X

Conception continuait :

Voici la seconde lettre de mon oncle l’archevêque :

« Ma chère cousine,

« La reine se rend à Cadix.

« La Grenadière se trouve sur la route qui conduit à cette dernière ville.

« J’ai la promesse de Sa Majesté qu’elle s’arrêtera chez vous comme par hasard. Elle vous fera son compliment de condoléance, et pour vous témoigner la bienveillante estime qu’elle avait pour feu le duc de Sallandrera, elle fera Conception dame d’honneur. Or, comme pour être dame d’honneur il faut avoir un époux, ce sera là une raison plus que suffisante pour couper court aux médisances du monde.

« Vous trouverez ma lettre à la Grenadière.

« Aussitôt arrivée, envoyez-moi un messager à Grenade, où je retourne sur-le-champ, et je me hâterai de me rendre auprès de vous.

« À vous, etc. »

Ma mère m’a tout raconté alors, mon ami.

Maintenant, voici ce qui s’est passé :

Nous étions arrivées depuis la veille et je venais de vous écrire tout cela lorsque Pepa, ma femme de chambre, pénétrant chez moi à huit heures du matin, me dit :

– Mademoiselle, tout le château est en émoi.

– Pourquoi ? demandai-je.

– Parce qu’un nombreux cortège suit le chemin qui conduit de la grande route ici.

Vous le savez, la Grenadière est située sur la hauteur.

– Regardez plutôt, mademoiselle, ajouta Pepa en ouvrant la fenêtre.

Je courus à mon balcon, et voici ce que je vis : Un carrosse traîné par huit mules harnachées d’or, avec des plumets blancs, gravissait au pas le chemin du château. Aux deux côtés du carrosse il y avait deux hommes à cheval. Un piqueur galonné d’or marchait en avant.

– Mais c’est la reine ! m’écriai-je.

Ma mère entra précipitamment dans ma chambre.

– La reine ! dit-elle à son tour, la reine !

Je fus habillée en un clin d’œil et, ma mère me prenant par la main, nous courûmes au-devant de Sa Majesté, que nous rencontrâmes au moment où le carrosse atteignait la porte d’entrée du château.

La reine donna sa main à baiser à ma mère et lui dit :

– Duchesse, je n’ai pas voulu passer aussi près de votre habitation sans m’y arrêter pour vous témoigner toute l’affliction que j’ai éprouvée de la perte d’un fidèle et loyal sujet tel que le feu duc.

Ma mère baisa la main de Sa Majesté et fondit en larmes.

La reine a daigné se reposer deux heures à la Grenadière. Pendant ces deux heures, elle s’est entretenue avec ma mère et moi de mon père et de vous.

En nous quittant, elle m’a dit :

– Madame de Chamery-Sallandrera, je vous fais ma dame d’honneur. Ah ! mon ami, ce mot, ce nom qu’elle m’a donné m’ont bouleversée et j’ai cru que j’allais mourir de joie.

La reine est partie en ajoutant :

– Je séjournerai un mois à Cadix. Je vous y attends, duchesse.

Ma mère s’est inclinée.

Mon oncle l’archevêque est arrivé quelques jours après le départ de Sa Majesté. Sa Grandeur possède à Cadix une maison que nous habiterons durant le séjour de la reine. C’est de là que je vous écrirai dans trois jours.

Quoi qu’il en soit, mon ami, préparez-vous à venir en Espagne sous peu. L’heure de notre bonheur n’est pas loin.

À vous, toujours et partout,

CONCEPTION.

P.-S. – Ma mère vous serre affectueusement les deux mains, et j’embrasse ma bonne petite sœur Blanche.

Rocambole avait lu cette lettre avec une émotion profonde. Elle lui arrivait comme un réactif puissant au milieu de ses angoisses, de ses vagues terreurs. Conception l’aimait, la reine d’Espagne s’était occupée de lui, ses ennemis étaient morts… Qu’avait-il donc à craindre ?

– Je suis un trembleur et un fou, se dit-il, et parce que j’ai tué sir Williams et que cette vieille canaille avait prétendu qu’il était ma bonne étoile, j’en ai conclu que tout était perdu… Allons donc ! je mourrai dans la peau d’un ambassadeur !

Et Rocambole se prit à rire. Puis il se mit en quête de rejoindre Fabien et le vieil Antoine.

Ce dernier venait de raconter au vicomte les plus petites circonstances qui avaient précédé et suivi l’arrivée du voyageur inconnu et le vol du portrait.

– Mais enfin, lui dit Fabien, comment se nomme-t-il, ce jeune homme que Joseph prétend être une femme ?

– J’ai sa carte dans ma poche, la voilà, répondit Antoine.

Fabien prit la carte et, quittant le perron sur les marches duquel il avait causé jusque-là, il traversa le vestibule et entra dans la salle à manger, où le souper était servi, et qui était éclairée par deux candélabres placés sur la cheminée.

Fabien s’en approcha et jeta les yeux sur la carte.

Antoine avait suivi Fabien et tournait le dos à la porte.

