Les détails émouvants dans lesquels venait d’entrer Baccarat avaient fortement intéressé le docteur, qui, à ce moment, ne put s’empêcher de s’écrier :
– Grâce à Dieu et aussi à votre habile persévérance, madame, nous allons être délivrés de cet homme, de cet audacieux coquin, qui depuis longtemps abuse de la crédulité de ceux qui l’entourent.
– Patience, docteur, reprit gravement Baccarat ; attendez la fin de mon récit ; car vous comprenez bien qu’il ne suffisait pas d’avoir reconnu Rocambole, moi-même, dans le marquis de Chamery, pour le pouvoir démasquer.
« Un homme de la trempe de ce bandit ne se substitue pas à un autre, n’entre pas dans une famille, ne se fait pas accepter par le monde parisien, sans avoir pris les précautions les plus minutieuses et fait disparaître la moindre trace de son passé véritable. Évidemment, pour que Rocambole fût devenu marquis de Chamery, il avait fallu qu’il se procurât des papiers, des passeports, tout un dossier, en un mot, et que pour cela il eût assassiné ou, du moins, volé celui dont il prenait effrontément le nom.
« À mon arrivée à Paris, je courus chez M. de Kergaz.
« Le comte, à qui je racontai alors tout ce que je savais, tout ce que j’avais vu, le comte, qui était demeuré persuadé que sir Williams était mort en Océanie, fut frappé de stupeur en apprenant quelle fin terrible et bizarre il avait faite dans un vallon de Franche-Comté.
« M. de Kergaz, à qui je venais demander conseil, me dit alors :
« – Ma chère comtesse, la Providence avait ses vues en permettant que le duc de Sallandrera mourût précisément le jour où sa fille allait devenir la femme d’un misérable que nous aurions dû étouffer lorsqu’il était en nos mains et que nous avons eu l’imprudence de laisser vivre. Si elle a permis ce malheur, c’était pour en éviter un plus grand.
« – Je suis de votre avis, monsieur le comte.
« – Or, reprit M. de Kergaz, il ne faut point nous dissimuler une chose, madame : démasquer Rocambole, en admettant que cela nous soit possible, c’est plonger une famille honorable dans la consternation, c’est jeter un scandale épouvantable au milieu du monde élevé, prouver à une jeune fille honnête et pure qu’elle a aimé un assassin, à une femme vertueuse et sainte comme Mme d’Asmolles qu’elle a appelé son frère un homme qui a mérité le bagne, et faire rougir un grand nombre de personnes honorables qui ont reçu le bandit et lui ont si souvent serré la main.
« – Mais enfin, monsieur le comte, m’écriai-je, nous ne pouvons point laisser ce misérable porter impunément le nom de marquis de Chamery !
« – Sans doute, répondit M. de Kergaz ; mais, avant de prendre un parti extrême, il faut savoir ce qu’est devenu celui dont Rocambole a volé le nom.
« M. de Kergaz avait raison, et nos investigations commencèrent sur-le-champ, enveloppées de mystère et conduites avec la plus grande prudence.
« Pour retrouver les traces du véritable marquis de Chamery, il fallait, avant tout, savoir, d’une manière précise, comment Rocambole était arrivé à Paris.
« Quarante-huit heures après avoir commencé nos recherches, nous savions que le prétendu marquis de Chamery était arrivé le jour de la mort de sa mère ; qu’il s’était battu le lendemain avec le baron de Chameroy et que, enfin, il s’était dit le seul passager survivant du brick la Mouette, qui avait fait naufrage en vue des côtes de Honfleur, il y a environ dix-huit mois.
« Quand nous eûmes ces renseignements, M. de Kergaz me dit :
« – Il est assez présumable que Rocambole et le marquis de Chamery se trouvaient tous deux à bord de la Mouette. Il sera, du reste, très facile de nous en assurer, attendu que le marquis revenait des Indes, qu’il avait touché à Londres, que les papiers produits à Paris par Rocambole portaient le visa de l’amirauté anglaise, et qu’enfin il a dû se trouver à Londres des officiers de la Compagnie des Indes qui l’ont connu soit à Bombay, soit à Calcutta.
« – Ceci est d’autant plus probable, me hâtai-je de répondre, que chaque jour il arrive à Londres des navires de la Compagnie des Indes.
« – Or, reprit M. de Kergaz, si le vrai marquis de Chamery a été vu à Londres, ou il était à bord de la Mouette, ou il a été assassiné quelques heures avant son départ. Dans le premier cas, il aurait péri et Rocambole aurait pu s’emparer de ses papiers ; dans le second, il serait possible de retrouver ses traces à Londres.
« – Je vous comprends, monsieur le comte, dis-je alors, je vais aller à Londres.
« – C’est-à-dire, répondit le comte, que je vous y accompagne.
« – Vous !
« – Et nous partons dès demain.
