XXIII

Il est rare que les assassins, ceux qui ont déployé le plus de férocité dans l’accomplissement de leurs crimes, ne soient point, par là même, sujets à des accès de lâcheté sans pareille. Venture avait assassiné froidement le malheureux Murillo, le vieux soldat espagnol à la jambe de bois ; vingt fois, peut-être, cet homme avait trempé ses mains dans le sang, et on eût pu le croire doué de quelque présence d’esprit, à l’heure du danger. Eh bien ! en entendant vibrer à son oreille la voix de Rocambole, en sentant la pointe de son stylet que celui-ci lui appuyait sur la poitrine, Venture perdit la tête et ne put que balbutier ces mots :

– Grâce ! ne me tuez pas…

– Silence !… dit Rocambole. (Et se penchant sur Zampa :) Tiens-le bien ! dit-il.

La main dont Rocambole avait couvert la bouche de Venture se livra sur toute la personne du bandit à une minutieuse investigation tandis que l’autre lui tenait toujours le poignard sur la gorge.

– Un bandit comme toi, mon bonhomme, dit tout bas le faux marquis de Chamery, doit avoir des armes sur lui. Voyons, que je te fouille !…

Et il fouilla, en effet, son ancien complice avec la dextérité que déploie un sbire napolitain à retourner en un clin d’œil toutes les poches d’un lazzarone.

– Bon ! dit-il, voici un poignard…

Et, bien qu’ils fussent plongés dans l’obscurité la plus profonde, Rocambole avait une si merveilleuse finesse de toucher, qu’il reconnut sur-le-champ cette arme aux incrustations et à la forme du manche.

– Tiens ! dit-il, je crois que cela m’appartient… Tu l’as volé chez moi, il y a une heure.

Venture, qui tremblait déjà bien fort, se sentit perdu. Évidemment, puisqu’il indiquait le moment où le poignard lui avait été volé, Rocambole était rentré chez lui. Or, pour qu’il l’eût poursuivi et rejoint si promptement, il fallait qu’il se fût aperçu de la disparition des papiers.

Rocambole continuait à le fouiller.

– Bon ! voilà une paire de pistolets…, poursuivit-il en les faisant passer de la poche de Venture dans la sienne.

Le prétendu cocher songea qu’une heure auparavant il avait tenu Rocambole au bout de ces mêmes pistolets, et il ne put s’empêcher de penser qu’il avait été le plus sot des hommes.

– Ah ! acheva Rocambole, il y a encore un couteau.

Et il s’empara du couteau.

– Voilà pour les armes, acheva-t-il ; maintenant que te voilà dépourvu d’instruments, mon pauvre vieux, nous allons pouvoir causer.

– Grâce !… ne me tuez pas !… murmura de nouveau Venture d’une voix suppliante et qui avait peine à se faire jour à travers ses dents qui claquaient de terreur.

Rocambole était un homme de précaution. Tandis que Zampa était descendu pour avertir Venture que le duc l’attendait, l’élève de sir Williams s’était emparé des torsades de soie qui formaient les embrasses des rideaux. Une fois possesseur des armes qu’il venait d’enlever à Venture, Rocambole passa un de ses poignards à Zampa.

– Lâche-lui un bras, dit-il, et appuie-lui ce jouet entre les deux épaules. S’il bouge, ne te gêne pas, tu peux entrer jusqu’au manche.

– Très bien, répondît Zampa.

Alors Rocambole mit son poignard aux dents, afin d’avoir l’usage de ses deux mains ; puis il prit une des embrasses et lia solidement les pieds de Venture au-dessous de la cheville.

– Comme cela, dit-il, tu auras quelque peine à t’échapper.

Puis, avec une autre de ces cordes improvisées, il lui attacha non moins fortement les deux poignets derrière le dos.

– Tu comprends, dit en ricanant l’élève de sir Williams, que nous n’avons pas besoin de lumière, nous autres. Des gens qui ont servi sous les ordres du capitaine sont habitués à travailler la nuit.

