Quelques minutes après le départ de Zampa de l’hôtel de Sallandrera, le duc, qui avait lu fort attentivement la lettre du colonel de Château-Mailly à son parent, vit entrer Conception dans son cabinet.
La jeune fille était un peu pâle, mais sa démarche était assurée, et son regard s’arrêta sans hésitation sur le visage du duc.
– Bonjour, mon enfant, lui dit ce dernier. Vous venez à propos. J’allais vous faire demander.
– Vous désiriez me voir, mon père ?
– Oui.
– Moi aussi, dit Conception.
– Mon Dieu ! fit le duc, comme vous avez l’air solennel, mademoiselle !
– C’est que j’attache une grande importance à l’entrevue que je souhaite avoir avec vous, répondit Conception.
– Ah !… fit le duc en souriant, mais c’est tout à fait le ton d’un ambassadeur.
Conception s’assit.
– Mais auparavant, mon père, dit-elle, seriez-vous assez bon pour m’apprendre dans quel but vous désiriez me voir ?
– Oui, certes.
– Je vous écoute, mon père.
– Conception, mon enfant, reprit le duc, je veux vous parler de votre mariage.
Conception tressaillit ; mais elle répliqua sans hésiter :
– Moi aussi, mon père.
– Je voulais vous dire, continua le duc, que j’avais prié à dîner M. le duc de Château-Mailly.
– Je venais précisément vous prier de le faire, mon père.
Le duc parut étonné.
Conception reprit :
– Je vous aime plus que tout au monde, mon père, et j’aurai toujours une grande soumission à votre volonté.
Elle prononça ces mots avec une émotion qui fit tressaillir le duc.
– Mon Dieu ! fit-il, que voulez-vous donc dire, mon enfant ?
– Mon père, continua la jeune Espagnole, vous êtes un vrai hidalgo, et la pensée de transmettre votre nom et vos armes à un homme ayant le droit de les porter est trop noble pour que j’ose vous présenter des observations. Mais si M. de Château-Mailly ne vous prouve pas son origine…
– Il me la prouvera, dit le duc ; voyez cette lettre, ma fille.
Il tendit à Conception la lettre que M. de Château-Mailly avait reçue, le matin même, de son parent le colonel.
Conception la lut et la rendit froidement à son père.
– Ceci est clair, dit le duc.
– Mon père, reprit Conception, si M. de Château-Mailly est réellement de la race des Sallandrera, si les papiers qu’il produira à l’appui sont réellement authentiques…
– Mais, interrompit le duc, vous paraissez en douter ?
– Oui, mon père.
– Vous êtes folle…
– Peut-être…
– Et à moins que le duc ne le soit pareillement…
– Mon père, dit Conception avec une véhémence subite, le duc de Château-Mailly est un imposteur !
Le duc recula abasourdi.
– Je ne sais si je suis folle, mais ce que je sais, c’est que la comtesse Artoff, cette femme perdue, au repentir de laquelle tout le monde avait cru, a imaginé avec M. de Château-Mailly cette histoire de papiers.
– Ah ! par exemple ! s’écria M. de Sallandrera, une pareille infamie…
– Peut-être pourrai-je vous en donner la preuve.
– Vous, ma fille ?
– Moi, mon père. Je ne sais si M. de Château-Mailly produira les deux pièces dont il parle, et qui, il me semble, se font attendre bien longtemps, mais j’ai la conviction qu’elles sont fausses…
Et Conception prononça ces mots avec un accent de persuasion qui émut fort le duc.
– Mon père, poursuivit-elle, vous me voyez à vos pieds, implorant justice…
Et Conception se mit à genoux. Mais le duc la releva aussitôt.
– Parle, mon enfant, lui dit-il avec un élan de tendresse, ne suis-je pas ton père, ton père qui t’aime ?
– Eh bien, dit Conception, il est un secret que je ne puis vous révéler, car ce secret n’est pas à moi, mais je vous supplie de croire à mes paroles : le duc de Château-Mailly est un ambitieux et un imposteur !
– Mais, s’écria le duc, tu le hais donc, cet homme que je te destinais pour époux ?
– Oui, si ce que je crois est vrai ; non, si j’ai été trompée. Et dans ce cas, murmura Conception, je serai sa femme, si vous le désirez, mon père.
