Joseph reprit :
– La preuve que ce monsieur connaissait Monsieur le marquis, c’est qu’il nous a annoncé son arrivée.
– Mon arrivée !…
– Oui, Monsieur. Il a dit à Antoine que Monsieur arriverait dans les vingt-quatre heures.
– Ah çà, mon cher, dit Fabien, ne pourrais-tu pas rappeler tes souvenirs ?… À qui as-tu annoncé ton départ ?
– Je ne sais… je ne m’en souviens pas…
– Ce monsieur, continua Joseph, a prétendu qu’il avait vu Monsieur le marquis la veille, à son cercle.
– Ah ! par exemple ! dit Rocambole, voilà qui est fort. Il y a trois mois que je n’y ai mis les pieds.
Fabien se prit à sourire.
– Tu as de bien jolies connaissances, dit-il à Rocambole : des amis qui viennent chez toi pour te voler ; et quel vol, encore !…
– Il est certain que celui-là est assez singulier, murmura Rocambole tout rêveur.
Ils entrèrent dans le salon et Joseph leur montra le cadre veuf de sa toile.
Rocambole s’en approcha, examina attentivement et eut un tressaillement nerveux.
– On n’a pas détaché la toile, se dit-il, on l’a coupée, et l’instrument dont on s’est servi était merveilleusement trempé. Celui qui a fait le coup est habile.
Il se tourna brusquement vers le domestique :
– Mais enfin, lui dit-il, comment est ce jeune homme ?
– De taille moyenne, blond, mince.
– Et Antoine sait son nom ?
– Oui, Monsieur, du moins le jeune homme lui a donné une carte.
M. d’Asmolles et le faux marquis se regardaient avec une stupéfaction croissante.
Joseph continua :
– Le père Antoine est un bien brave homme, mais il n’en fait qu’à sa tête.
– En quoi ?
– En ce qu’il est allé porter une plainte au lieu d’attendre l’arrivée de Monsieur le marquis. Des voleurs qui viennent en chaise de poste pour voler un portrait ne sont pas des voleurs ordinaires.
– Il est certain, répliqua Fabien, que ce brave Antoine est un niais.
Joseph prit un air mystérieux et dit tout bas à Rocambole :
– Si Monsieur le marquis me permettait une confidence…
– Parle, dit Rocambole, de plus en plus surpris.
– Je crois que le voleur attachait un fort grand prix au portrait.
– Ah ! tu crois ?
– Et même qu’il était capable de tout pour l’avoir.
– Diable !
– Monsieur le marquis, poursuivit Joseph, qui s’éloigna un peu de Fabien et parla si bas que ce dernier ne put l’entendre, Monsieur le marquis doit avoir fait quelque passion malheureuse.
Rocambole tressaillit. Un moment il songea à Conception et s’imagina qu’elle était complice du vol du portrait.
– Ce jeune homme blond et mince, continua Joseph, ce pourrait bien être une femme.
Fabien, qui s’était approché, entendit ces derniers mots et laissa échapper un éclat de rire.
– Ah ! par exemple ! dit-il, je ne m’attendais point à cette conclusion…
Mais à ce mot de femme, à ce signalement donné par Joseph, un jeune homme blond, mince, sans barbe, Rocambole, au lieu de sourire, éprouva une mortelle angoisse.
– Baccarat ! pensa-t-il.
– Comment ! dit Fabien en lui prenant le bras, tu es aimé à ce point !…
Et, se penchant à son oreille :
– Mais, malheureux, lui dit-il, tu vas épouser Conception… et…
Fabien n’acheva pas.
On entendit le trot d’un cheval dans l’avenue, et Joseph dit aussitôt :
– Voilà M. Antoine qui revient.
En effet, le vieil intendant revenait de la ville voisine, monté sur une grosse jument percheronne.