Et Rocambole s’empara du mouchoir de Venture et le bâillonna, pour couronner son ouvrage.

– Je crois qu’à présent, dit-il à Zampa, notre homme n’est pas très dangereux.

– Qu’allons-nous en faire ?

– Ah ! voilà la difficulté. Es-tu bien sûr qu’on ne nous dérangera point ici ?

– Très sûr. Tout le monde est couché et M. le duc est trop loin pour pouvoir nous entendre.

– Eh bien ! alors, répondit Rocambole, rallume ta bougie.

Zampa tira des allumettes de sa poche, en frotta une sur le mur et l’approcha du flambeau éteint.

Bien qu’à demi mort de terreur, Venture devait éprouver un dernier saisissement. Dans cet homme qui avait la voix de Rocambole, il venait de reconnaître John le palefrenier, et son visage bouleversé exprima alors une stupeur indicible.

– Hé ! hé ! dit l’élève de sir Williams, qui devina sur-le-champ quelle pensée avait traversé le cerveau du bandit, conviens, mon bonhomme, qu’on sait se grimer, hein ?

Les cheveux de Venture se hérissaient, son front était inondé de sueur, ses dents claquaient. Ainsi bâillonné, ainsi garrotté, il était réduit à l’impuissance la plus absolue, et sa vie était au pouvoir de Rocambole.

Ce dernier fit un signe à Zampa.

Zampa plaça le flambeau sur la cheminée. Puis il poussa Venture, qui tomba à la renverse sur un canapé placé derrière lui.

– À présent, dit Rocambole au Portugais, ferme-moi bien toutes les portes, et puis va voir où en est la fièvre de ton maître.

Zampa obéit et se retira avec une soumission servile qui acheva de prouver à Venture la toute-puissance de Rocambole.

Celui-ci s’approcha alors du canapé sur lequel le bandit était étendu de tout son long.

– Prévenu, lui dit-il en riant et parodiant un juge, je ne dois pas vous dissimuler que votre situation est des plus graves et que vous avez encouru la peine de mort : primo pour crime de rébellion et d’abus de confiance envers notre honorable maître, sir Williams ; secundo en volant chez un M. Frédéric, qui demeure rue de Surène, deux lettres de quelque importance.

Rocambole riait, Venture roulait autour de lui des yeux égarés.

– Avant de vous mettre dans la possibilité de répondre à mes questions, poursuivit Rocambole avec une solennité des plus comiques, il faut que je vous mette au courant de la situation. M. le duc de Château-Mailly, qui sans doute vous a promis un joli denier en échange de ces lettres qui vont vous coûter la vie, c’est probable, n’aurait guère le temps d’en faire usage, attendu qu’il sera mort du charbon d’ici à quelques heures. Donc, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de me rendre ces lettres à l’instant même.

Les dernières paroles de Rocambole firent briller un rayon d’espoir dans les yeux de Venture. Il crut comprendre que Rocambole allait lui vendre sa vie au prix des deux lettres. Et, en effet, le faux palefrenier dénoua le mouchoir qui bâillonnait Venture et lui dit en anglais :

– Tu vas voir que ce que tu as encore de mieux à faire c’est de faire ta soumission.

Et il jouait négligemment avec son poignard en parlant ainsi.

– Ta soumission et des aveux complets, ajouta-t-il.

Venture était trop ému pour répondre.

– Car, reprit l’élève de sir Williams, il faut que tu saches bien comment je suis ici. L’homme que tu viens de voir, Zampa, est mon esclave, attendu que je puis l’envoyer à l’échafaud. De plus, il ne connaît que M. Frédéric, comme toi, dit à tout hasard Rocambole, en attachant un regard scrutateur sur Venture.

Rocambole n’était pas très persuadé que Venture ne fût déjà au courant de son marquisat.

Il continua :

– Si tu fais le méchant, si tu cries, si tu appelles au secours, si enfin tu ne me rends pas sur-le-champ les lettres que tu m’as volées il y a une heure, rue de Surène, je vais te refroidir, d’un coup de mon stylet, et je me sauve. Pas plus Zampa que le portier de la rue de Surène ne savent qui je suis.

