Revenons maintenant au faux marquis de Chamery, c’est-à-dire à Rocambole, que nous avons laissé évanoui dans la chaise de poste, au moment où la tête du condamné venait de tomber.
M. d’Asmolles, on s’en souvient, peu friand de ce sanglant spectacle, avait détourné la tête et fermé les yeux. Le bruit sourd du couteau et le murmure du peuple lui apprirent que c’était fini. Il ouvrit les yeux, regarda Rocambole et s’aperçut qu’il était privé de connaissance.
Le marquis était d’une pâleur mortelle, il avait les dents serrées, les membres immobiles et roides, et accusait ainsi tous les symptômes de la léthargie.
– À l’hôtel ! vite à l’hôtel ! cria le vicomte à son valet de pied. Le marquis s’est évanoui…
M. d’Asmolles avait sur lui un flacon de sels ; il le fit respirer à Rocambole, mais inutilement. Le faux marquis ne reprit point connaissance.
La foule commençait à s’éclaircir et s’éloignait silencieuse dans toutes les directions, ce qui permit au postillon de continuer sa route lentement et au pas d’abord, puis au petit trot, et la chaise des deux voyageurs put atteindre ainsi la grande rue et la principale place de S… sur laquelle était situé le meilleur hôtel de la ville, l’hôtel Louis XI.
M. d’Asmolles se précipita hors de la voiture, demanda sur-le-champ un médecin, et Rocambole, toujours évanoui, fut transporté dans une chambre de l’hôtel et placé sur un lit. Le médecin arriva, examina le faux marquis, apprit ce qui lui était advenu, et déclara que son évanouissement n’avait rien de dangereux.
– C’est un excès de frayeur joint à une très grande irritabilité nerveuse, dit-il, qui a produit cette syncope. Elle se dissipera d’elle-même. Seulement, il est possible qu’elle soit suivie d’un délire passager, ajouta-t-il.
Le médecin prescrivit alors une potion calmante et se retira après avoir recommandé qu’on laissât seul le marquis.
La prédiction du docteur ne tarda point à se réaliser. Au bout d’une heure, Rocambole ouvrit les yeux et jeta autour de lui un regard égaré.
Il était dans une chambre inconnue, et il n’aperçut point tout d’abord Fabien, qui s’était assis dans l’angle le plus obscur, au pied du lit. Bientôt, ce que le médecin avait annoncé se réalisa. La fièvre s’empara du malade.
– Où suis-je ? se demanda-t-il, où suis-je donc ?
Son regard était vitreux, sa voix rauque. Il essaya de se dresser sur son séant, et n’y put parvenir.
Fabien, immobile au pied du lit, n’osait s’avancer.
Tout à coup, Rocambole se frappa le front :
– Oh ! dit-il, je me souviens… je me souviens… j’ai vu le bourreau ! Je l’ai vu… il avait les bras nus… il riait en me regardant, il me montrait le couteau… Ah ! ah ! ah !…
Et Rocambole se prit à rire d’un rire hébété, empreint d’un violent sentiment de terreur.
M. d’Asmolles s’approcha et voulut lui prendre la main.
– Arrière !… s’écria Rocambole en le repoussant, arrière !… Vous venez me prendre, moi aussi, parce que j’ai tué ma mère adoptive, parce que je l’ai étranglée… mais je vous échapperai, je fuirai… Oh ! j’ai scié des barreaux, allez ! je me suis sauvé du fond de la Marne… Je me nomme… je me nomme…
Le bandit s’arrêta ; il eut comme une lueur de raison au milieu de son délire, une lueur de raison qui le rendit prudent, et il ajouta en ricanant :
– Vous voudriez bien savoir comment je me nomme ? mais vous ne le saurez pas !
Et il continua à rire, à pleurer, à manifester par alternatives tantôt un grand sentiment de raillerie qui se traduisait par des mots et des phrases inachevés, tantôt un instinct de terreur suprême qui le faisait se reculer jusque dans la ruelle du lit et crier d’une voix étranglée :
– Arrière le bourreau ! arrière !…
Cette crise dura environ deux heures ; puis le malade s’endormit jusqu’au soir.
À son réveil, le délire n’existait plus, le calme était revenu, et le faux marquis de Chamery témoigna seulement quelque étonnement de se trouver dans le lieu où il était.
Toujours assis à son chevet, Fabien lui tenait la main.
– Mon pauvre Albert, dit-il, comment te sens-tu maintenant ?
– Ah ! c’est toi, Fabien, dit Rocambole, qui le regarda avec surprise.
– C’est moi, mon ami.
– Où sommes-nous donc ?
– À G…, à trois lieues de l’Orangerie.
– Tiens ! fit le faux marquis, pourquoi nous sommes-nous arrêtés à G… ?
– Parce que tu étais malade.
– Malade ?
– Oui, tu as eu la fièvre ; tu t’es évanoui.
– Mais pourquoi ?
Fabien hésitait à répondre. Mais un souvenir traversa l’esprit encore obscurci de Rocambole.
– Ah !… dit-il, je me rappelle… la guillotine… une exécution.
– C’est cela.