Les paroles de la jeune fille bouleversaient complètement la manière de voir de M. de Sallandrera. Il avait bien été un moment ébranlé dans ses convictions par le récit de la baronne de Saint-Maxence, le rapprochement établi entre la non-réception de la lettre que la comtesse Artoff lui avait adressée et la destruction, par le feu, du mémoire que le colonel de Château-Mailly avait envoyé à son parent. Mais la lettre de ce dernier arrivée le matin, lettre portant le timbre d’Odessa et ceux des différents bureaux de poste où elle avait séjourné dans son long parcours, était venue raffermir toutes ses croyances.
– Prenez garde, ma fille, dit-il enfin. Songez que M. le duc de Château-Mailly a la réputation d’un galant homme.
– Les réputations sont parfois menteuses, mon père, répondit Conception.
L’accent de la jeune fille était si ferme, si convaincu, que M. de Sallandrera finit par s’écrier :
– Mais prouvez-moi donc ce que vous avancez, mademoiselle.
– J’espère vous le prouver.
– Comment ?
– Vous connaissez mon atelier de peinture ?
– Oui.
– Vous savez qu’il existe, à côté, un cabinet dont la porte est masquée par une tapisserie des Gobelins ?
– Parfaitement.
– Ce cabinet correspond avec un couloir qui rejoint l’escalier.
– Je le sais ; où voulez-vous en venir ?
– Mon père, dit gravement Conception, un homme peut mentir effrontément à un homme comme le duc vous a menti, mais il n’a point la même assurance en présence d’une femme, quand cette femme est celle qu’il aime ou prétend aimer.
– Le duc vous aime, mon enfant.
– Soit, je veux le croire.
– Et vous devez bien penser que sa fortune personnelle le met à l’abri…
– Mon père, interrompit Conception, vous ne refuserez pas à votre enfant de vous prêter au seul moyen qu’elle ait peut-être de vous prouver ce qu’elle avance ?
– Soit, expliquez-vous.
– Il faut que vous invitiez le duc à venir ici.
– C’est fait, il dîne avec nous.
– Aujourd’hui ?
– Aujourd’hui même.
– C’est bien, dit Conception. Après le dîner, j’inviterai le duc à venir voir mes tableaux, je le ferai monter dans mon atelier. Alors…
Conception s’arrêta.
– Alors ? fit le duc.
– Vous, mon père, vous monterez l’escalier dérobé, vous entrerez dans le cabinet et vous vous y cacherez.
– Ah ! ma fille, c’est là un subterfuge indigne de gens comme nous !
– En ce cas, mon père, répondit froidement Conception, je retire tout ce que j’ai avancé. M. de Château-Mailly est un galant homme et je suis prête à l’épouser.
Il y avait une telle amertume railleuse, un tel désespoir dans les paroles de Conception, que M. de Sallandrera en fut ému.
– Soit, dit-il, je ferai ce que vous voudrez.
– Oh ! ce n’est pas tout, mon père.
– Voyons, fit le duc, dominé malgré lui par l’insistance de la jeune fille.
– Il me faut votre parole, mon père, votre parole de Sallandrera que, quoi que je dise ou fasse, si extraordinaires, si extravagantes que puissent vous paraître mes actions et mes paroles, vous serez muet et immobile.
– Je vous le jure, mon enfant.
Conception prit la main du duc et la porta respectueusement à ses lèvres.
– Vous êtes noble et bon ! murmura-t-elle, et votre enfant vous aime comme les anges aiment Dieu !
Conception s’approcha alors du bureau de M. de Sallandrera, et écrivit le billet suivant :
« Monsieur le duc,
« Mon père me dit que je dois être et que je serai votre femme. Je ne puis que m’incliner devant sa volonté paternelle ; mais auparavant me refuserez-vous une heure d’entretien ?
« Je ne le pense pas.
« Vous dînez à l’hôtel ce soir. Après le dîner serez-vous assez bon pour monter dans mon atelier ?
« Je vous le demande avec instance, je descends jusqu’à la prière.
« Votre servante,
« CONCEPTION DE SALLANDRERA. »
Cette lettre écrite, la jeune fille la montra à son père ; puis elle la donna à porter par un valet de pied.