– Nous allons avoir le mot de l’énigme, dit Fabien. (Puis il ajouta :) Le bonhomme est capable de mourir de joie en te voyant. Joseph, conduisez M. le marquis dans sa chambre ; moi, je vais à la rencontre d’Antoine, et je saurai tout bientôt.
Rocambole, que de funèbres pressentiments agitaient, suivit Joseph, qui le conduisit dans une grande chambre à tentures bleues, dont le vrai marquis de Chamery avait longuement parlé dans ses mémoires ; Rocambole, qui les savait par cœur, ne manqua point de dire en entrant :
– Tiens, c’est la chambre où couchait maman.
– Oui, Monsieur, dit Joseph, et vous couchiez, vous, dans ce cabinet.
– Je m’en souviens.
Rocambole s’approcha de la croisée et regarda au clair de lune le vieil intendant, qui mettait pied à terre et saluait Fabien en lui disant :
– Il est ici, n’est-ce pas… il est ici, mon jeune maître ? Oh ! je le sais, monsieur Fabien, je le sais. Tenez, à G…, au bureau de poste, on m’a remis une lettre pour lui, une lettre qui est arrivée à Paris après votre départ, et qu’on a adressée de Paris à l’Orangerie.
– Et d’où vient-elle, cette lettre ? demanda Fabien.
– Elle vient d’Espagne.
Rocambole entendit, poussa un cri de joie, et dit à Joseph :
– Cours me chercher cette lettre.
Une lettre d’Espagne !… C’était Conception qui lui écrivait, Conception qui l’aimait toujours.
Et Rocambole oublia momentanément ses terreurs, ses remords, le vol du portrait, Baccarat ; il oublia tout pour rompre le cachet de cette lettre, que Joseph lui rapporta quelques minutes après, tandis que M. d’Asmolles interrogeait l’intendant de l’Orangerie sur le vol du portrait.
Lettre de Conception
Mon ami,
Voici huit grands jours que je ne vous ai écrit.
Bien certainement, vous allez accuser votre Conception de vous avoir oublié, et cependant il faut que je vous dise que depuis ces jours, comme avant, comme toujours, il ne s’est pas écoulé une minute de ma vie qui n’ait été pour vous.
Ma dernière lettre était datée de Sallandrera. Nous y sommes demeurées six semaines, ma mère et moi, pleurant ce bon père que vous avez connu, priant pour lui avec l’espoir que nos prières seraient inutiles.
Dieu l’a reçu dans son sein, sans doute, à l’heure même de sa mort.
Maintenant, mon ami, je vous écris de la Grenadière, cette autre terre de notre famille où s’est écoulée mon enfance et qui est située entre Cadix et Grenade, au milieu de ce paradis des Maures qu’on a nommé l’Andalousie. C’est ici que se groupent tous les souvenirs heureux ou néfastes de ma jeunesse. C’est près de la Grenadière que don Pedro a été empoisonné par les frères de la Gitana, qui aimait l’infâme don José et devait le tuer lui-même six ans plus tard.
Mais rassurez-vous, mon ami, je ne suis point venue chercher à la Grenadière le souvenir de don Pedro. Mon cœur n’est qu’à vous, à vous pour toujours. Je suis venue ici avec ma mère… devinez, mon ami… dans le seul but de hâter notre union.
Vous le savez, les usages, en Espagne, sont très rigides à l’endroit du deuil.
Le jour où la mort est entrée dans notre maison et m’a faite orpheline, j’allais devenir votre femme, au pied des autels et devant les hommes.
Ah ! si mon père avait été le maître de sa destinée, s’il avait pu prolonger sa vie de quelques heures, il l’eût fait dans le but unique de me laisser un protecteur.
Hélas ! Dieu ne l’a point voulu.
Quand nous sommes arrivées à Sallandrera, ma mère et moi, conduisant la dépouille mortelle de mon père, nous avons été reçues par mon oncle au second degré, c’est-à-dire le neveu de ma grand-mère paternelle. Mon oncle, vous le savez, est archevêque de Grenade, c’est-à-dire l’un des plus hauts dignitaires de l’Église espagnole.
