Le cocher était tellement persuadé qu’il avait affaire à un hôte de la rue de Jérusalem qu’il avait répondu laconiquement et sans hésiter aux questions que venait de lui poser Rocambole.
Celui-ci continua :
– Ah ! vous les avez conduits rue de l’Église ?
– Oui.
– À quel numéro ?
– Au numéro 12.
– Et ils y sont restés ?
– Oui ; c’est là qu’on a descendu la malle.
– Avez-vous entendu quelque chose ?
– Le gros homme a dit au concierge : « Voilà ma mère, la veuve Brisedoux, qui arrive de Normandie. »
– C’est bien, dit Rocambole.
Il savait désormais tout ce qu’il voulait savoir. Et il ajouta en regardant le cocher :
– On verra si vous avez dit la vérité.
Muni des renseignements que le cocher venait de lui donner, Rocambole quitta Montmartre et s’en alla, dans ses habits d’occasion, prendre l’omnibus à la barrière Blanche, changea d’équipage à la Madeleine et prit celui qui conduit au Gros-Caillou. Il mit pied à terre aux environs de l’École militaire.
Il était alors complètement nuit et le gaz ne remplaçait, dans ce quartier désert, que très imparfaitement le soleil. La rue de l’Église, il y a quelques années seulement, était à peine bâtie. On y voyait des terrains vagues, clos de planches, des maisons en construction, d’autres encore inhabitées. Celle qui portait le numéro 12 avait trois étages. On lisait en grosses lettres sur la porte et sur un écriteau jaune :
Chambres et cabinets garnis à louer.
Rocambole n’hésita pas une minute. Il sonna. La porte s’ouvrit ; le concierge passa sa tête ornée de besicles à travers le carreau de sa loge et dit :
– Qui demandez-vous ?
– Pardon, répondit humblement Rocambole, c’est bien ici le numéro 12 ?
– Oui.
– Alors, c’est ici que m’envoie mon patron. Il se nomme Brisedoux, dit Rocambole à tout hasard.
– Ah ! très bien, dit le concierge, nous avons sa mère dans la maison.
– C’est bien cela ! mon patron m’envoie…
– Pour voir sa mère ?
– Oui, j’ai une petite commission à lui faire.
– Très bien ! je vais vous conduire.
– Ne vous dérangez pas, c’est point la peine ; où est-ce donc ?
– Au premier, chambre n° 2.
– Très bien. Merci.
Et le concierge sortit de sa loge pour éclairer un homme qui venait chez la veuve Brisedoux, une femme qui dans huit jours allait prendre possession de l’hôtel.
Rocambole monta lestement, trouva le numéro 2 et frappa.
– Entrez ! dit une voix à l’intérieur, la clef est sur la porte.
– Merci ! répéta Rocambole en adressant au concierge un profond salut, le salut d’un garçon épicier qui sait vivre et a du monde.
Le concierge redescendit.
Alors Rocambole tourna lestement la clef dans la serrure, la retira, et ferma la porte sur lui.
La veuve Fipart était au lit. Depuis qu’elle était rentière, la digne vieille pensait que la distinction vraie c’est le repos, et que se coucher tôt, se lever tard constituait la suprême élégance. Elle était donc au lit, bien qu’il ne fût que huit heures, et elle avait soufflé sa bougie. Ce qui fit que Rocambole se trouva, en entrant, dans une obscurité profonde.
– Qui est là ? dit la vieille.
– Madame Brisedoux ? demanda l’élève de sir Williams, qui contrefit parfaitement sa voix.
– C’est moi ; que voulez-vous ?
– Je viens de la part de votre fils, M. Brisedoux.
– Ah ! dit la vieille.
– Je suis son commis.
– Farceur ! il a donc un commis ?
– Mais oui… c’est moi…
– Et vous venez de sa part ?
– Oui, madame.
– C’est drôle, dit la vieille, il me semble que je connais votre voix. Mais il sort d’ici, mon fils, voilà une heure…
– Ah ! murmura Rocambole, à part lui. (Et il dit tout haut :) Je le sais bien. C’est pour ça qu’il m’envoie.
