Les paroles du laquais invitant M. de Château-Mailly à se rendre au salon où la duchesse l’attendait ne laissèrent pas que d’émouvoir un peu le duc. À ses yeux, madame de Sallandrera était un ennemi secret, l’agent actif d’un rival et l’obstacle le plus sérieux à son mariage avec Conception. Or, précisément, la duchesse était seule quand M. de Château-Mailly entra. Madame de Sallandrera accueillit le jeune homme avec un sourire bienveillant et doux.
– Monsieur le duc, lui dit-elle en l’invitant à s’asseoir, M. de Sallandrera n’est point encore rentré, et vous seriez aimable de l’excuser.
Le duc s’inclina, un peu surpris de l’inflexion de voix affectueuse, du regard ami de madame de Sallandrera.
– Les femmes sont d’autant plus fortes, pensa-t-il, qu’elles savent dissimuler à merveille le secret de leur âme. Celle-là me hait, et elle me reçoit comme un ami.
Puis il dit tout haut :
– La journée a été superbe aujourd’hui, et bien certainement M. le duc est sorti en phaéton. Il va revenir du Bois, sans doute…
– Oh ! dit la duchesse en riant, vous vous trompez, monsieur, mon mari est de son âge ; il aime beaucoup les chevaux, mais il ne conduit plus. C’est un goût un peu trop jeune pour lui.
M. de Château-Mailly se contenta de sourire.
La duchesse ajouta :
– M. de Sallandrera est sorti pour affaires. Il est allé chez le vicomte d’Asmolles.
– Je le connais, dit le duc.
– M. de Sallandrera, poursuivit la duchesse, a pris l’Espagne en horreur, depuis le double malheur qui nous a frappés.
Bien que ce malheur fût une des causes premières de ce bonheur probable qu’attendait M. de Château-Mailly, le duc sut trouver quelques mots de condoléance fort convenables et qui trahissaient son âme généreuse.
Madame de Sallandrera poursuivit :
– Le duc a l’intention de se fixer en France pour quelques années au moins.
M. de Château-Mailly tressaillit d’aise.
– On lui a parlé il y a deux jours des usines de P…, et il est en marché pour les acquérir.
– Mais, dit M. de Château-Mailly, est-ce que les usines appartiennent à d’Asmolles ?
– Non, mais M. d’Asmolles veut, à son tour, vendre un château qu’il possède à une faible distance de ces usines, et qu’on nomme le Haut-Pas.
– Ah ! très bien.
– Il paraît que c’est une fort jolie propriété, dans une situation pittoresque, assez près des usines pour que le duc s’y puisse rendre tous les jours en voiture, assez loin pour que je ne sois pas importunée par le bruit des martinets, les sons aigus et criards des machines, et la fumée des cheminées.
– Ainsi M. de Sallandrera, dit le jeune duc, va acheter le Haut-Pas ?
– C’est probable… J’aime la campagne, j’ai promis à mon mari que j’y vivrais volontiers six mois d’été… toutefois, ajouta la duchesse en souriant et regardant le duc d’une façon qui le fit rougir, lorsque ma fille sera mariée.
– Oh ! les femmes ! pensa le duc ; celle-ci a l’air de m’offrir sa fille, et elle est mon adversaire secret et acharné.
Le bruit d’un carrosse qui se fit entendre dans la cour de l’hôtel mit fin à la conversation de madame de Sallandrera et de son gendre futur.
Du canapé sur lequel elle était assise, la duchesse voyait fort bien tout ce qui se passait dans la cour.
– Voici M. de Sallandrera, dit-elle.
En effet, deux minutes après, le duc entra.
M. de Sallandrera salua le duc de Château-Mailly et il allait sans doute lui tendre la main, lorsque la porte qui venait de se refermer sur lui s’ouvrit de nouveau et livra passage à Conception. Sans doute la vue de sa fille lui remit en mémoire leur conversation du matin et lui inspira une pensée de défiance.
– Bonjour, monsieur le duc, dit-il simplement.
L’entrée de Conception bouleversa trop bien M. de Château-Mailly pour lui permettre de remarquer cette réticence. À la vue de la jeune fille, il se troubla et rougit.