– Tu es marquis ! dit Venture, qui retrouva quelque audace.

Rocambole leva son poignard :

– Ah ! dit-il, tu veux donc mourir ? (Et il ajouta :) Vite ! achève… dis mon nom, le nom que je porte… marquis de quoi ?… ou tu es mort !

Venture crut lire son arrêt dans le regard étincelant de Rocambole :

– Grâce ! balbutia-t-il, grâce ! Je sais bien que tu es marquis, mais je ne sais pas ton nom.

Rocambole respira, et puis il se mit à rire.

– Voyons, lui dit-il, conviens que tu es un imbécile. Je viens de te faire avouer tout ce que je voulais savoir. Or, puisque tu ne sais pas le nom que je porte, tu sais encore moins où je demeure, et par conséquent tu m’appartiens d’autant mieux… Je te tuerai quand bon me semblera.

– Que voulez-vous de moi ? demanda le faux cocher, que ses terreurs reprenaient.

– Les papiers !

– Ils sont dans la doublure de mon gilet.

Rocambole, qui se tenait toujours prêt à frapper, pour le cas où Venture oserait appeler à son aide, déboutonna de sa main gauche la livrée du prétendu cocher, ouvrit le gilet, palpa et sentit quelque chose de raide qui criait sous ses doigts. C’étaient les deux lettres volées par Venture. Rocambole s’en empara et les regarda l’une après l’autre, tandis que Venture suivait tous ses mouvements d’un œil hagard.

– Tiens ! dit l’élève de sir Williams, veux-tu une preuve que le duc de Château-Mailly, pour qui seul ces papiers ont une valeur sérieuse, a le charbon et en mourra ?

Rocambole s’approcha de la bougie et brûla les deux lettres que Venture regarda se consumer lentement.

– Maintenant, acheva Rocambole, il n’y a plus aucune raison, mon bonhomme, pour que tu ne me fasses pas des aveux complets.

– Me ferez-vous grâce ?

– C’est selon…

– Et ne me laisserez-vous pas dans la misère ? ajouta Venture, qui commençait à espérer et se reprenait à la vie.

– Parle toujours, nous verrons…

– Mais que voulez-vous donc savoir ?

– D’abord ce que tu as fait en Espagne…

– J’ai tué le maître de poste et j’ai volé la lettre.

– Après ?

– Je suis revenu à Paris et j’ai décacheté la lettre.

– Je comprends, dit Rocambole, et alors tu as pensé que M. de Château-Mailly serait plus généreux que moi.

– Dame ! fit naïvement Venture.

– Comment as-tu su que j’étais marquis ?

Venture parut hésiter.

– Mon bonhomme, lui dit Rocambole, tu es un niais de première catégorie. Tu n’as qu’un moyen de sauver ta peau, c’est de tout dire, et voilà que tu fais ta bouche en cœur…

Rocambole s’exprimait avec le sang-froid d’un homme capable de se livrer aux dernières extrémités, et Venture comprit que ce qu’il avait de mieux à faire était de tout avouer. Il raconta alors qu’il était allé chez la veuve Fipart.

– Et tu ne l’as pas trouvée, j’imagine ? dit Rocambole, qui eut une inspiration soudaine et infernale.

– C’est ce qui vous trompe, répondit Venture.

– Allons donc ! elle est morte…

– Elle se porte comme toi et moi.

Rocambole jeta une exclamation de surprise si bien jouée que Venture s’y laissa prendre.

Et alors ce dernier raconta l’histoire de maman Fipart et de son miraculeux sauvetage ; puis les indices qu’elle lui avait fournis sur lui, Rocambole, indices au moyen desquels il avait consulté l’Almanach des vingt-cinq mille adresses. Une fois entré dans la voie des aveux, Venture n’omit plus aucun détail, et, au bout de dix minutes, Rocambole sut, heure par heure, tout ce que Venture avait fait depuis quatre jours.