– Attendez donc, dit la veuve Fipart tout à fait sans défiance, je vais allumer ma lampe.
Et elle prit une allumette et la frotta contre le mur. Mais Rocambole, qui avait refermé la porte, souffla sur l’allumette, qui s’éteignit avant que la veuve Fipart eût pu voir à qui elle avait affaire, et soudain ses deux mains s’arrondirent autour du cou de la vieille, et, sans dissimuler sa voix davantage, il lui dit :
– Maman, c’est moi… c’est Rocambole, qui t’a mal étranglée… Tais-toi, ne crie pas, je ne te ferai pas de mal…
La veuve, saisie de terreur, ne trouva ni un cri ni un mot.
Rocambole poursuivit d’une voix câline :
– J’ai eu des remords, maman, et j’ai été bien content quand j’ai appris que t’en avais réchappé… Maman, chère maman Fipart à son petit Rocambole chéri, ne fais pas de bruit, je ne te veux pas de mal… Nous allons causer… tu verras… Rocambole sera gentil…
– Grâce ! murmura la vieille à mi-voix, ne me tue pas !
– Que t’es bête ! dit Rocambole, toujours mielleux et caressant, puisque je te dis que non… et la preuve, c’est que je vas allumer ta bougie.
Et comme Rocambole avait vu, à la rapide lueur de l’allumette qu’il s’était hâté de souffler, le bougeoir et la table de nuit, il en prit une seconde et la frotta sur le parquet, d’une main, tandis que l’autre était toujours appuyée sur le cou de la veuve Fipart.
Puis il ralluma la bougie.
Alors l’ancienne cabaretière de Bougival et son fils d’adoption se regardèrent un moment silencieux.
L’effroi se peignait sur le visage de maman Fipart ; Rocambole, au contraire, avait aux lèvres une fleur de sourire mélangée d’une pointe de raillerie, mais de raillerie bienveillante.
– Pauvre maman ! dit-il.
Et il plaça un pistolet tout armé sur la table de nuit.
– Maman, reprit-il, tu vois ce joujou, hein ? Eh bien, si tu es sage, si tu veux causer avec le petit Rocambole à maman, on ne s’en servira pas. Mais si tu faisais des bêtises, si tu criais, si tu appelais au secours… avant qu’on fût venu…
Les dents de la veuve Fipart claquaient de terreur.
Rocambole prit le ton le plus caressant et poursuivit :
– Tu sais bien que je t’aime, maman, que j’ai toujours aimé maman Fipart, l’épouse à papa Nicolo ; mais que veux-tu ! j’étais un peu gris l’autre jour… et puis tu avais crié… et puis comme je suis marquis…
– T’es marquis ! murmura la veuve Fipart avec une subite admiration et sans plus se préoccuper du pistolet armé.
– Un peu, maman…
– Et tu laisses ta mère à l’abandon…
– Ah ! ne m’en parle pas, dit Rocambole, j’en ai pleuré et j’en pleure encore, quand j’y songe.
Et Rocambole passa la main sur ses yeux.
Ce geste eut le don d’émouvoir la veuve Fipart.
– Ainsi tu as du regret ? dit-elle.
– Du remords, maman.
– Et tu as pleuré ?
– Comme une Madeleine, fit Rocambole, qui sut imprimer à sa voix un cachet de véritable émotion.
Cette émotion gagna l’horrible vieille. Cette femme, qui avait éternellement vécu dans le sang et le vol, cette créature infâme et souillée qui avait pillé, assassiné, envoyé l’homme qui vivait avec elle à l’échafaud, avait eu au fond du cœur une seule affection, Rocambole.
Elle avait fini par aimer cet audacieux bandit, qu’elle avait élevé, conduit pas à pas dans la carrière du crime. Elle avait juré à Venture qu’elle était prête à dénoncer Rocambole, à le vendre au dab de la cigogne, comme disent les voleurs pour désigner le procureur général ; et, maintenant, voici que, sur le simple mot de repentir prononcé par son enfant d’adoption, elle se sentait désarmée, elle s’attendrissait.
