Le jour naissait ; la première clarté de l’aube projetait une teinte rose sur la cime lointaine des montagnes. La mer, calme et silencieuse, avait encore une couleur grise, celle du ciel, où venaient de s’éteindre les dernières étoiles.
Entre les montagnes qui fermaient au loin l’horizon et la mer que mouchetaient çà et là quelques voiles de bateaux pêcheurs, une ville blanche aux toits en terrasse, à la tournure mauresque, dormait encore.
C’était Cadix… Cadix, la porte de l’Andalousie, le pays des orangers et des citronniers, la ville qui garde encore le souvenir de ce dernier roi maure, qui s’éloignait du rivage en versant des larmes amères et regardait fuir et s’effacer dans la brume cette terre d’Espagne qu’il abandonnait pour toujours.
Quelques hommes du peuple, à cette heure matinale, peuplaient seuls, rares promeneurs, les rues étroites de la basse ville. Çà et là une persienne se soulevait, une croisée encadrait pendant quelques minutes un visage brun et mutin de jeune fille, puis la persienne retombait.
La petite porte de l’hôtel d’Andalousie s’ouvrit et laissa passer un homme et une femme : une femme jeune, belle, au visage un peu pâle, au regard sérieux, presque mélancolique ; un homme d’environ trente-deux ans, grand, brun, d’une physionomie distinguée et vêtu d’un élégant négligé de voyage, dont la coupe et la tournure rappelaient Paris.
La jeune femme s’enveloppa dans un grand burnous de cachemire grisâtre, et prit le bras de son cavalier, sur lequel elle s’appuya avec une confiante nonchalance.
– Chère Hermine, dit le jeune homme, je crois que vous allez voir une des plus belles choses qui soient au monde, un lever de soleil en mer.
– Je l’ai déjà vu pendant la traversée du Havre à Plymouth, que nous avons faite l’année dernière, mon ami.
Fernand Rocher, car c’était lui, se prit à sourire.
– Ma pauvre Hermine, dit-il, l’Océan ressemble à la Méditerranée comme le strass au diamant, le ciel du Nord au ciel du Midi, comme la réverbération affaiblie au soleil lui-même.
Et le jeune couple descendit vers le port en causant.
Fernand Rocher, revenu pour jamais à sa jeune femme depuis cette catastrophe à la suite de laquelle, quatre années auparavant, la blonde Jenny, surnommée la Turquoise, avait perdu la raison – Fernand Rocher, disons-nous, faisait avec Hermine le voyage d’Espagne et était arrivé de Grenade à Cadix, la veille au soir.
– Vous savez, ma chère amie, disait-il en continuant la route vers le port, que le commandant maritime de la ville est le capitaine Pedro C…, le cousin germain du général C…, chez lequel vous dansez à Paris chaque hiver ?
– Je sais, Fernand.
– Or, hier soir, tandis que vous répariez, à l’hôtel, le désordre de votre toilette de voyage, ma chère Hermine, je lui ai envoyé la lettre de recommandation que le général m’avait donnée pour lui la veille de notre départ.
– Et il vous a répondu ?
– Un billet que je n’ai pas voulu vous lire hier soir afin de vous ménager une surprise.
Hermine jeta un doux regard à son mari.
– Tu es toujours bon ! dit-elle.
– Or, je t’ai éveillée de très bonne heure ce matin, ma bonne Hermine, continua Fernand Rocher sur le ton de l’intimité la plus affectueuse, en te disant que nous allions voir un lever du soleil en mer.
– Eh bien ! n’est-ce pas cela ?
– Si, mais tu as oublié de me demander quel moyen de locomotion nous allons employer.
– Une barque de pêcheur, sans doute ?
– Non pas.
– Et quoi donc ?
– Le canot du commandant du port, s’il vous plaît.
– Ah ! fit Hermine, le capitaine Pedro C… est d’une galanterie tout à fait castillane, il me semble.
– Un canot monté par des forçats, poursuivit Fernand, et commandé par le capitaine en personne.
Ce mot de forçats fit éprouver un léger frisson à Mme Rocher.
– Rassure-toi, enfant, lui dit Fernand, qui se prit à sourire. Les forçats dont le commandant du port fait ses nageurs sont des forçats soumis et apprivoisés, et pour peu que tu laisses choir une poignée de petites pièces blanches dans leur bonnet de laine, ils t’appelleront « Excellence » et boiront à ta santé.
Comme Fernand achevait, la petite rue qu’ils venaient de descendre dans toute sa longueur fit un coude, et ils se trouvèrent sur le port.