« Le lendemain, en effet, nous prîmes, M. de Kergaz et moi, le chemin de fer du Nord, et douze heures après nous étions à Londres.
« Notre première visite fut pour l’Amirauté.
« Un vieil employé des bureaux se souvint parfaitement avoir visé, dix-sept mois auparavant, les papiers de M. le marquis de Chamery, officier démissionnaire de la marine anglo-indienne.
« Un autre officier plus jeune, et que la perte d’un bras avait forcé à entrer dans les bureaux de la marine, se rappela parfaitement avoir serré la main au marquis, avec lequel il avait servi précédemment, qu’il connaissait beaucoup, et qu’il avait vu midshipman à bord d’un navire sur lequel il était lui-même lieutenant.
« – Ainsi, monsieur, lui demanda le comte, vous êtes bien certain que l’officier qui s’est présenté dans les bureaux de l’Amirauté et dont on a visé les papiers était le marquis de Chamery ?
« – Très bien, répondit l’officier.
« Puis il compulsa un volumineux registre et nous dit :
« – Il était précisément en compagnie du lieutenant Jackson, qui était son ami intime.
« – Et… le lieutenant ?
« – Il doit être à Londres en ce moment. Il est arrivé de Terre-Neuve il y a huit jours, et si vous tenez à le voir, vous le trouverez sûrement dans Belgrave Square, à l’hôtel de Gênes.
« Nous prîmes congé de ces messieurs, et nous nous rendîmes sur-le-champ à l’adresse indiquée. Le lieutenant Jackson s’y trouvait.
« Il s’étonna quelque peu de notre démarche et de nos questions ; cependant, comme M. de Kergaz, après avoir décliné son nom, insistait pour savoir s’il avait vu le marquis de Chamery à Londres, dix-sept mois auparavant, il finit par nous dire :
« – Chamery avait servi avec moi, j’étais son ami et je l’ai conduit moi-même à bord du navire qui faisait voile pour la France.
« – Savez-vous le nom de ce navire ?
« – Oui, la Mouette.
« – Et vous l’avez vu monter à bord ?
« – Je l’ai vu partir. Je suis demeuré sur les quais jusqu’au moment où le navire a levé l’ancre.
« C’était tout ce que nous voulions savoir. Ainsi c’était bien le véritable marquis de Chamery qu’on avait vu à Londres, et nous ne pouvions mettre en doute le témoignage d’un honorable officier qui l’avait conduit lui-même à bord de la Mouette.
« Quand nous eûmes pris congé du lieutenant Jackson, M. de Kergaz me dit :
« – Il est maintenant certain que c’est soit à bord de la Mouette, soit après le naufrage de ce navire que le vol des papiers a eu lieu. Mais, dans la première hypothèse, il faudrait admettre que Rocambole se trouvait également à bord ; tandis que, dans la seconde, on pourrait supposer qu’il s’est trouvé sur les côtes de France et qu’il a lui-même découvert le cadavre du marquis noyé et jeté à la côte.
« – Ceci est moins admissible.
« – Pourquoi ?
« – Parce que Rocambole n’était pas homme à revenir en France sans but sérieux.
« – Vous avez raison, me dit le comte.
« Une dernière course nous restait à faire. Nous allâmes à la police, et à force de recherches nous finîmes par savoir qu’un gentleman s’était fait délivrer un passeport sous le nom de sir Arthur, précisément la veille du départ du brick la Mouette. Un vieux policeman avait conservé dans sa mémoire un signalement très exact de ce gentleman, et ce signalement nous sembla rappeler très fidèlement Rocambole.
« Nous revînmes au Havre. Là, M. de Kergaz se fit donner de minutieux détails sur le naufrage de la Mouette.
« – Aucun passager n’a pu se sauver, lui dit-on.
« – Cependant, ajouta un pilote côtier qu’il interrogeait, les gens d’Étretat prétendent que, le lendemain du naufrage, un jeune homme qui avait tout l’air d’un marin avait gagné la côte à la nage.
« Du Havre, nous allâmes à Étretat.
« Les sinistres sont fréquents sur la côte normande, mais le naufrage de la Mouette n’était pas oublié, et les pêcheurs que nous interrogeâmes se souvinrent très bien de la perte de ce navire. Presque tous les morts avaient été rejetés à la côte.
« Mais tout à coup nous recueillîmes un renseignement qui fut pour nous un trait de lumière. Il y avait à Étretat une famille de pêcheurs bien connue pour sa hardiesse et sa bravoure. On les appelait les Vatinel. Le père Vatinel, à qui M. de Kergaz s’adressa, nous dit :
« – Oh ! j’en sais long, moi, sur le naufrage de la Mouette, j’ai repêché plus de vingt cadavres.
« – Et personne ne s’est sauvé ?
« – Personne, excepté un jeune homme ; mais il n’avait pas la langue bien longue, celui-là. Il ne nous a pas dit son nom, et s’est contenté d’acheter une vareuse et un pantalon.
« – Et où est-il allé ?