Rocambole vit les larmes lui venir aux yeux.
– Ah ! maman, maman… murmura-t-il, ne pleure donc pas, vieille bête !… puisque le petit Rocambole est toujours le môme chéri à maman Fipart…
Et le fringant marquis de Chamery ne dédaigna point de passer ses deux bras autour du cou de la vieille et de l’embrasser fort tendrement. Désormais la réconciliation était opérée, la paix était conclue.
Alors Rocambole désarma le pistolet, le mit tranquillement dans sa poche, puis il s’assit sur le pied du lit de maman Fipart, et lui dit :
– Vrai, tu me pardonnes ?
– C’te bêtise !
– Tu ne m’en veux plus ?
– Je t’aime !…
La vieille prononça ce verbe avec effusion.
– Alors, causons, dit Rocambole.
– Ainsi, tu es marquis ?
– Parbleu !
– Et riche ?
– Millionnaire.
– Et tu aimes toujours maman ?
– À mort !
– Méchant petit drôle ! fit-elle avec effusion et caressant la joue du marquis de sa main osseuse et ridée… Quand on pense que tu as voulu…
– Tais-toi, maman ! j’avais perdu la boule.
– Mais tu ne recommenceras pas ?
– Jamais.
– Tu seras bon pour moi ?
– Je te ferai des rentes…
– Ah ! bien alors, dit la veuve Fipart, je vas tout te dire.
– Tiens ! dit Rocambole, je devine.
– Hein ?
– Tu vas me parler de Venture.
– Oh ! le gredin ! dit la vieille, quand on songe qu’il sort d’ici… et qu’il m’a fait promettre… Oh !… mais, tu sais, je n’étais pas contente de toi… j’étais fâchée, quoi !…
– Dame, observa Rocambole, le fait est que j’avais… été léger…
– C’est le mot, dit la Fipart.
– Et il t’a fait jurer… ?
– De tout dire au dab…
– Bon !… dit Rocambole, on le repincera. Voyons, maman, qu’est-ce qu’il t’a promis ?
– Il a acheté cet hôtel.
– La maison ?
– Non, le fonds.
– Et… il te l’a donné ?
– Non, mais je le gérerai dans huit jours.
– Le cuistre !
– Seulement… Ah ! ma foi, tant pis, je vas tout te dire…
– Dis, maman.
– J’étais vexée après toi…
– Va toujours !
– Il m’a dit que le lendemain… de…
– Bon ! je comprends… de ma fauchaison, n’est-ce pas ?
– C’est ça…
– Et bien ! le lendemain…
– Il me passerait tout en mon nom.
– Et bien ! maman, dit froidement Rocambole, Venture est un butor.
– Tu crois ?
– Parbleu !… et moi je vais te donner tout de suite une maison avec le fonds, quelque chose qui vaut soixante mille francs et en rapporte sept.
La Fipart ouvrit de grands yeux.
– Seulement, tu vas tout me conter.
– Tout, mon petit.
En effet, la veuve Fipart, qui s’était franchement réconciliée avec Rocambole, lui raconta de point en point tout ce que nous savons, c’est-à-dire comment elle avait vu Venture arriver chez elle, un soir, il y avait trois jours ; comment elle lui avait vu décacheter et lire une lettre ; puis partir de chez elle le lendemain, revenir ensuite la chercher, l’installer au Gros-Caillou et lui dire enfin :
– Je crois que je tiens Rocambole.
La mère Fipart ne savait pas au juste quels moyens Venture employait pour découvrir Rocambole, ni comment il pouvait être sur ses traces ; mais ce dernier le comprit en songeant que, bien certainement, le bandit avait décacheté la lettre de la comtesse Artoff au duc de Sallandrera, et un dernier mot de l’ancienne cabaretière fut un trait de lumière pour lui.