Conception entra, froide, réservée. Elle leva à peine les yeux sur le duc, et il ne fallait rien moins que la conviction profonde où il était que l’avant-dernière lettre reçue par lui émanait d’elle, pour qu’il pût supposer un moment que Conception l’aimait. La jeune Espagnole avait même sur les lèvres un demi-sourire dédaigneux qui eût fort déconcerté un homme moins aveuglé que M. de Château-Mailly. Mais il demeura persuadé que la présence de la duchesse était la seule cause de ce masque de froideur.
– Eh bien ! dit M. de Sallandrera au jeune duc, tandis que Conception embrassait sa mère, avez-vous des nouvelles d’Odessa ?
– Pas encore, monsieur le duc, et je commence à craindre que mon courrier ne se soit trouvé malade en route.
– Cela peut arriver, dit le duc, qui jeta un regard scrutateur sur le visage de M. de Château-Mailly.
Celui-ci rougit en ce moment, car Conception venait, au mot d’Odessa, de lever les yeux sur lui.
Tout semblait ainsi servir les plans ténébreux de Rocambole, car cette rougeur, qui provenait du regard de Conception, fut attribuée à une autre cause par M. de Sallandrera.
– Il se trouble, pensa l’hidalgo. Ma fille aurait-elle donc raison et le duc serait-il un imposteur ?
– Madame la duchesse est servie ! annonça un laquais qui ouvrit à deux battants la porte du salon.
Le jeune duc, qui était loin de se douter alors de la réflexion désobligeante que M. de Sallandrera venait de faire sur lui, se leva et offrit la main à la duchesse pour passer dans la salle à manger.
Conception prit le bras de M. de Sallandrera :
– Mon père, lui dit-elle à voix basse et en espagnol, j’ai votre parole.
– Oui, mon enfant.
– Oh ! répéta-t-elle avec âme et d’un accent si convaincu que le duc en tressaillit, je vous assure qu’il ment !
– C’est ce que nous saurons bientôt, murmura le duc de Sallandrera.
L’invitation en petit comité faite à M. de Château-Mailly était trop significative pour qu’il fût besoin, pendant le dîner, de traiter ces questions délicates qui remplissent les pourparlers qui précèdent un mariage. On avait prié le duc à dîner comme on prie un fiancé. C’était un dîner de famille dans la plus complète acception du terme.
Le duc de Château-Mailly comprit qu’aucun mot ayant trait directement à son mariage avec Conception ne pouvait être échangé avant l’arrivée du courrier d’Odessa, si impatiemment attendu, et la conversation ne sortit point des limites banales. Il fut question des usines de P…, de voyages ensuite, puis de l’Espagne, et enfin on causa peinture.
Conception ne leva point une seule fois les yeux sur M. de Château-Mailly ; mais en sortant de table, elle lui dit : – Monsieur le duc, vous aimez la peinture ; je le présume, d’après ce que vous disiez tout à l’heure…
Et comme sa voix tremblait légèrement, le duc crut devoir aller au-devant et se hâta de dire :
– Beaucoup, mademoiselle, et je serais bien heureux si j’étais admis à visiter les merveilles de votre atelier, et surtout celles qui sont sorties de votre pinceau.
– Eh bien ! monsieur, répondit Conception, de plus en plus émue, si vous voulez m’offrir votre bras, je suis prête à vous satisfaire. Mon père a l’invariable coutume d’aller fumer des cigarettes après le dîner, et nous allons le laisser à sa chère habitude.
Le duc de Sallandrera fit un signe d’assentiment, et M. de Château-Mailly offrit aussitôt sa main à la jeune fille.
Conception prit cette main, se retourna vers le duc d’une façon significative et sortit du salon pour conduire M. de Château-Mailly.
L’atelier, on s’en souvient, était situé au second étage de l’hôtel, qui appartenait tout entier et exclusivement à Conception. La jeune fille l’avait meublé, décoré à sa fantaisie, avec un bon goût réellement artistique.
– Je vais d’abord vous montrer, dit-elle au duc, deux beaux Zurbaran que j’ai dans mon boudoir. Nous passerons ensuite dans l’atelier.