C’est lui qui a officié dans la lugubre cérémonie qui a précédé la descente du corps dans les caveaux de Sallandrera. Il a demeuré huit jours avec nous, mêlant ses larmes aux nôtres. Puis, la veille de son départ, il a eu avec ma mère un entretien dont je n’ai connu le but et le résultat que ces jours-ci.
– Ma chère cousine, a-t-il dit à ma mère, la mort subite du duc vous a placée dans une position pénible et tout exceptionnelle vis-à-vis de votre fille. Conception allait, le jour même, épouser M. de Chamery, quand la mort a frappé votre époux. Elle aimait son fiancé, n’est-ce pas ?
À quoi ma mère a répondu :
– Elle l’aimait éperdument ; à ce point que je crains pour sa santé et sa raison, depuis que ce mariage se trouve forcément reculé de plusieurs mois.
– Ma cousine, répondit l’archevêque, la loi religieuse, en Espagne, assigne, comme le délai le plus court à observer, dans ce cas-là, un intervalle de deux mois et demi.
– Je le sais, dit ma mère.
– Mais il y a au-dessus de la loi religieuse, poursuivit l’archevêque, une loi bien autrement tyrannique : c’est l’usage ou plutôt ce qu’on nomme les convenances.
– Je le sais encore, répliqua ma mère.
– Or, reprit monseigneur de Grenade, si Conception retourne à Paris, si elle épouse avant la fin de son deuil le marquis de Chamery, elle froissera tous les préjugés, et la noblesse espagnole jettera les hauts cris !…
À ces paroles de l’archevêque, ma mère soupira profondément.
L’archevêque reprit :
– Comme vous, je me suis aperçu de l’altération subite de la santé de notre chère Conception. La douleur d’avoir perdu son père se décuple en elle de l’éloignement indéfini de son mariage, et, comme vous, je suis effrayé. Mais, ajouta mon oncle avec cette bonté inépuisable de certains vieillards, allez donc dire au monde qu’elle aime son fiancé et que, si on ne l’unit promptement à lui, elle est capable d’en mourir !
Ma mère regardait l’archevêque et ne savait où il en voulait venir.
Il continua :
– Eh bien ! ma cousine, j’ai peut-être trouvé le moyen de tout concilier.
– Vraiment ! fit ma mère avec joie.
– Les préjugés du monde, la loi religieuse et le bonheur de notre enfant…
– Comment ?… que comptez-vous donc faire ? demanda ma mère avec vivacité.
– Écoutez-moi bien… vous allez voir ; mais d’abord répondez-moi bien clairement sur de certains détails que je ne possède que vaguement.
– Parlez…
– Le feu duc a institué sa fille sa légataire universelle ?…
– Oui, certes !…
– C’est par contrat de mariage qu’il a transmis à son gendre futur sa grandesse, son titre de duc, et le droit d’ajouter à son nom le nom de Sallandrera, n’est-ce pas ?
– Oui, et la veille de sa mort, répondit ma mère, il écrivit une lettre à Sa Majesté notre reine pour la supplier de ratifier cette cession par lettres patentes.
– Voilà précisément, dit l’archevêque, ce que je voulais savoir.
– Ah !
– Et ce qui probablement, pour ne pas dire à coup sûr, me permettra de tout concilier.
– Expliquez-vous, monseigneur…
– Sa Majesté, poursuivit l’archevêque, a daigné plusieurs fois prendre en considération mon grand âge et le zèle avec lequel j’ai toujours rempli ma mission évangélique.
– Oh ! je le sais, dit ma mère.
– Je vais aller à Madrid, je verrai Sa Majesté ; je lui exposerai notre situation et je la supplierai de se souvenir des services rendus par feu notre cher duc…
– Eh bien ?
