Voici ce qui s’était passé :
Diane, serrant toujours son cher enfant dans ses bras, s’était laissée emmener par sa nourrice.
La vieille Madeleine l’avait conduite au premier étage, dans cet appartement qui était celui qu’elle habitait jadis à Bellombre.
Elle lui avait fait traverser la bibliothèque, puis l’avait introduite dans son ancienne chambre à coucher.
M. de la Morlière avait suivi à la lettre les prescriptions du docteur.
Un grand feu flambait dans la cheminée ; tout était, dans cette chambre, dans le même ordre qu’autrefois.
Diane s’arrêta un instant sur le seuil, en proie à une sorte de saisissement.
– Tiens ! dit-elle, voilà ma chambre.
Et, se tournant vers Madeleine :
– Mais d’où venez-vous donc, nourrice ?
– De la salle à manger, ma chère fille.
– Ah !
Diane fit un pas vers la cheminée :
– C’est singulier, dit-elle, il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne suis entrée ici, et cependant…
Elle s’assit dans un grand fauteuil qu’elle affectionnait jadis et qu’on avait roulé auprès du feu.
– Ma pauvre nourrice, reprit-elle, c’est singulier ! on dirait que je suis sortie d’ici il y a une heure à peine.
– C’est peut-être vrai tout de même, répondit Madeleine embarrassée.
– Et que… et que…
Elle mit la main sur son front.
– Je ne me souviens pas…
En ce moment, l’enfant poussa un léger cri. Alors le sentiment maternel s’éveilla et domina tout en elle.
Elle couvrit l’enfant de caresses, le berça sur ses genoux et parut oublier, durant quelques minutes, le lieu où elle était et ce qu’elle venait de dire.
Mais l’enfant s’endormit.
Alors Diane regarda de nouveau autour d’elle, et prit le volume de Shakespeare qui se trouvait sur la cheminée ; l’ouvrant sur-le-champ à la page cornée :
– C’est bizarre ! dit-elle, on dirait que j’ai dormi longtemps… bien longtemps !… Pourtant je lisais cela hier.
Madeleine n’osait lui répondre.
Diane tourna la tête et remarqua dans un coin de la chambre cette table toute servie que le vicomte de la Morlière avait fait disposer.
– Pour qui donc cela ? demanda-t-elle.
Madeleine se taisait toujours.
– Et ce vin ? poursuivit Diane.
Elle se frappa le front de nouveau.
– Ah ! murmura-t-elle, c’est étrange, je ne puis pas me souvenir.
Une rafale de vent et de pluie fit trembler les vitres.
– Quel temps, mon Dieu ! dit Madeleine à mi-voix.
– Je plains tous ceux qui sont en route, répliqua Diane.
Puis, tout à coup :
– Grain-de-Sel est-il ici ?
– Non, ma fille.
Diane tressaillit, et il sembla qu’un jet de lumière se faisait dans son esprit.
– Où est-il ? demanda-t-elle.
– Dans les bois.
– De quel côté ?
– Du côté de Pouzauges.
La parole de Diane était devenue brève et saccadée.
– Ah ! répéta-t-elle, quel temps !… quel vent !… quelle pluie !… Pauvre Grain-de-Sel !… pauvre…
Elle s’arrêta, et un nom inarticulé, un nom dont elle ne se souvenait pas, mourut sur ses lèvres.
– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec une sorte de désespoir, comme je suis malheureuse ! je ne me souviens pas !
Une fois encore elle regarda cette table toute servie, ce bordeaux qui chauffait au coin du feu.
– Pourtant, acheva-t-elle, j’attends quelqu’un. C’est impossible autrement.
– C’est vrai, ma fille, dit la nourrice.
– Mais qui ?
Elle étreignit son front à deux mains.
– Qui ?… je ne sais pas !… Ô ma pauvre tête !
Madeleine comprit que le moment était venu où il fallait laisser Diane dans un isolement complet.
Déjà, du reste, la baronne avait mis ses mains sur son front, et ne voyait et n’entendait plus rien de ce qui se passait autour d’elle.
Absorbée en elle-même, elle cherchait à reconstruire un passé dont la clef de voûte semblait vouloir lui échapper sans cesse.
Madeleine alla ouvrir la croisée, ainsi qu’on le lui avait ordonné ; puis elle se retira.
Diane n’entendit ni le bruit de ses pas, ni celui de la porte que la nourrice tirait sur elle.
Mais, tout à coup, traversant l’espace, le houhoulement de Grain-de-Sel arriva jusqu’à Diane.
Et Diane tressaillit et se leva brusquement.
– Ah ! murmura-t-elle, qu’est-ce que ce bruit ? je l’ai entendu déjà…
Elle courut à la croisée :
– C’est Grain-de-Sel ! dit-elle.
Le houhoulement se répéta ; puis, tout aussitôt, un coup de sifflet lui répondit.
Soudain le voile se déchira, la raison revint à moitié. Diane se souvint, et elle s’appuya fortement à la barre d’appui de la croisée, disant :
– Ah ! c’est lui !… c’est lui !… c’est Hector, mon bien-aimé !… c’est…
*
* *
Elle n’acheva pas, car la barre d’appui se rompit, et la malheureuse femme, perdant l’équilibre, se trouva précipitée dans le vide avec son enfant, et jeta alors ce cri terrible, strident, désespéré, ce cri de mère qui ne craint la mort que pour son enfant, et que le général entendit au moment où il traversait le corridor.
Quand M. de Morfontaine et le docteur, bouleversés par le cri qu’ils venaient d’entendre, entrèrent dans la chambre de Diane, la chambre était vide…
– Mon Dieu ! exclama le général, dont tout le sang se glaça.
Il voulut s’élancer vers la croisée, et, sans doute dans un accès de désespoir, il se fût précipité…
Mais déjà le docteur avait deviné une partie de la vérité.
D’une main vigoureuse il retint le général, qui s’affaissa mourant dans ses bras ; de l’autre, il montra la croisée ouverte au vicomte de la Morlière.
Celui-ci venait de jeter un cri d’épouvante si naïvement vrai, que si l’ombre d’un soupçon eût germé dans l’esprit du médecin, ce cri l’eût fait évanouir.