jamais trompé.

Grain-de-Sel fut interrompu dans ses prédictions par M. de Morfontaine.

Le vieux général souriait en pressant dans ses bras sa petite fille blanche et rose, dont la blonde chevelure toute frisée flottait au vent.

Derrière le général, le docteur rouge offrait son bras à la vicomtesse de la Morlière. Le général répéta à Grain-de-Sel la question de Mathurin :

– Pleuvra-t-il ?

– Non, monsieur le marquis.

– Et ce soir ?

– Àverse !

– En route, alors, et dépêchons…

Un des caractères distinctifs de la folie de madame Diane était une grande docilité, et, pour ainsi dire, l’absence complète de toute volonté.

Elle faisait ce qu’on paraissait désirer d’elle. Toujours souriante, toujours caressant sa petite fille, elle monta dans le break et s’y assit à côté de la vicomtesse de la Morlière, en face du docteur.

Le général était monté sur le siège à côté de Grain-de-Sel.

Mathurin, le garde-chasse, avait reçu sa consigne, et il avait autour de lui une demi-douzaine de paysans ayant le fusil sur l’épaule.

– Allons, mes enfants, leur dit le général, pendez vos jambes après votre cou et filez au bois par les raccourcis.

Mathurin et ses compagnons s’élancèrent vers un sentier qui serpentait à travers le parc. Le vicomte était demeuré sur le perron.

– Bon voyage ! dit-il en saluant.

Grain-de-Sel lui jeta un regard louche.

– Hum ! pensa le gars, j’aime autant que tu ne viennes pas, toi… ta figure porte malheur.

– Fouette, cocher ! ordonna le général.

Grain-de-Sel rendit la main aux quatre percherons qu’il avait jusque-là contenus à grand-peine, et le fringant attelage s’élança dans la grande avenue.

Le jeune gars faisait claquer son fouet d’une vaillante manière, il excitait ses chevaux de la voix, et le break roulait un train d’enfer.

Les bois qui s’étendaient entre Bellombre et Main-Hardye, et qui appartenaient pour une grande moitié au général, avaient été aménagés pour la chasse et par conséquent percés de grandes lignes carrossables.

Quand le break roula sous la futaie, Diane, qui jusque-là avait paru faire fort peu attention aux objets environnants, absorbée qu’elle était par la contemplation de son enfant, Diane, disons-nous, se prit à tourner la tête de droite et de gauche, comme si les lieux qu’elle parcourait ne lui étaient pas inconnus.

Peu à peu son sourire s’était effacé, son visage avait pris une singulière expression de mélancolie, et, au moment où le break passait devant un vieux chêne entrouvert, au pied duquel elle s’était souvent assise enfant, elle avait jeté un petit cri de joie et tendu la main comme pour saluer une vieille connaissance.

Bientôt on avait atteint la chapelle.

Le docteur épiait depuis longtemps le visage de la folle.

Quand elle vit apparaître la flèche de l’humble église qui se dressait au milieu d’un taillis, Diane parut éprouver une vive émotion, et, comme si elle se fût reportée tout d’un coup aux jours de son enfance, elle n’attendit point que le général l’invitât à mettre pied à terre.

Tout au contraire, avec la légèreté d’un petit enfant, elle s’élança hors du break, courut à la chapelle dont la porte était ouverte, et entra.

Elle alla tout droit au vieux banc seigneurial et s’agenouilla, murmurant une prière de son enfance et pressant toujours la petite fille sur son cœur.

Mais, soudain, elle tressaillit et se leva épouvantée…

Un coup de fusil venait de se faire entendre dans l’éloignement, et, à ce bruit, un monde de souvenirs confus s’était agité dans sa tête.

– Ne prolongeons point cette émotion, dit le docteur, à l’oreille de M. de Morfontaine, faites-la remonter en voiture.

Le général prit sa fille dans ses bras :

– Viens, mon enfant, dit-il, viens, il va pleuvoir.

L’effroi de la jeune femme n’avait point tardé à se calmer. Docile alors comme toujours, Diane remonta en voiture, et le break repartit au grand trot dans la direction du château de Main-Hardye.

Àpartir de ce moment, les coups de feu se succédèrent à dix minutes d’intervalle. Àchacun d’eux, Diane pâlissait, faisait un soubresaut sur le siège du break et jetait autour d’elle un regard effaré.

Tout à coup les tourelles de Main-Hardye apparurent dans l’éloignement.