Revenons à M. de Château-Mailly, que nous avons vu quitter brusquement ses écuries pour monter s’enfermer chez lui et cacher la joie que lui faisait éprouver l’invitation de M. de Sallandrera.
Il y était à peine depuis cinq minutes que Zampa entra.
Le duc se retourna brusquement vers lui.
– Ah çà ! lui dit-il, tu montes donc des chevaux fourbus ?
– Je ne comprends pas la question de monsieur le duc.
– Je veux dire que tu passes un temps infini à aller d’ici à l’hôtel de Sallandrera et à en revenir. Il y avait plus d’une heure que tu étais parti quand tu es revenu.
– Dame ! répondit Zampa, monsieur le duc m’excusera.
– Pourquoi ?
– Parce que, dit le Portugais, mademoiselle Conception m’a fait appeler.
Le duc rougit comme un écolier :
– Et… tu l’as vue ?
– Sans doute.
– Elle t’a… parlé de moi ?
– Naturellement.
Et Zampa, regardant le duc avec un sourire mystérieux et plein de finesse, ajouta :
– Monsieur le duc se moque de moi en me faisant une semblable question, car il sait bien que ce n’est pas pour me parler ni d’elle ni de moi que mademoiselle Conception m’a fait venir.
– C’est juste, murmura le duc, dont le cœur battait violemment.
Zampa venait de prendre l’attitude sérieuse et digne d’un ambassadeur.
– Et… que t’a-t-elle dit ? demanda M. de Château-Mailly.
Pour toute réponse, Zampa tira une lettre de sa poche et la lui présenta.
Cette lettre, signée simplement d’un C., émanait de la plume de Rocambole, l’habile faussaire.
Le duc crut reconnaître l’écriture de la jeune fille. Il brisa le cachet et lut :
« Les événements marchent avec rapidité. Cette entrevue que je dois avoir avec vous, et dont je vous parlais, il faut qu’elle ait lieu ce soir. Il le faut absolument, mon ami. Vous venez dîner à l’hôtel. En sortant de table, je vous prierai de monter dans mon atelier.
« Ô vous que j’aime et dont je serai fière de porter le nom, relisez, je vous en supplie, ma première lettre, pesez-en bien toutes les recommandations, et, quelque pénible que soit le rôle que la fatalité me force à vous imposer, je vous le demande à genoux, ayez le courage de le jouer jusqu’au bout. Notre bonheur à venir en dépend d’une manière absolue peut-être.
« P.-S. – Peut-être vous écrirai-je tout à l’heure un petit billet bien sec et bien officiel.
« C… »
Cette lettre rendit le comte tout rêveur.
– Je ferai ce qu’elle veut, se dit-il ; mais que peut signifier tout cela ?
Comme le duc avait encore plusieurs heures devant lui avant de pouvoir se présenter à l’hôtel de Sallandrera, il demanda un cheval de selle et gagna les Champs-Élysées.
Il fit le tour du Bois et revint par la rue de la Pépinière, où il descendit à l’hôtel Artoff.
M. de Château-Mailly avait le vague espoir que le courrier d’Odessa pouvait être arrivé. Il s’en informa auprès du suisse, mais le suisse n’avait vu personne encore.
– C’est réellement extraordinaire, pensa le duc en s’en allant, qu’une estafette mette trois jours de plus qu’une lettre venue par la poste. Serait-il donc arrivé malheur à ce courrier ?
Cette pensée donna le frisson à M. de Château-Mailly ; mais une réflexion fort sensée qui lui vint le rassura.
– En admettant pareille chose, se dit-il, les dépêches qu’il porte n’ayant de valeur pour personne autre que moi, elles ne seraient jamais perdues. On les retrouverait, et c’est l’essentiel.
Le duc rentra chez lui vers quatre heures environ. Deux heures seulement le séparaient encore de l’instant où il verrait Conception.
Zampa attendait son maître dans le cabinet de toilette.
– Faut-il habiller monsieur le duc ?
– Sans doute.
– C’est que, dit le valet, il est venu une nouvelle lettre de l’hôtel de Sallandrera.