En ce moment, sur le seuil de cette porte, Rocambole venait d’apparaître.

Fabien lut :

Le marquis don Inigo de los Montès.

À ce nom, Rocambole recula et devint livide. Ce nom, c’était le sien, ou plutôt c’était celui sous lequel il avait essayé de séduire autrefois madame la comtesse de Kergaz.

Heureusement pour lui, Fabien et le vieil Antoine lui tournaient le dos ; sans cela, ils l’eussent vu chanceler et reculer comme saisi de terreur.

– Voilà un nom que j’entends prononcer pour la première fois, dit Fabien.

Il se retourna, aperçut Rocambole et lui dit :

– Est-ce que tu connais le marquis don Inigo de los Montès ?

Rocambole retrouva en cette circonstance le merveilleux sang-froid qui l’avait tant servi jadis.

– Non, répondit-il.

Le vieil intendant, qui croyait toujours avoir affaire au vrai marquis de Chamery, s’élança alors vers Rocambole :

– Mon maître, mon cher maître… murmura-t-il.

– Ah ! te voilà, mon vieux ! dit le faux marquis ; va, ne te gêne pas, tu peux m’embrasser…

Et Rocambole se laissa très bien prendre dans les bras du vieillard, qui l’entraîna vers la cheminée, sous le feu des bougies, en lui disant :

– Oh ! venez, monsieur Albert, venez… voyons si vous vous ressemblez encore…

Et, pendant quelques secondes, il le regarda avec avidité, et comme s’il eût voulu retrouver un visage d’enfant dans ce visage d’homme.

– C’est drôle, dit-il enfin, je ne vous aurais jamais reconnu, monsieur Albert… vous ne vous ressemblez plus.

– Oh ! mais moi, mon vieil ami, répondit Rocambole, je t’aurais reconnu parfaitement. Sais-tu que tu n’as presque pas vieilli ?

Antoine hocha la tête.

– J’ai pourtant soixante-huit ans bien sonnés, dit-il. (Et regardant toujours le faux marquis :) C’est bizarre, dit-il, vous n’avez rien, absolument rien du monsieur Albert d’autrefois.

Rocambole sentait son cœur battre à outrance.

– Vieil imbécile, pensait-il, est-ce que tu aurais l’audace de me renier ?

Fabien interrompit l’intendant.

– Ainsi, dit-il à Rocambole, tu ne connais pas le marquis don Inigo de los Montès ?

– Ma foi non !

– Ni personne qui réponde à son signalement ?

– Personne.

– Joseph prétend que c’est une femme, dit l’intendant.

– Dans tous les cas, dit Rocambole, qui voulait à tout prix faire bonne contenance, tu as fait un vrai pas de clerc, mon vieil ami, en allant porter une plainte chez le commissaire de police.

– Je suis de cet avis, dit Fabien.

Et il tendit à Rocambole la carte que l’intendant lui avait remise. Rocambole y jeta les yeux et reconnut sur-le-champ que cette carte lui avait appartenu. C’étaient bien les mêmes armoiries, la même grandeur, le même caractère. La porcelaine du papier, légèrement jaunie, attestait une origine déjà ancienne.

Deux heures plus tard, le faux marquis de Chamery était chez lui, dans sa chambre bleue, et se promenait à grands pas, en proie à une agitation extrême.

– Maintenant, se disait-il, je n’ai plus de doute. Ce jeune homme blond, qui est venu ici, qui a pris le nom que je portais autrefois, qui est venu voler un portrait, ce jeune homme, c’est une femme. Cette femme, c’est Baccarat !

Et au nom de Baccarat, qui vint expirer sur ses lèvres, le faux marquis de Chamery frissonna jusqu’à la moelle des os, comme avait frissonné le marquis don Inigo, et, avant lui, le vicomte de Cambolh, gentilhomme suédois. Tout à coup, il s’arrêta brusquement. Un soupçon terrible venait de traverser son esprit comme un éclair.

– Pourquoi donc a-t-elle volé ce portrait ? se demanda-t-il.

Et soudain, il songea au véritable marquis, à Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, qu’il avait abandonné au fond d’une crevasse, sur un îlot désert, deux années auparavant, avec la conviction que cette crevasse serait son tombeau.

– Mon Dieu ! mon Dieu !… se dit-il en frémissant, s’il n’était pas mort ! s’il allait revenir !… Oh ! ce portrait… pourquoi a-t-elle volé ce portrait ?…

On frappa en ce moment à la porte.

– Entrez ! dit brusquement Rocambole, qui éprouva soudain le besoin d’une distraction quelconque.

La porte s’ouvrit, Antoine entra.

Il était alors près de minuit.

– Pardonnez-moi, monsieur Albert, dit l’intendant, d’entrer chez vous aussi tard… mais je vous ai entendu marcher et j’ai pensé que vous aviez peut-être besoin de quelque chose.

– Je n’ai besoin de rien, mon ami, répondit le faux marquis, s’efforçant de prendre un air calme et souriant.