Alors Diane jeta un cri et mit ses deux mains sur ses yeux, comme s’ils eussent été brûlés par une vision terrible.

– Tournez bride ! cria le docteur.

Grain-de-Sel tourna par une habile manœuvre pleine de hardiesse et rentra précipitamment sous bois.

– ÀBellombre ! lui dit le général, vite à Bellombre !

– Et nous arriverons tout juste avant la nuit et la pluie, dit Grain-de-Sel qui étendit son fouet vers l’ouest où roulaient de gros nuages noirs.

*

* *

Deux heures plus tard, le break rentrait à Bellombre.

Diane ne souriait plus.

Triste, morne, pensive, le regard égaré, elle semblait chercher un absent.

Parfois aussi elle portait la main à son front, comme pour y fixer un souvenir fugitif.

Diane se mit à table dans cette grande salle à manger où jadis le général avait prié pour son ennemi, le comte Hector, et là aussi elle sembla chercher quelqu’un.

Enfin, au sortir du souper, elle se laissa entraîner par sa nourrice, la vieille Madeleine, qui lui disait :

– Viens, mon enfant, viens, allons-nous-en…

Grain-de-Sel, qui se trouvait alors dans le corridor, s’effaça sur son passage.

Le général s’était penché à l’oreille de la nourrice en lui disant :

– Tu resteras avec elle environ une heure.

– Bien, dit Madeleine.

– Puis, tu entrouvriras la fenêtre, et tu t’en iras.

La nourrice fit un signe de tête affirmatif, et Diane, qui ne se séparait jamais de son enfant et le portait constamment dans ses bras, Diane se laissa entraîner avec sa docilité habituelle.

Alors le général, qui était demeuré seul avec le docteur et M. de la Morlière, dit à ce dernier :

– As-tu suivi les prescriptions du docteur ?

– Oui, mon oncle. Il y a un grand feu dans la cheminée. Devant le feu deux bouteilles de bordeaux… sur une table un pâté… et ce verre de cristal de Bohême dans lequel elle aimait à le voir boire. Enfin j’ai replacé sur la tablette de la cheminée ce volume de Shakespeare qu’elle lisait tous les soirs en attendant Hector.

– Bon ! dit le docteur. Maintenant, il faut aller nous placer sans bruit dans la pièce la plus proche de cette chambre… il faut que vous soyez là, général, au premier éclair de raison.

– Allons dans la bibliothèque, en ce cas.

– Non, mon oncle, dit le chevalier ; mieux vaut nous placer dans la chambre verte, qui fait retour sur le bâtiment. Nous pourrons voir la fenêtre s’entrouvrir, et alors nous nous glisserons dans le corridor.

– Soit, répondit le général.

Et il sortit le premier.

Grain-de-Sel attendait toujours dans le corridor.

– Àton poste ! lui dit M. de Morfontaine. C’est l’heure.

– Je sais mon rôle, s’écria Grain-de-Sel, qui disparut comme une ombre.

Le général, le docteur et M. de la Morlière allèrent se placer dans la chambre verte, dont ils ouvrirent la fenêtre.

Déjà le vent mugissait, déjà la pluie tombait à torrents.

L’œil fixé sur la fenêtre de Diane, laquelle, le vicomte l’avait dit, était placée en retour d’angle, tous trois suivaient, à travers les vitres et grâce à la lumière qui brillait à l’intérieur, les moindres mouvements de Diane et de sa nourrice.

Enfin la fenêtre s’ouvrit, et l’œil ardent du général aperçut au coin de la cheminée sa fille qui, une main sur son front, tenait son enfant sur ses genoux.

Elle était dans l’attitude de ceux qui s’efforcent de fixer un souvenir fugitif.

Madeleine, ainsi que le lui avait prescrit le docteur, s’était retirée sur la pointe des pieds.

Tout à coup le houhoulement lointain de Grain-de-Sel se fit entendre à travers l’orage.

Diane tressaillit et se leva vivement.

– Venez ! venez ! dit le docteur en s’élançant vers la porte. Elle va se souvenir, venez ! il faut être là.

Le général se précipita sur les pas du docteur ; mais à peine étaient-ils dans le corridor qui conduisait à la chambre de Diane, qu’ils entendirent un cri…

Un cri terrible, un cri d’angoisse et d’épouvante…

Puis un bruit sourd qui semblait remonter des profondeurs d’un abîme.

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