– Eh bien ! dit l’élève de sir Williams, je crois que tu n’as plus qu’une chose à faire.

– Laquelle ?

– Te rallier à moi. Quand on n’est pas assez fort pour être général, il faut redevenir soldat.

– Hélas !

– Tu sens bien qu’entre nous, j’aurais agi comme toi. Il vaut toujours mieux travailler pour son compte et tu avais fait un assez joli rêve. Vingt-cinq mille francs de rentes, peste !

Venture soupira.

– Mais, continua Rocambole, maintenant que te voilà réveillé, mon vieux, et que tu as été battu à plates coutures, prends ton parti en brave, et suis-moi…

– Est-ce que vous pouvez m’utiliser ? demanda humblement Venture.

– Si je ne le pouvais pas, je te tuerais sur-le-champ. Il faut se débarrasser d’un homme comme toi ou s’en servir. Or, tu as de la chance.

– Vous avez donc besoin de moi ?

– Parbleu !

– C’est bien, dit Venture. Et maintenant, je vous le promets, ce sera à la vie et à la mort.

Rocambole remit son poignard entre ses dents ; puis il débarrassa le faux cocher de ses liens.

– Viens avec moi, lui dit-il.

– Où me conduisez-vous ?

– Rue de Surène.

Venture avait vu brûler les deux lettres, Venture savait maintenant que M. de Château-Mailly avait le charbon. La cause du duc était perdue, il n’avait donc plus à prendre d’autre parti que celui de Rocambole, et le faux marquis de Chamery ne pouvait désormais rien craindre de lui.

Ils quittèrent le salon, descendirent dans la cour et sortirent de l’hôtel par la petite porte. Puis ils reprirent le chemin de la rue de Surène, et quelques minutes après Rocambole introduisit Venture dans l’appartement de M. Frédéric et le fit entrer dans le fumoir.

– Avec un peu moins d’étourderie, tu te sauvais, lui dit-il en riant. Si tu n’avais pas laissé le bougeoir sur la table, je ne me serais aperçu de rien.

Venture se reprit à soupirer.

– Mais, se hâta d’ajouter Rocambole, rassure-toi, le duc avait déjà le charbon. Il l’avait dès hier matin, deux heures après son cheval.

Et Rocambole avança poliment un siège à Venture et lui dit : – « Assieds-toi là, devant cette table, et prends une plume.

– Pour quoi faire ?

– Pour écrire.

– Quoi ?

– Ce que je vais te dicter.

Et comme Venture paraissait de plus en plus étonné :

– Tu dis donc que maman Fipart est furieuse contre moi ?

– Elle est féroce…

– Elle t’a promis de tout dire ?

– Tout absolument.

– Eh bien ! écris.

Et Rocambole dicta :

« Chère maman,

« L’affaire de notre cousin Rocambole m’empêche d’aller te voir aujourd’hui ; mais je te prie de venir, toujours pour cette même affaire, ce soir, sans faute, à ton ancien domicile de Clignancourt.

« Tu peux te coucher dans ton lit. Seulement, laisse ta clef sur la porte.

« J’arriverai entre minuit et deux heures du matin.

« Ton fils,

« JOSEPH BRISEDOUX, épicier. »

Venture écrivit. Mais il ne put s’empêcher de regarder Rocambole avec une surprise croissante.

– Cela t’étonne, hein ?

– Dame ! pourquoi la faire venir à Clignancourt ?

– Parce que j’ai mon idée, répondit Rocambole. (Et il ajouta :) Il y a une chose qui t’étonnera bien plus encore, mon bonhomme, c’est que je vais te garrotter de nouveau et te bâillonner.

– Hein ? fit Venture avec effroi.

– Et tu resteras ici mon prisonnier jusqu’à ce soir.

Et comme Venture semblait vouloir protester, Rocambole fit briller la lame de son poignard à la bougie.

– Est-ce que nous allons déjà nous brouiller ? demanda-t-il avec ironie.

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