Rocambole était, avant tout, un homme prudent, et s’il avait armé son pistolet, c’était afin de n’être pas pris au dépourvu, dans le cas où celui ou ceux qui s’étaient introduits dans son appartement s’y trouveraient encore. Ce fut donc un flambeau d’une main, un pistolet armé de l’autre, qu’il commença une minutieuse inspection de son logis, fouillant chaque pièce dans ses coins et recoins, regardant sous les meubles, dans l’embrasure des croisées et jusque dans les placards.
Mais Venture n’était plus là, et l’appartement était vide.
Alors Rocambole revint dans le fumoir.
– Évidemment, se dit-il, il n’y a personne ici ; quelqu’un, cependant, y est venu… Qu’est-il venu y faire ? Est-ce un voleur ? est-ce Venture ?
Rocambole leva les yeux vers la bibliothèque et y vit le volume qui contenait, une heure auparavant encore, les deux pièces que Venture portait sans doute, en ce moment, à M. de Château-Mailly. Tout paraissait être en ordre dans la bibliothèque, et on ne semblait pas avoir touché à l’Histoire de Don Quichotte de la Manche.
Rocambole alla droit au meuble de Boule et l’ouvrit. Il éprouva en tournant la clef cette légère résistance qui indique à une main exercée qu’une autre clef que la clef ordinaire a été placée dans la serrure.
– On a crocheté le bahut, pensa-t-il.
Et il se hâta de le visiter.
Venture, on s’en souvient, avait trouvé dans le bahut une bourse contenant quelques louis, un poignard qu’il avait reconnu et mis dans sa poche, un portefeuille renfermant des lettres adressées à M. Frédéric et plusieurs autres objets sans valeur.
Venture n’avait touché qu’au poignard, et il avait laissé tout le reste, même la bourse, ce qui constituait pour lui un acte de véritable abnégation. Mais la disparition du poignard frappa Rocambole, en même temps que la présence de la bourse.
– Oh ! oh ! se dit-il, ce n’est pas un voleur ordinaire qui est entré ici…
Et il abandonna le bahut pour retourner dans sa chambre à coucher.
– On a fait chauffer de l’eau, poursuivit-il en mettant la main sur la veilleuse. Pour quoi faire ?
Cette question qu’il s’adressait jeta instantanément une terrible lueur dans son esprit.
– L’eau bouillante, se dit-il, est un moyen de décacheter les lettres fermées par un pain à cacheter, et par le même procédé on peut décoller deux feuilles de papier réunies ensemble avec de la colle de pâte.
Rocambole ouvrit précipitamment sa bibliothèque et s’empara du volume de Don Quichotte, saisi qu’il était d’un funeste pressentiment.
Si habilement que Venture eût accompli sa besogne, il n’avait pu empêcher quelques gouttes de la colle de suinter à travers le papier. Les gouttes refigées peu après se trahirent sur-le-champ. Rocambole, en feuilletant le volume, trouva deux feuilles collées à une troisième et remarqua en même temps quelques éclaboussures d’eau sur le vélin.
– Je suis volé ! s’écria-t-il.
Et il s’arma d’un couteau à papier, décolla les deux feuilles et trouva le carré de papier blanc à la place de la lettre de l’évêque espagnol.
– Oh ! murmura-t-il, Venture seul est capable d’avoir fait le coup. Et maintenant, plus de doute, Venture et le cocher qui tire la droite ne font qu’un.
Un moment, l’élève de sir Williams perdit la tête et songea à courir après Venture, sans même changer de costume. Mais la réflexion revint aussitôt, et pour la première fois peut-être depuis qu’il avait trouvé son digne maître, Rocambole ne songea point à l’aller consulter.
– Au fait, se dit-il, il est deux heures du matin, il y a des chances pour que le duc soit couché…
« Cette veilleuse encore chaude, cette colle encore malléable me sont un indice certain que Venture sort d’ici… peut-être même y était-il tout à l’heure quand je suis venu… Donc, si le duc a les lettres, c’est que le bandit n’a pas perdu de temps… et puis le duc est peut-être couché, et Venture aura voulu réfléchir… Je cours à l’hôtel de la place Beauvau.
Et Rocambole retourna dans son cabinet de toilette et y changea de costume. Dix minutes lui suffirent pour redevenir le palefrenier John des pieds à la tête.
– Puisque je n’ai pas reconnu Venture, se dit-il, il est probable qu’il ne me reconnaîtra pas davantage.
Et Rocambole mit prudemment ses pistolets dans la poche de sa veste d’écurie, quitta son appartement et gagna la place Beauvau.
L’hôtel de Château-Mailly avait une petite porte pour les domestiques et les gens de service qui allaient et venaient souvent à toutes les heures de la nuit. Cette porte, au lieu de sonnette, avait un simple marteau, et c’était un valet d’écurie qui de son lit en tirait le cordon.
Rocambole frappa, la porte s’ouvrit.