« – Au Havre, avec la voiture à Blanquet. Il paraît qu’il avait passé la nuit sur un îlot à trois lieues au large, du côté de Saint-Jouin. Ah ! et puis, il y en a encore un autre, un jeune homme aussi, mais il n’a pas touché terre, celui-là.
« – Que voulez-vous dire ? demandai-je un peu surprise.
« – Ah ! voilà, dit le père Vatinel, c’est une vraie histoire, ça.
« – Voyons ?
« – Trois jours après que la Mouette eut sombré, nous revenions du Havre, mon fils Tony et moi, dans notre grand canot. Nous filions un peu au large, et nous rencontrâmes un trois-mâts sous pavillon suédois, qui paraissait chargé de bois du Nord. Nous avions fait bonne pêche et, comme la mer était assez calme, nous pûmes accoster le trois-mâts, et Tony monta à bord pour offrir au capitaine d’acheter notre poisson. Je ne sais pas si le capitaine était suédois, mais il parlait le français comme vous et moi. Seulement, il avait plutôt l’air d’un vieux marchand de bois d’ébène que d’un trafiquant de sapins du Nord.
« “ – Il y a donc eu un naufrage ces jours-ci en vue des côtes ? demanda-t-il à Tony.
« “ – Oui, capitaine, un brick, la Mouette, qui s’est perdu.
« “ – Quand ?
« “ – Il y a trois jours.
« “ – À quel endroit ?
« “ – Là-bas, vers ces rochers.
« “ – Et il s’est perdu corps et biens ?
« “ – J’en ai peur.
« “ – Personne n’a échappé ?
« “ – Si, un jeune homme qui s’est sauvé à la nage.
« “ – Eh bien ! dit le capitaine à Tony, je crois qu’il y en a deux au lieu d’un.
« “ – Comment cela ?
« “ Il fit descendre Tony dans sa cabine et lui montra un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, qui avait les yeux fermés et paraissait dormir, couché dans un cadre. Auprès de ce jeune homme était le chirurgien du bord.
« “ – Comment va-t-il ? demanda le capitaine.
« “ – Je crois que nous le sauverons, répondit le docteur ; mais ce sera long. Seulement j’ai peur qu’il soit idiot.
« “ Le capitaine nous raconta alors à Tony et à moi, car j’étais monté à bord, que le jeune homme que nous avions sous les yeux et qui n’avait pour tout vêtement qu’un pantalon de toile et une chemise rayée de bleu et de blanc, comme en portent les Américains, avait été trouvé deux heures plus tôt, évanoui au fond d’une sorte d’excavation, sur un îlot, où trois hommes de son équipage s’étaient rendus en canot pour y prendre des moules et autres coquillages.
« “ – Tiens, dit Tony, c’est l’îlot où l’autre avait passé la nuit.
« “ – Eh bien ! ajouta le capitaine, celui-là y était depuis trois jours, et probablement il est tombé dans ce trou pendant la nuit. Quand on l’a trouvé, il était presque mort. Si je le sauve, j’en ferai un matelot, attendu que je n’ai pas assez de monde à bord.
« – Et, demanda M. de Kergaz, qui interrompit alors le récit du père Vatinel, le navire suédois continua sa route ?
« – Oui, monsieur.
« – Et il emmena le jeune homme ?
« – Sans doute.
« – Avez-vous retenu le nom du navire ?
« – Il se nommait l’Invincible.
« – Et il naviguait sous pavillon suédois ?
« – Oui !
« Le comte se frappa le front soudain.
« – Ma chère comtesse, me dit-il, ce nom fait jaillir bien des souvenirs de ma mémoire.
« – Comment cela, monsieur le comte ?
« – J’ai lu il y a six mois, dans un journal espagnol, le fait que voici :
« “ Un trois-mâts qui naviguait sous pavillon suédois a été capturé en vue des côtes de Guinée par une frégate espagnole. Ce navire se livrait à la traite, et son équipage, composé de marins appartenant à toutes les nations, a dû passer devant un conseil de guerre.
« “ Le capitaine et onze hommes de son équipage ont été condamnés aux galères.
« En me disant cela, le comte mit deux louis dans la main du père Vatinel, et me fit quitter la plage en ajoutant :
« – Maintenant, madame, je crois que nous sommes sur les traces du véritable marquis de Chamery.
Le récit que la comtesse Artoff venait de faire au docteur Samuel Albot était nécessaire à l’intelligence de notre histoire ; mais nous n’irons pas plus loin et nous nous bornerons à ajouter que, le lendemain, le docteur mulâtre et Baccarat quittèrent Paris pour accomplir un voyage mystérieux dont nous connaîtrons bientôt le but et l’objet.
Maintenant, nous allons laisser notre action reprendre sa marche ordinaire, nous bornant à rétrograder de quelques jours encore et à nous transporter en Espagne, où nous allons retrouver plusieurs des héros de cette longue histoire.