– Je suis à vos ordres, répondit le duc, qui était loin de présumer que Conception agissait ainsi et le faisait commencer par son boudoir à la seule fin de laisser à M. de Sallandrera le temps de se cacher dans le cabinet de toilette.
Le négrillon de la jeune fille les précédait.
Soudain l’atelier se trouva illuminé comme en plein jour, car plusieurs glaces de Venise placées dans les encoignures et des pendeloques de cristal attenant aux bobèches du candélabre multipliaient à l’infini cette vive clarté.
Le duc pensa que cette illumination avait un but mystérieux, et qu’elle avait été exigée, moins pour qu’il pût voir à son aise les tableaux que renfermait l’atelier que pour que le jeu de sa physionomie et de celle de Conception ne pût échapper à ces regards inconnus qui allaient les épier tous deux.
Conception fit asseoir le jeune duc auprès d’elle. Ils étaient précisément placés près du candélabre, et le visage de M. de Château-Mailly se trouva complètement éclairé.
En même temps la jeune fille jeta à la dérobée un regard vers la porte du cabinet de toilette. Mais si rapide qu’eût été ce regard, il n’échappa point au duc et confirma pour lui la vérité des confidences que renfermait le billet reçu par lui le matin même.
Conception était fort pâle, très émue ; mais l’amour qu’elle avait pour celui que tout Paris croyait être le marquis de Chamery lui donnait du courage, et ce fut d’une voix à peine tremblante qu’elle dit à Château-Mailly :
– Vous avez reçu mon petit billet tout à l’heure, je présume, monsieur le duc ?
– Oui, mademoiselle.
Et M. de Château-Mailly, non moins ému que la jeune fille, s’inclina profondément.
– En ce cas, reprit Conception, je suis dispensée du préambule, monsieur le duc, et vous devez comprendre que ce n’est point sans raisons que je vous ai prié de venir voir mes tableaux.
– Certes, non.
Conception s’assit à trois pas du duc et reprit :
– Monsieur le duc, vous êtes, je le crois, un galant homme.
– Du moins, fit le duc en souriant, je jouis de cette réputation, mademoiselle.
– C’est donc au duc de Château-Mailly, à un vrai gentilhomme, que je vais m’adresser.
Le duc s’inclina.
Conception poursuivit :
– Monsieur le duc, vous avez demandé ma main à mon père, n’est-ce pas ?
– Mon cœur a dicté cette démarche.
– Soit ; mais ne pensez-vous pas, monsieur, que vous auriez pu, avant de faire cette démarche tout à fait officielle, me consulter un peu ?
Et Conception le regarda avec une étrange fixité.
M. de Château-Mailly se méprit au sens de ce regard, qui signifia pour lui : « On me dicte mes paroles, répondez en conséquence. » Aussi répliqua-t-il :
– J’avoue mon tort, mademoiselle, et je suis prêt à le réparer.
– Monsieur le duc, est-il bien vrai que vous m’aimez ? demanda Conception avec une émotion contenue.
– Sur l’honneur ! mademoiselle.
– Et… si je ne… vous aimais pas, moi ?
– J’aurais l’espoir de trouver un jour le chemin qui mène à votre cœur.
Conception fit un léger mouvement d’épaule, puis de dédain.
– Monsieur le duc, reprit-elle, vous avez demandé ma main à mon père, et mon père est sur le point de vous l’accorder. La volonté de mon père est inflexible, ce qu’il veut, je dois le vouloir… et cependant…
Elle parut hésiter.
– Parlez, mademoiselle, insista le duc.
– Cependant, acheva Conception, je ne vous aime pas, moi, et c’est parce qu’il m’est impossible… de vous aimer… parce que mon cœur, hélas ! ne m’appartient plus…
Le duc, qui avait présente à l’esprit chaque phrase de la lettre signée d’un C, demeura impassible.
– Ce que vous me dites là, murmura-t-il, ne m’étonne pas, mademoiselle.
Conception tressaillit.
– Mais, acheva le duc, je vous aime, moi, et je m’efforcerai de mériter votre amour.