– Il m’a dit qu’il était cocher, maintenant, dans une grande maison, et pour les besoins de la chose, acheva-t-elle.
– Parbleu ! se dit Rocambole, ce cocher du duc qui tire la droite, c’est lui ; j’aurais dû le reconnaître… Eh bien ! maman, dit-il alors, tu peux faire tes paquets.
– Tu m’emmènes ?
– Pas ce soir, mais demain.
– Où cela ?
– Dans ta maison, ta vraie maison, tu auras l’acte en main.
– Vrai ?
– Parole d’honneur ! foi de petit Rocambole à maman chérie.
– Mais… Venture…
– Eh bien ! s’il vient, tu ne lui diras pas que tu m’as vu.
– Compris !
– Et tu parleras toujours de me faire raccourcir…
– Pauvre chéri !… murmura la vieille les larmes aux yeux.
– Adieu, maman, bonsoir…
Et Rocambole jeta un chiffon de papier sur le lit.
– Tiens ! dit-il, voilà pour ton tabac…
Ce chiffon était un billet de cinq cents francs.
Rocambole embrassa maman Fipart et s’en alla comme il était venu, saluant très bas le concierge de la maison et continuant son rôle de commis épicier.
Minuit sonnait comme il tournait la rue de l’Église.
Rocambole alla à pied jusqu’à la place de la Concorde, la traversa et gagna la rue de Surène, sans se douter qu’en ce moment même Venture était chez lui, se livrant à une minutieuse perquisition pour retrouver les papiers auxquels M. le duc de Château-Mailly attachait un si grand prix. Ce fut sans le moindre soupçon qu’il pénétra chez lui par l’escalier de service et la porte qui donnait dans le corridor près de la cuisine. Il entra avec la même sécurité dans sa chambre, passa dans son cabinet de toilette. Il changea de costume, puis alla dans le fumoir.
Là, en prenant l’histoire de don Quichotte et s’assurant qu’elle était toujours dépositaire des fameuses lettres, il ne soupçonna pas davantage que Venture, caché derrière un rideau, l’ajustait et que sa vie tenait à un cheveu, pas plus qu’il ne soupçonna qu’il venait, en prenant le volume de Cervantes, d’indiquer au bandit où se trouvaient les fameuses lettres, objet de ses actives recherches.
Il sortit donc fort tranquille de chez lui et reprit le chemin de la rue de Verneuil, sans doute pour aller demander conseil à sir Williams. Mais une circonstance imprévue, ou plutôt le résultat d’une inconséquence de sa part, le força à rebrousser chemin. Préoccupé qu’il était des révélations de la veuve Fipart, Rocambole n’avait changé de costume qu’à moitié, et il avait gardé le gilet d’occasion que lui avait vendu le fripier de la Villette. Il s’en aperçut en cherchant sa montre, qu’il ne trouva pas. Or, rentrer à son hôtel avec ce vêtement d’origine douteuse était pour M. le marquis de Chamery se compromettre assez gravement aux yeux de son valet de chambre. Il rebroussa donc chemin, revint rue de Surène et y changea de gilet.
Mais au moment où il allait sortir de nouveau, sa bougie s’éteignit, ce qui le força à passer dans le fumoir pour y prendre des allumettes. Là, il crut s’apercevoir que son bougeoir avait changé de place. Il avait fort bien remarqué qu’il était, une demi-heure auparavant, sur la cheminée, et il le retrouvait sur la table.
Venture, en s’en allant, n’avait pas pris garde à cette circonstance, il s’était contenté de souffler le bougeoir, en le laissant sur la table où il l’avait placé pour se livrer plus facilement à l’opération du décollement et du recollement des pages du volume.
En même temps, Rocambole aperçut quelques gouttes d’eau sur sa table.
Cette eau, qui s’était échappée de la bouilloire en ébullition, était tiède encore. Rocambole courut dans sa chambre à coucher, mit la main sur sa veilleuse et la trouva chaude.
– On est venu ici ! s’écria-t-il.
Et il tira son pistolet de sa poche et l’arma précipitamment.