Le vieil Antoine fit un pas de retraite.

– Reste donc, lui dit Rocambole. Assieds-toi, mon vieux, nous causerons.

Antoine s’assit et se reprit à le regarder attentivement.

– C’est singulier, monsieur Albert, dit le vieillard, comme vous êtes changé.

– Tu trouves ?

– Ordinairement, il reste dans les traits de l’homme quelque chose des traits de l’enfant…

– Et moi, il ne me reste rien ? fit Rocambole, qui, à son tour, examina avec attention le vieil Antoine.

– Rien, rien absolument. Je cherche votre sourire, ce n’est pas le même ; ce n’est pas votre regard. Vous aviez l’œil bleu, il est devenu gris…

Le faux marquis se sentit pâlir sous le regard de l’intendant.

Ce dernier reprit :

– Ce serait à croire qu’on vous a changé aux Indes, comme on change les enfants en nourrice.

– Vieux fou ! dit Rocambole, qui eut un rire funèbre et dont les dents se prirent à claquer. Tiens, rends-moi le service d’être mon valet de chambre. Retire-moi mes bottes, qui me font souffrir horriblement, et laisse-moi me coucher ensuite.

En disant cela, Rocambole s’assit dans un grand fauteuil. Puis il étendit la jambe droite.

Cette jambe devait être celle qui, d’après les souvenirs bien exacts du vieil Antoine, portait la tache de vin ; tache indélébile, et que le temps ne pouvait faire disparaître.

Le faux marquis portait un pantalon de coutil fort large. Antoine s’agenouilla devant le fauteuil, retroussa le pantalon et se mit en devoir de tirer la botte. Le faux marquis était assis auprès de la cheminée. Sur la cheminée, il y avait deux flambeaux qui jetaient une clarté assez vive, clarté qui tomba sur la jambe nue du marquis. Soudain, une exclamation de surprise échappa à Antoine.

– Qu’as-tu donc ? demanda Rocambole.

– Ce que j’ai !… ce que j’ai !… balbutia le vieillard… N’est-ce pas là votre jambe droite ?

– Oui, certes.

– Eh bien ! sur cette jambe, entre le mollet et le genou, vous aviez…

Rocambole fit un brusque mouvement.

En même temps le vieil Antoine, pour la première fois, jeta à son maître un regard soupçonneux.

Rocambole fut pris d’un tremblement nerveux :

– Que me chantes-tu là ? fit-il.

– La vérité.

– Qu’avais-je donc à la jambe droite ?

– Une marque indélébile.

– Tu es fou !

– Oh ! non, dit le vieillard, qui regardait toujours fixement Rocambole, je ne suis pas fou. Cette marque…

– Eh bien ! elle a disparu avec le temps. Ne sais-tu pas que, chez l’homme, si la forme demeure la même, la matière se renouvelle sans cesse, et que les cicatrices…

Ce dernier mot fut un trait de lumière pour Antoine.

– Vous mentez ! dit-il, il ne s’agit point d’une cicatrice, mais bien d’une tache de vin… une tache que rien n’efface…

– Drôle ! je crois que tu m’as donné un démenti ! s’écria le marquis en colère.

– Vous n’êtes pas le marquis de Chamery, vous n’êtes pas mon maître ! s’écria le vieillard.

Ces mots furent comme un coup de foudre pour l’imposteur ; il se vit perdu, et cependant il essaya de faire bonne contenance.

– Vieux radoteur, dit-il, je te jetterais par la fenêtre, si je ne t’aimais tant et si tu ne m’avais élevé.

Mais Antoine avait pris une attitude hostile :

– Eh bien ! dit-il, si vous êtes le marquis de Chamery, montrez-moi votre poitrine.

– Pourquoi ?

– Montrez-la-moi !

– Mais… tu me donnes des ordres ?

– Peut-être…

– Insolent !

– Monsieur, dit le vieillard avec une énergie subite, vous me ferez châtier si j’ai menti ; mais, en attendant, montrez-moi votre poitrine toute nue, ou j’appelle à l’aide, au secours, et, devant tout le monde, je soutiens mon dire…

Cette menace eut un puissant effet sur Rocambole. Pendant un moment, il se sentit dominé par le vieillard. Machinalement, il déboutonna son gilet, sa chemise. Alors, Antoine prit un flambeau et, examinant la poitrine du faux marquis, dit lentement :

– Si vous êtes réellement le marquis de Chamery, vous devez avoir sous le sein gauche une cicatrice carrée. Cette cicatrice provient d’un fleuret qui s’est cassé sur votre poitrine à l’âge de huit ans.

Et Antoine jeta un nouveau cri :

– Je vois bien, un peu plus bas, la trace triangulaire d’un coup de poignard, mais le trou du fleuret n’existe pas.

Et le vieillard répéta avec force :

– Vous n’êtes pas le marquis de Chamery, et vous l’avez assassiné, sans doute !

– Tais-toi ! s’écria Rocambole, qui s’élança sur le vieillard et le saisit à la gorge ; tais-toi !

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