Rocambole eut un dernier frisson ; mais la raison était revenue chez lui, et avec elle la prudence.
– Et je me suis évanoui ? fit-il.
– Oui. Tu n’as pu supporter ce spectacle horrible.
– Quelle femmelette je fais !…
– Nous t’avons transporté ici sans connaissance.
– Et j’ai eu la fièvre ?
– Le délire, mon ami.
Rocambole sentit une sueur glacée mouiller ses tempes.
– Alors, murmura-t-il, s’efforçant de sourire, j’ai dû dire de drôles de choses ?…
– Des choses étranges…
– Vraiment ? balbutia-t-il.
– Figure-toi, poursuivit M. d’Asmolles, que l’histoire du condamné que la foule racontait aux portières de notre voiture, quelques minutes avant l’exécution, t’avait si fort impressionné sans doute, que tu t’es figuré un moment que tu étais le condamné lui-même.
– Quelle folie !
– Pendant une heure, tu t’es imaginé que le bourreau venait te chercher, que tu avais étranglé ta mère adoptive…
Ces derniers mots donnèrent le vertige à Rocambole, qui s’imagina qu’il s’était trahi pendant son délire. Il regarda M. d’Asmolles d’une étrange façon et sembla se demander si le vicomte n’avait point à cette heure la clef de ses épouvantables secrets.
Mais M. d’Asmolles poursuivit en souriant :
– Enfin, tu t’étais si bien identifié au condamné, que tu parlais comme le malheureux a pu parler une heure avant son exécution, toi, mon ami et mon frère, toi, Chamery.
Ces derniers mots rassurèrent complètement Rocambole. Il retrouva un sourire et un ton léger :
– Voilà, dit-il, une bizarre hallucination.
– Oh ! répondit le vicomte, c’est moins bizarre que tu ne le crois, et il y a de fréquents exemples de cela.
– Mais, ajouta Rocambole, qui fit un effort et sauta à bas de son lit, c’est presque l’histoire de ce malheureux comte Artoff, qui, arrivé sur le terrain et prêt à se battre avec Roland de Clayet, se prit pour son adversaire.
– Heureusement, dit le vicomte, le dénouement n’est point de même, et tu n’es pas demeuré fou.
Puis le vicomte ajouta :
– Voyons, comment te sens-tu ?
– Mais… pas mal…
– Tu n’as pas la tête lourde ?
– Non.
– Les nerfs agacés ?…
– Nullement.
– Te sens-tu capable d’aller coucher ce soir à l’Orangerie ?
– Mais sans doute.
– Eh bien ! nous partirons après dîner. Habille-toi, change de linge ; moi je vais donner des ordres pour qu’on attelle à sept heures précises.
Et le vicomte sortit.
Quand il fut seul, Rocambole éprouva ce sentiment de terreur qu’on nommerait volontiers la peur rétrospective.
– Brute que je suis ! murmura-t-il en se promenant à grands pas, je me suis évanoui parce qu’on coupait la tête à un imbécile ; j’ai eu la fièvre, le délire, et j’ai parlé de maman Fipart ! Encore une aventure de ce genre, et je suis un homme perdu !
Et Rocambole arpentait sa chambre de long en large, et frissonnait en cherchant à comprendre ce qui lui était advenu, et il murmurait encore : – Ah ! si au lieu d’être un honnête gentilhomme Fabien eût été un curieux, c’est-à-dire un juge d’instruction, comme l’habit du marquis de Chamery mis en lambeaux aurait mis à nu l’oreille du disciple de sir Williams !…
À ce nom de sir Williams, qui venait de lui échapper, le bandit fut pris d’un affreux tressaillement.
– Ah ! dit-il tout bas, j’ai eu tort de tuer sir Williams… Il était mon inspiration, mon étoile… et maintenant qu’il n’est plus là, j’ai peur… et il me semble que l’échafaud m’attend… il me semble que j’entends le marteau des ouvriers qui le dressent… Oh !… cet éclair qui m’a brûlé les yeux ce matin… c’était un présage !
Le pas de Fabien qui se fit entendre dans l’antichambre arracha Rocambole à son épouvante.
– Je suis fou ! pensa-t-il, fou et lâche !… Sir Williams est mort, c’est vrai. Mais en ai-je besoin ?… Ne suis-je pas le marquis de Chamery ?… N’épouserai-je pas Conception ?… Allons ! allons ! du courage et de l’audace ; avec cela, disait sir Williams, on arrive à tout !…
Et Rocambole redressa la tête et rendit à son visage une expression de menteuse tranquillité.
Fabien entra.
– À table ! dit le vicomte, il est six heures et tu dois avoir grand-faim.
– En effet, répondit Rocambole, je crois que je dînerai fort bien.
Et il fit sa toilette à la hâte et suivit Fabien qui le fit descendre au rez-de-chaussée de l’hôtel.
Le vicomte, qui voulait absolument distraire son prétendu beau-frère, n’avait point demandé qu’on le servît à part, et il avait retenu deux couverts à la table d’hôte.