– La reine, je l’espère, accordera l’entérinement des lettres patentes. Ensuite, sur ma demande, elle nommera le marquis de Chamery à un poste diplomatique lointain. Précisément, en ce moment, je sais qu’il est question d’envoyer au Brésil un plénipotentiaire. On veut un grand nom, une grande fortune. Personne n’a encore été désigné ; mais je sais qu’il était question, il y a deux mois, d’offrir cette haute mission au duc de Sallandrera… Sa mort, arrivée comme un coup de foudre, a tellement surpris la cour et si vivement affecté Sa Majesté, que bien certainement elle n’aura point encore songé à lui désigner un successeur.
– Je ne comprends pas bien encore, murmura ma mère.
– La dernière fois que j’ai obtenu la faveur d’être reçu par Sa Majesté, et il y a de cela quinze jours à peine, la reine daigna me parler du duc. Je me suis permis de lui faire observer que la mort récente de don José l’avait si fort affligé, qu’il refuserait probablement l’honneur d’une ambassade. À quoi la reine me répondit : « Si je l’en prie, au lieu d’ordonner, le duc ne me refusera pas. » Et Sa Majesté allait écrire au duc, acheva l’archevêque, quand la nouvelle de sa mort nous arriva comme un coup de foudre.
– Mon cousin, interrompit ma mère, en quoi tout cela peut-il avancer le mariage de Conception ?
– Vous allez le voir. Je vais partir pour Madrid. Si, en faveur des services du feu duc, je puis obtenir de Sa Majesté qu’elle autorise l’époux de sa fille à porter son nom et à hériter de son titre et de sa grandesse, j’obtiendrai également qu’on lui donne la mission qui devait être confiée au feu duc.
– Bien.
– Or, cette mission est pressée. Il faut que le nouvel ambassadeur parte avant deux mois. Par conséquent, le marquis de Chamery devra quitter Paris sur-le-champ, venir en Espagne et se faire naturaliser espagnol. Mais les lettres patentes et la nomination au poste diplomatique ne peuvent avoir lieu qu’après la célébration du mariage…
– Évidemment, dit ma mère.
– Alors, acheva l’archevêque, cette raison majeure étant trouvée, le mariage n’a plus rien de choquant pour l’usage, et l’on conçoit que Mlle de Sallandrera ne se marie aussi tôt que parce que son fiancé ne peut être fait ambassadeur qu’après être devenu son époux.
– Ah ! s’écria ma mère, vous êtes un saint homme et le meilleur des parents, mon cousin.
L’archevêque ajouta :
– Ne dites rien de tout cela à Conception. Je puis ne pas réussir, et alors cette espérance déçue lui ferait un mal affreux. Attendez que je vous écrive de Madrid.
Ma mère le lui promit et l’archevêque partit le lendemain.
Un mois après, mon ami [poursuivait Conception dans sa lettre], ma mère m’annonça que nous partions pour la Grenadière.
Je vous avais écrit la veille – il y a huit jours de cela –, je voulus vous écrire à nouveau pour vous annoncer notre départ. Mais ma mère me répondit :
– Tu écriras dans huit jours ; pas avant.
– Pourquoi ? demandai-je.
– Parce que, me répondit-elle, tu auras peut-être une bonne nouvelle à donner à ton fiancé.
Et comme ma mère avait un air mystérieux, j’ai attendu ; mais ces huit jours de silence m’ont coûté bien cher, mon ami. J’avais tant besoin de causer avec vous et de vous dire que mon cœur et ma pensée n’avaient point quitté Paris !…
La veille de notre départ de Sallandrera, ma mère avait reçu de l’archevêque ce billet laconique :
« Ma chère cousine,
« Tout est en bonne voie, et j’espère parvenir à mon but. Quittez Sallandrera, allez à la Grenadière et ne dites rien encore à notre petite Conception. »
À notre arrivée ici, ma mère a trouvé une seconde lettre de l’archevêque, et alors elle m’a tout dit.