– Tiens ! dit Hermine, qui étendit vers sa gauche le manche de son ombrelle, est-ce là le canot ?
En effet, à cent mètres d’eux à peu près, les deux époux aperçurent, à quai, une grande barque à deux mâts dont les voiles étaient carguées. Le pavillon espagnol flottait à l’arrière. Douze forçats et quatre soldats de marine en composaient l’équipage.
Un officier déjà vieux, enveloppé dans un gros caban et dont on ne pouvait discerner le grade de capitaine de frégate qu’au galon d’or de sa casquette, se tenait debout, un pied sur la petite échelle placée à tribord. C’était le capitaine Pedro C…
Il salua le premier le joli couple et tendit la main à Fernand, qui avait pris sa femme dans ses bras et la montait à bord avec la légèreté robuste d’un homme jeune et plein d’ardeur.
Quelques minutes après, et les compliments d’usage échangés entre l’officier espagnol et les deux touristes parisiens, la Nativité, c’était le nom du canot, leva l’ancre et sortit du port.
Alors le commandant s’adressa à un forçat et lui dit :
– Commande la manœuvre, marquis.
Le forçat à qui le capitaine venait de s’adresser, et qui répondit par un salut silencieux, était un grand et beau jeune homme, à l’œil bleu, aux cheveux blonds, au teint pâle, dont la physionomie était empreinte d’une tristesse profonde quoique résignée.
Sa figure distinguée contrastait singulièrement avec les visages tourmentés, féroces ou cupides de ses compagnons d’infortune.
– A-t-il de la chance, le marquis ! murmura un forçat à mi-voix, tandis que celui que, par dérision sans doute, ses compagnons appelaient le marquis, prenait le commandement et ordonnait la manœuvre d’une voix claire et brève, qui semblait habituée à commander. A-t-il de la chance ! le capitaine lui cède son porte-voix… Un de ces jours, il lui fera mettre sa casquette d’officier et lui donnera ses épaulettes.
– Tais-toi, l’Arrogant ! dit un autre forçat en poussant du coude celui qui venait de parler, tu en veux au marquis parce que tu es jaloux, mais c’est un bon enfant tout de même.
Le premier forçat grommela quelques mots inintelligibles, haussa les épaules et se tut.
Ce court colloque avait eu lieu en espagnol ; mais Fernand Rocher, qui parlait fort bien cette langue, n’en avait pas perdu un seul mot, tandis que sa femme causait, à l’arrière, avec le commandant.
Cette épithète de marquis donnée au forçat l’avait intrigué, et il se rapprocha du capitaine et d’Hermine.
Par une singulière coïncidence, et bien qu’elle n’eût point compris la conversation des deux forçats, Mme Rocher questionnait le commandant, au moment où son mari les rejoignit, sur ce jeune homme si triste et si beau et qui semblait si peu fait pour porter un anneau de fer rivé à la cheville et une barrette d’ignominie.
– Comment se fait-il, monsieur, lui disait-elle, que ce jeune homme soit au bagne ? Il a l’air si doux, si triste, si distingué ! Quel crime a-t-il commis, mon Dieu !
– C’est ce que je me demande aussi, dit Fernand, qui survint alors.
– Ah ! répondit le commandant, c’est ce que je me suis demandé comme vous d’abord, madame.
– En vérité !
– Quand j’ai pris le commandement du port, il y a neuf mois, ce garçon venait d’être condamné à cinq ans de fers.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il avait été pris sur un navire marchand portant pavillon suédois et faisant la traite. Il commandait en second. Lorsque le navire fut capturé, il avait deux cents nègres entassés dans sa cale. L’équipage a été jugé et condamné par un conseil de guerre.
– Quoi ! fit la jeune femme avec un mouvement de répugnance, cet homme était négrier ?
– Oui, madame.
– De quel pays est-il ?
– Il se dit français, mais j’ai de bonnes raisons pour le croire anglais.
– Ah ! dit Fernand.
– Avec son air fort doux, son visage triste, ses manières distinguées, poursuivit le capitaine, ce gaillard-là est un imposteur de première catégorie.
Fernand et sa femme regardèrent avec curiosité le capitaine.
– Le drôle, poursuivit ce dernier, a failli me persuader de singulières choses.
– Vraiment, capitaine ?
L’officier espagnol entraîna la jeune femme et son mari à l’arrière du canot, dont les voiles s’enflaient au vent et reprit :
– Figurez-vous, madame, que les forçats, ses compagnons de chaîne, ne l’appellent que le marquis.
– Le serait-il réellement ?
– Il a voulu me le faire croire. Oh ! ajouta le capitaine, c’est une histoire amusante, et je vais vous la dire.