Cette diversion fut heureuse pour Rocambole. Une conversation générale lui permit de se remettre complètement de son émotion et empêcha Fabien de remarquer sa pâleur et son trouble. Il y avait à table le personnel obligé d’un hôtel de province un jour de foire : des fermiers riches, quelques gentillâtres à mille écus de rente, des manufacturiers et des commerçants, un commis-voyageur bel esprit qui avait dîné, disait-il, la semaine précédente, chez un ministre, en compagnie de trois ambassadeurs. Tous ces gens-là s’entretenaient de l’exécution du matin, et le supplice de Rocambole recommença.
Tout à coup, l’un des convives – heureusement on était alors au dessert – prit la parole :
– Messieurs, dit-il, tel que vous me voyez, j’ai vu arrêter le fameux Cogniard.
– Cogniard ?… qu’est-ce que cela ? demandèrent plusieurs voix.
– C’était un forçat évadé qui se faisait passer, au commencement de la Restauration, pour le comte de Sainte-Hélène, qu’il avait assassiné.
Rocambole devint livide, et il eut une si grande peur de se trahir en s’évanouissant de nouveau, qu’il se leva brusquement.
– Partons ! dit-il à Fabien.
Et il ajouta tout bas et d’une voix mal assurée :
– Ces gens-là sont ennuyeux comme la pluie d’un jour d’automne.
M. d’Asmolles, qui ne pouvait réellement pas supposer qu’il y eût rien de commun entre le forçat Cogniard et celui qu’il croyait son beau-frère, n’avait prêté aucune attention à la conversation de la table, pas plus qu’il n’avait remarqué la nouvelle émotion du faux marquis de Chamery ; il lui prit le bras et l’emmena dans la cour de l’hôtel.
La chaise de poste était attelée.
– En route ! dit M. d’Asmolles.
Et la chaise partit au grand trot et sortit de la ville de G… au coucher du soleil.
Deux heures après, les voyageurs arrivèrent à l’Orangerie. L’Orangerie, ce château où le vrai marquis de Chamery avait passé sa première enfance, n’était point inconnu à Rocambole. Quelques jours avant celui où la marquise de Chamery expirait au moment où son prétendu fils entrait chez elle et en chassait maître Rossignol, un mendiant s’était montré aux environs du castel tourangeau. Il avait parcouru le parc, et, à la tombée de la nuit, il avait demandé l’hospitalité à un garçon de ferme qui le laissa partager son lit. Ce mendiant, c’était Rocambole.
Aussi, comme il faisait un clair de lune superbe, le faux marquis étendit tout à coup la main, au moment où la voiture commençait à longer les arbres du parc.
– Ah ! dit-il, je me reconnais bien maintenant, et mes souvenirs d’enfance reviennent en foule. Voilà l’Orangerie !… Pourvu qu’on n’ait pas coupé mon vieux marronnier sous lequel j’allais lire Berquin et Florian.
Rocambole était superbe en parlant de Berquin et de Florian.
Au moment où la voiture entrait dans l’avenue, le faux marquis ajouta :
– Et mon vieil Antoine ? ah ! comme je vais l’embrasser !
– Cher Albert ! murmura Fabien.
À l’apparition des lanternes de la chaise de poste, le château se trouva mis en rumeur.
– C’est Monsieur ! dirent les domestiques en accourant.
Quand la chaise eut tourné devant le perron, elle fut entourée par les vieux serviteurs de l’Orangerie qui n’avaient point assez de leurs deux yeux pour voir descendre de voiture celui qu’ils croyaient être leur jeune maître.
– Bonjour, Marion… bonjour, Joseph… Ah ! te voilà, ma pauvre Catherine ! dit Rocambole qui se laissa baiser les mains.
– Ciel de Dieu !… Il nous reconnaît. Comme il est grandi, notre maître ! exclama naïvement Catherine, une pauvre cuisinière septuagénaire.
– Certainement je vous reconnais, mes amis. Mais où est Antoine ? mon vieil Antoine ?…
– M. Antoine est à G…
– À G… ?
– Oui, monsieur le marquis.
– Mais nous en venons, de G…, et nous ne l’avons pas rencontré.
– Il est parti ce matin.
– Et qu’est-il allé faire à G… ? demanda M. d’Asmolles.
– Porter une plainte au commissaire de police.
– Une plainte ?
– Nous avons été volés cette nuit.
– Volés !… et par qui ?
Le serviteur, qui se nommait Joseph, et qui était celui-là même qui, le matin, avait prétendu que le jeune homme qui avait couché au château était une femme, se chargea de répondre :
– C’est une histoire assez drôle, dit-il. Hier soir, une chaise de poste a versé dans le fossé, au bord du parc, et le timon s’est cassé. La chaise renfermait trois voyageurs : un jeune homme, un homme très brun qui ressemblait à un nègre, et un domestique. Le jeune homme a dit qu’il connaissait beaucoup Monsieur.
– Son nom ?
– Dame !… M. Antoine le sait.
– Et c’est ce jeune homme qui a volé ?
– Oui, Monsieur.
– Et qu’a-t-il volé ?
– Le portrait de Monsieur le marquis, ce portrait qui était dans le salon, et qui représentait Monsieur enfant.
Fabien et Rocambole ne purent réprimer un cri d’étonnement.