VII

La comtesse Artoff et le docteur mulâtre quittèrent Paris à huit heures du soir. Zampa les accompagnait. Zampa avait revêtu une livrée de valet de pied, et il était monté derrière la chaise de poste de la comtesse.

Celle-ci, comme le jour où elle était partie avec Roland de Clayet pour la Franche-Comté, avait échangé les vêtements de son sexe contre un costume masculin. Après avoir voyagé comme le secrétaire de Roland, elle se mettait en route sous les apparences d’un fils de famille né aux colonies et faisant le tour de l’Europe en compagnie d’un domestique et de son précepteur.

Baccarat, pour ce deuxième rôle, qui devait être sans doute beaucoup plus long que le premier, n’avait point hésité à sacrifier sa merveilleuse chevelure, et l’avait coupée assez court pour lui donner la tournure d’une chevelure masculine.

Quant au comte Artoff, il était demeuré à Paris sous la garde d’un jeune médecin en qui Samuel Albot avait toute confiance, et qui, parfaitement mis au courant, par ce dernier, du traitement à employer, devait consacrer tous ses soins au noble malade, chez qui, du reste, un mieux sensible s’était déclaré.

Vingt-quatre heures après son départ, Baccarat et ses compagnons roulaient en pleine Touraine et traversaient la petite ville de G… un peu avant le coucher du soleil.

– Mon cher docteur, dit en ce moment la comtesse au médecin mulâtre, je ne vous ai pas dit encore où nous allions, je crois ?

– Pardon, madame ; nous allons en Espagne, il me semble.

– C’est vrai ; mais avant ?

– Devons-nous donc nous arrêter en route ?

– Oui, ce soir.

– En quel endroit ?

– À deux lieues d’ici.

– Ah ! vraiment !

– Au château de l’Orangerie.

– La terre du marquis de Chamery ?

– Précisément.

– Mais…

Un geste de la comtesse interrompit le docteur.

– Le marquis, ou plutôt, reprit-elle en souriant, le misérable qui se fait ainsi nommer, est votre client, et, soufflé par moi, vous avez conseillé à M. d’Asmolles de l’emmener passer quelques jours à l’Orangerie.

– En effet…

– Le marquis part ce soir de Paris à peu près à la même heure où nous sommes partis, hier.

– C’est probable.

– Et il arrivera demain à l’Orangerie, poursuivit la comtesse.

– Allons-nous donc l’y attendre ?

– Non, mais nous y coucherons ce soir.

– Pourquoi ?

– Ceci est encore un petit mystère dont vous aurez l’explication en temps et lieu, répondit la comtesse Artoff. Qu’il vous suffise de savoir que nous sommes conduits par un postillon qui nous versera le plus adroitement possible dans le fossé qui borde la route et forme la clôture du parc de l’Orangerie.

Le docteur était habitué à voir Baccarat garder son secret jusqu’au dernier moment, et il n’insista point pour savoir quelle singulière fantaisie la poussait à se faire verser dans le fossé d’enceinte du parc.

Une heure après, et comme il était bientôt nuit, les voyageurs virent se dresser une haute futaie de chênes à droite de la route, puis au milieu des arbres, éclairé par un dernier rayon crépusculaire, le château de l’Orangerie, qui était bâti en briques rouges.

La chaise de poste roulait au grand trot, et elle eut bientôt atteint la futaie qui n’était séparée de la route que par un fossé rempli d’eau, et dont les bords étaient moussus et couverts de hautes herbes.

Alors le postillon fit claquer son fouet, se retourna à demi sur sa selle, et la comtesse, pour qui, sans doute, c’était un signal, dit au docteur :

– Prenez garde !… et suspendez-vous fortement au gland dans lequel vous passez le bras ; la secousse sera moins rude.

En effet, quelques secondes après, la voiture versa mollement dans le fossé. La comtesse et son compagnon n’éprouvèrent aucun mal.

Seulement Zampa, qui fut jeté à bas de son siège, tomba dans l’eau et se mit à pousser des cris en même temps que le postillon, qui appela au secours de toute la force de ses poumons.

Des bûcherons qui travaillaient dans le parc à quelques centaines de pas de distance accoururent, franchirent le fossé et furent fort surpris de voir le docteur et sa compagne, qu’ils prirent pour un jeune garçon, sortir de la chaise de poste sains et saufs, tandis que Zampa sortait du fossé couvert de boue.

Avec les paysans se trouvait un vieillard vêtu d’une sorte de veste de chasse et coiffé d’une casquette garnie d’un étroit galon d’argent. Baccarat devina sur-le-champ un personnage dont on lui avait parlé, sans doute, qui se nommait Antoine, et était comme une manière d’intendant au château de l’Orangerie. Ce vieillard s’empressa auprès des deux voyageurs tandis que les bûcherons aidaient à relever la voiture et à dégager les chevaux embarrassés dans leurs traits.