Dans la journée, après avoir piqué le cheval arabe avec l’épingle empoisonnée, Rocambole avait quitté les écuries sous le prétexte d’aller chercher ses effets et ses hardes chez un marchand de chevaux de la rue des Écluses-Saint-Martin, où, disait-il, il avait travaillé quelques jours.
– Je ne rentrerai que ce soir, avait-il dit à un autre palefrenier, en le priant de faire son service.
Or, Rocambole, qui était parti avec l’intention de ne plus revenir, s’était, on le voit, et sans y penser, ménagé un prétexte plausible pour rentrer à l’hôtel.
Les palefreniers couchaient aux écuries, dans des cadres placés au-dessus des stalles des chevaux. Ce fut donc vers cet endroit que, d’abord, John le palefrenier se dirigea. Comme Venture, il avait vu de la lumière ; comme lui, il entendit des voix et du bruit.
– Il paraît, se dit-il, que le pauvre Ibrahim commence à se trouver mal à son aise.
Il entra et reconnut que son hypothèse était fondée, car le piqueur, un palefrenier et le cocher étaient sur pied.
Tous trois entouraient la stalle du cheval malade, et Venture l’examinait avec une scrupuleuse attention.
Rocambole s’approcha sans bruit, et nul ne s’aperçut d’abord de sa présence.
Venture causait dans un adorable baragouin d’outre-Manche avec le piqueur – baragouin que nous nous contenterons de traduire. Le piqueur lui racontait les diverses phases de l’indisposition du cheval.
Venture venait d’étendre la main vers un point noir que la noble bête avait sous le ventre, à l’endroit où elle avait été piquée, et qui avait déterminé presque sur-le-champ une enflure qui semblait s’étendre à vue d’œil.
– C’est le charbon, répétait Venture.
– Le charbon ? disait le piqueur ; mais comment a-t-il pu le gagner ? Tous nos chevaux sont sains et Ibrahim n’était pas sorti depuis trois jours.
Venture fronçait le sourcil et paraissait fort soucieux.
– Êtes-vous sûr de vos palefreniers ?… demanda-t-il enfin.
– Très sûr, excepté du nouveau, celui qui est sorti…
– Ah ! le gredin, murmura le piqueur, il est capable d’avoir voulu se venger de ce qu’on le congédiait. Mais, ajouta le piqueur, on ne peut donner que ce qu’on a. Si le palefrenier avait donné le charbon au cheval, c’est qu’il l’aurait eu lui-même.
– C’est juste, murmura Venture, à qui cet argument parut sans réplique.
– Et, reprit-il, M. le duc est venu voir le cheval ?
– Deux fois dans la soirée.
– Et il l’a touché ?
– Il lui a plusieurs fois essuyé les barres avec son mouchoir.
Venture tressaillit.
– Du reste, poursuivit le piqueur, dans les premiers moments du mal, Ibrahim était inabordable, à ce point qu’il ruait et essayait de mordre. Il n’y a que monsieur qui ait pu l’approcher.
– Il ne l’a pas mordu, au moins ! s’écria le cocher.
– Au contraire, il l’a léché plusieurs fois.
Rocambole, qui écoutait et voyait par-dessus l’épaule du piqueur et que personne n’avait encore aperçu, vit quelques gouttes de sueur perler au front de Venture. Cette fois, il l’avait bien reconnu, et le baragouin anglo-français du faux cocher lui avait permis de distinguer certaines intonations de sa véritable voix.
Comme le cheval, qui continuait à se tordre sur la litière, occupait exclusivement l’attention de ces trois personnes, Rocambole put s’éloigner, comme il était entré, sur la pointe du pied, et il alla se blottir à l’autre extrémité de l’écurie dans un cadre vide.
– Puisque Venture a demandé si M. le duc avait vu le cheval, pensa Rocambole, c’est que lui, Venture, n’a pas vu le duc depuis qu’il a mes papiers en sa possession.
En ce moment, Zampa entra dans l’écurie et alla droit à la stalle d’Ibrahim.
– Comment va le cheval ? demanda-t-il au piqueur.
Venture leva la tête et attacha sur le valet de chambre un regard froid et scrutateur. Mais Zampa soutint ce regard et demeura impassible.
– Vous voyez, dit le piqueur.
– Il sera mort au point du jour, ajouta le palefrenier.
– M. le duc est capable d’en faire une maladie.
– Est-ce que le duc est couché ? demanda Venture naïvement.
– Monsieur est malade.
Venture tressaillit de nouveau.
– Il a la fièvre, ajouta Zampa, toujours indifférent et calme.
Et, comme le cocher continuait à l’observer, le Portugais ajouta : – Ce n’est pas extraordinaire, du reste ; il paraît que M. le duc est amoureux, et qu’il a du malheur dans ses amours.
Le piqueur et le palefrenier se prirent à rire.
Seul le faux cocher demeura impassible.
Cependant, après un moment de silence, il dit à Zampa :
– Est-ce le duc qui vous a envoyé savoir des nouvelles du cheval ?
– Oui.
– Peut-on le voir ?
– Qui, le duc ?
– Oui, fit Venture d’un signe de tête. Je pourrais lui expliquer au juste quelle est la maladie du cheval.