Le duc crut à un contrordre, à une indisposition subite de madame ou de mademoiselle de Sallandrera, et ce fut en tremblant qu’il prit sur une table la lettre que Zampa lui indiquait du doigt.
Mais il respira sur-le-champ en reconnaissant l’écriture de Conception.
Cette fois, c’était elle qui lui écrivait, et cette lettre que le duc ouvrit n’était autre que celle qu’elle avait tracée sur le bureau de son père, et que Rocambole avait prévue sans doute, puisque l’autre missive signée d’un C annonçait un petit billet bien sec et bien officiel.
Le duc ne chercha point à commenter chaque mot de cette dernière épître, comme il le faisait des autres. Évidemment, celle-là avait été écrite sous les yeux de quelqu’un, et ne pouvait donc avoir rien que d’officiel. Mais une réflexion frappa le duc :
– Sous les yeux de qui Conception avait-elle écrit cette lettre ?
Ce ne pouvait être, il le pensa du moins, devant M. de Sallandrera. Devant qui donc ?
– Sans doute, se dit-il, les personnes ou la personne qui exercent sur elle une pression si extraordinaire, une influence si étrange.
Comme s’il eût deviné les pensées de son maître, Zampa se permit de dire, quand il eut vu M. de Château-Mailly serrer le dernier billet de Conception dans un tiroir :
– Je suis persuadé que mademoiselle Conception donne un rendez-vous à Monsieur.
En toute circonstance, le duc eût toisé son valet et n’eût pas daigné lui répondre. Mais Zampa avait été élevé au rôle de confident, c’était par Zampa que le duc avait des nouvelles de celle qu’il aimait.
Zampa, en un mot, était presque le trait d’union qui le reliait mystérieusement à la jeune Espagnole. Aussi M. de Château-Mailly se contenta-t-il de le regarder et de lui dire sans irritation et sans colère :
– Ah ! tu crois ?
– Dame ! fit Zampa, clignant de l’œil, mademoiselle de Sallandrera a besoin de voir Monsieur, de se trouver en tête à tête avec lui.
Le duc tressaillit.
– Tu sais cela ? dit-il.
– Oui, Monsieur.
Et Zampa prit l’attitude mystérieuse d’un homme qui sait bien autre chose encore.
– Seulement, ajouta-t-il, si Monsieur le duc voulait me permettre…
– Quoi ?…
– De lui donner un conseil.
– Voyons ?
– Monsieur le duc et mademoiselle Conception se trouveront seuls probablement ce soir ; mais Monsieur le duc doit savoir, pour sa gouverne, que les murs ont parfois des yeux et des oreilles.
– Ah ! dit le duc.
Et il regarda attentivement le Portugais.
– Voyons, lui dit-il, tu en sais plus que tu en dis, je parie.
– C’est bien possible, répondit Zampa.
– Alors, que sais-tu ?
– Pendant que j’étais chez mademoiselle Conception, ce matin, la duchesse est entrée…
– Sa mère ?
– Précisément. La duchesse n’a pas fait attention à moi ; mais elle a dit à sa fille, tout bas, en espagnol :
« – Il faut que ce soit pour ce soir. Il le faut !
– Et, demanda le duc, qu’a répondu mademoiselle de Sallandrera ?
– Elle a pâli et rougi tour à tour ; mais elle a baissé le front et a répondu :
« – Soit, je lui écrirai.
– Est-ce tout ?
– Non, Monsieur. La duchesse a prononcé votre nom ; comme elle parlait très bas, je n’ai entendu que ces mots :
« – Oh ! je le hais !
– Était-ce donc de moi qu’elle parlait ? demanda le duc.
– Sans doute.
– Mais pourquoi ?… comment peut-elle me haïr ?
– Tiens ! dit Zampa, c’est facile à comprendre, vous gênez son protégé.
– C’est juste, murmura M. de Château-Mailly, devenu tout rêveur.
Zampa achevait de l’habiller comme cinq heures sonnaient.
– Demande mon carrosse, lui dit le duc.
À six heures moins quelques minutes, M. le duc de Château-Mailly se présentait à l’hôtel Sallandrera.
– Madame la duchesse attend monsieur le duc au salon, lui dit le laquais, qui le précéda pour l’introduire.