– On n’aime point deux hommes à la fois, monsieur le duc.
– Mais on peut oublier.
– Je ne le crois pas.
Le duc était fort calme, croyant obéir de point en point aux prescriptions secrètes de la jeune Espagnole. Ce calme exaspéra Conception.
– Mais, monsieur, dit-elle avec vivacité, on n’épouse pas, quand on est un galant homme, une jeune fille qui… ne vous aime pas.
Le duc sourit et se tut.
– Qui aime… ailleurs.
– Hélas ! je le vois bien.
– Qui ne pourra donc jamais vous aimer, acheva Conception avec fermeté.
– Ah ! mademoiselle, l’avenir cache bien des mystères. Qui sait ?
Un dédain superbe arqua les lèvres de Conception.
– Tenez, monsieur le duc, fit-elle, faut-il vous avouer la vérité tout entière ?
– Je vous écoute, mademoiselle.
– Il est à Paris un homme qui m’aime et que j’aime, un homme à qui j’ai juré de demeurer fidèle de cœur et d’âme, si la volonté inflexible de mon père me condamnait à accepter la main d’un autre…
– Mademoiselle, répondit le duc, à qui cette comédie répugnait, et qui cependant jouait son rôle en conscience, tout cela est beaucoup moins grave à mes yeux que vous ne pensez, et j’ai la conviction si profonde que je vous rendrai la plus heureuse des femmes un jour, que je ne m’inquiète nullement de ce serment de jeune fille étourdie dont vous me parlez.
– Oh ! monsieur, murmura Conception, voilà qui est indigne d’un gentilhomme.
– Mademoiselle…
– Tenez, reprit-elle, laissez-moi essayer de vous convaincre, de vous fléchir, et pardonnez-moi quelques mots un peu vifs…
– Je les comprends, mademoiselle ; mais que voulez-vous ? moi aussi j’ai le cœur pris, moi aussi j’aime éperdument…
Conception le regardait toujours avec dédain.
Le duc garda un moment le silence, mais il était évidemment embarrassé et souffrait… Ce rôle qu’il jouait le mettait au supplice.
– Ainsi, reprit Conception, vous êtes sans pitié…
– C’est-à-dire que je vous aime…
– Et vous… persistez ?
– Si monsieur le duc, votre père, me fait l’honneur de m’accorder votre main, toutefois…
– Ah ! murmura Conception, qui mit, un moment, son mouchoir sur ses yeux, voilà qui est infâme, monsieur le duc.
M. de Château-Mailly était tellement persuadé que chaque parole de Conception était dictée par une volonté autre que la sienne, qu’il ne s’affligea ni ne se blessa de ces derniers mots. Il se contenta de sourire.
– L’avenir me justifiera, murmura-t-il.
Un moment Conception s’était abandonnée à son émotion, mais elle songea à son père, qui, sans doute, entendait du fond de sa cachette et ne perdait aucun mouvement de physionomie du duc, et le courage lui revint.
– Eh bien ! dit-elle, puisqu’il en est ainsi, puisque je suis fatalement condamnée à m’appeler un jour la duchesse de Château-Mailly, au moins serez-vous franc avec moi ?
– Oh ! certes, dit le duc.
Conception ne put s’empêcher de jeter un nouveau coup d’œil sur la porte entrouverte du cabinet de toilette. Le duc surprit encore ce coup d’œil.
– Monsieur le duc, reprit la jeune fille, je crois que vous m’aimez.
– Oh ! fit le duc en mettant la main sur son cœur.
– Votre amour excuse donc à mes yeux tout ce que votre conduite semble avoir d’étrange.
– Étrange est peut-être le mot, balbutia M. de Château-Mailly.
– Eh bien ! convenez que cet amour dont vous parlez, que vous… éprouvez… vous a poussé jusqu’à imaginer une abominable supercherie, jusqu’à inventer une histoire de papiers… de généalogie… de mystérieuse origine…
Au moment où Conception prononçait ces derniers mots, il se fit, dans le cabinet de toilette, le bruit d’un meuble qu’on heurte légèrement.
À ce bruit, le duc vit Conception pâlir.