Et le cocher fit un signe impérieux au piqueur et au palefrenier pour les engager à se taire.
Zampa répondit :
– M. le duc est couché. Mais je vais lui dire que vous voulez le voir.
Pendant ce bref colloque, Rocambole s’était traîné hors de son cadre et il s’était dirigé vers la cour en rampant.
Zampa sortit, fit trois pas dans la cour pour gagner le petit escalier, et, comme il faisait clair de lune, recula stupéfait en voyant John le palefrenier se dresser devant lui.
– Silence ! dit ce dernier à voix basse.
Il le prit par le bras et l’entraîna dans la coquille de l’escalier.
– Vous ! dit Zampa.
– Oui, dit rapidement Rocambole, et fais attention à ce que je vais te dire, car si tu exécutes mes ordres de travers tout est perdu.
– Tout ? fit Zampa avec étonnement.
– Tu ne seras jamais intendant des biens de Sallandrera, acheva Rocambole.
– Que s’est-il donc passé ? demanda le Portugais.
– Il s’est passé que si le nouveau cocher voit le duc, tout est perdu.
– C’est bon, dit Zampa, il ne le verra pas. Je vais revenir lui dire que M. le duc est trop malade pour le recevoir.
– Comment est-il, le duc ?
– Il a la fièvre.
– Est-ce tout ?
– Son bras est enflé.
– A-t-il demandé un médecin ?
– Pas encore.
– Très bien.
Rocambole parut réfléchir un moment.
– La chambre de ton maître, dit-il, est précédée par trois pièces ?
– Oui.
– Une antichambre, un salon et un fumoir ?
– Précisément.
– Le salon a des portières doubles à toutes les portes ?
– Oui.
– Et il est assez difficile d’entendre ce qu’on y dit du fond de la chambre à coucher ?
– Il faudrait qu’on parlât très fort.
– Très bien. Monte chez le duc, dis-lui que le cheval va mieux, beaucoup mieux, et ne lui parle pas du cocher.
– Ah !…
– Conduis-moi au salon en même temps.
– Venez, dit Zampa.
Rocambole gravit l’escalier sur les pas du Portugais, et arriva au premier étage de l’hôtel, étage où un seul domestique couchait.
Ce domestique, on le devine, c’était Zampa, le valet de chambre. Ce dernier fit prendre un corridor à Rocambole et ouvrit le salon.
Comme l’avait fort bien dit Rocambole, chaque porte du salon avait des doubles portières en étoffe lourde et propre à assourdir tous les bruits.
Un épais tapis en couvrait le sol.
Rocambole se plaça derrière la porte d’entrée, et dit alors à Zampa :
– Maintenant, descends à l’écurie, et dis au cocher de monter.
– Chez le duc ?
– Oui.
– Mais, tout à l’heure…
– Attends donc, butor ; tu vas le faire passer par le grand escalier et tu le précéderas un flambeau à la main.
– Après ?
– Tu le feras entrer ici.
– Bon !
– Et au moment où il franchira le seuil de la porte, tu éteindras ta bougie et tu lui prendras les deux bras… tiens, là… comme je fais.
Et Rocambole, passant derrière Zampa, lui saisit les deux bras et les lui ramena derrière le dos.
– Comprends-tu ? lui dit-il.
– Très bien.
– Bien entendu que tu les lui tiendras.
– Parbleu ! Et après ?
– Après, dit Rocambole, le reste me regarde. Va vite.
Rocambole se plaça derrière la porte et Zampa descendit.
Venture attendait le Portugais avec une certaine anxiété.
– Si le duc ne veut pas me recevoir, se disait-il, j’entrerai de force… Il faut absolument que je le voie… il le faut !…
Zampa arriva.
– Venez, dit-il, M. le duc vous attend.
Le cocher ne connaissait pas encore assez bien les aîtres de l’hôtel pour s’étonner que le valet de chambre lui fît prendre le grand escalier au lieu du petit, qui conduisait plus directement à l’appartement du duc.
Il suivit donc Zampa sans défiance et le laissa passer le premier dans l’escalier. Celui-ci avait laissé la porte de l’antichambre ouverte tandis que celle du salon était fermée. Arrivé là, Zampa posa son flambeau sur une table, puis il ouvrit la porte du salon, derrière laquelle Rocambole se tenait immobile.
– Entrez, dit-il à Venture en s’effaçant à demi, et marchez sur la pointe du pied. Monsieur le duc a une fièvre de cheval, c’est le cas de le dire ; et il m’a déjà averti que le bruit le fatiguait horriblement.
Venture, toujours sans défiance, posa le pied sur la moquette du tapis. Mais au moment où il franchissait le seuil de la porte, le flambeau s’éteignit ; Zampa lui prit vivement les deux bras. Et en même temps, et avant qu’il eût pu crier, Venture sentit qu’on lui appuyait une main sur la bouche, et un poignard sur la gorge. Puis une voix qu’il reconnut, cette fois, lui disait tout bas d’un ton de menace :
– Je suis Rocambole, mon bonhomme, et si tu cries, je te tue !…