On s’aperçut alors que le timon était cassé.

La comtesse prit alors la parole :

– Dieu merci ! dit-elle en regardant le docteur, nous en sommes quittes pour la peur.

– Ces messieurs n’ont aucun mal ? dit poliment le vieillard, qui s’était découvert.

– Aucun.

– Mais la voiture de ces messieurs est endommagée…

– Et, dit le postillon, nous avons encore trois lieues à faire pour arriver au relais.

– Où sommes-nous donc ? demanda la comtesse.

– À l’Orangerie, répondit le vieillard. C’est un château dont je suis l’intendant.

– Et qui appartient…

– À M. le marquis de Chamery, de Paris.

– Tiens !… dit naïvement la comtesse, qui jouait son rôle d’homme à ravir, je le connais beaucoup… le beau-frère du vicomte d’Asmolles, n’est-ce pas ?

L’intendant salua jusqu’à terre.

– En ce cas, dit-il, puisque monsieur connaît mes maîtres, il me permettra de lui offrir l’hospitalité au château jusqu’à ce que sa voiture soit réparée.

– Soit, dit Baccarat.

Puis elle s’informa du temps que demanderait cette réparation.

– Nous avons un charron au château, répliqua l’intendant. Il n’est pas très habile, mais il fera de son mieux.

La comtesse prit le bras du docteur et suivit l’intendant.

La grille du parc était à une faible distance. Le vieil Antoine l’ouvrit devant eux et les fit entrer dans une grande avenue, à l’extrémité de laquelle on apercevait le château.

Quelques minutes après, la comtesse et le docteur étaient installés dans une grande salle un peu délabrée qui était la pièce d’honneur du château.

Le vieil Antoine, debout et tenant respectueusement sa casquette à la main, disait :

– La voiture de ces messieurs a eu non seulement son timon brisé, mais elle a un ressort cassé en outre, et le charron prétend qu’il faut cinq heures au moins pour la réparer.

– Quel ennui ! fit Baccarat.

– Ces messieurs sont pressés, sans doute ?

– Très pressés.

– Il est huit heures, continua l’intendant, ce ne sera donc que bien avant dans la nuit que ces messieurs pourront se remettre en route. Je crois que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est encore de coucher ici.

– Il le faut bien, murmura le docteur, qui avait surpris un geste de la comtesse.

L’intendant avait donné des ordres, et la basse-cour avait été mise en réquisition.

On servit à souper aux voyageurs, et, pendant qu’elle était à table, Baccarat adressa plusieurs questions au vieil Antoine.

– Monsieur le marquis de Chamery vient-il souvent ici ? demanda-t-elle.

– Jamais, monsieur. Du moins, il n’est pas encore venu depuis son retour des Indes.

– Eh bien ! dit la comtesse en souriant, je vais vous donner une bonne nouvelle.

– Ah !…

– Votre maître arrive ici demain.

L’intendant eut un geste d’étonnement.

– Je l’ai vu avant-hier à mon club, poursuivit Baccarat, et il m’a dit : « Je pars après-demain pour mes terres de Touraine. » Je suppose qu’il vient ici.

– En effet, M. le marquis n’a pas d’autre château en Touraine que celui de l’Orangerie.

– Alors, c’est bien cela. Il a dû partir de Paris ce soir et vous le verrez arriver demain.

– Oh ! que le bon Dieu soit loué ! s’écria le vieil Antoine avec une émotion subite ; je vais donc le voir enfin, mon cher petit Albert… Pardon, monsieur, excusez-moi, c’est M. le marquis que je voulais dire. Mais, voyez-vous, je l’ai vu tout petit, moi, comme il est là…

Et l’intendant étendit la main vers le mur et montra un portrait.

La comtesse prit un flambeau, se leva de table et s’approcha du portrait, qu’elle examina attentivement.

Ce portrait, c’était bien celui dont la lettre de M. Fernand Rocher faisait mention : et Baccarat remarqua sur-le-champ la tache de vin dont le pauvre forçat de Cadix avait parlé.

– Tiens ! dit-elle, c’est le marquis, cela ?

– Oui, monsieur, à l’âge de huit ans.

– Ma foi ! il a bien changé, en ce cas, mon ami.

– Vous croyez ?

– Oh ! jamais je ne l’aurais reconnu.

– Ah ! dame ! murmura l’intendant, il y a vingt ans de cela, et il est rare que les hommes ressemblent aux enfants.

Baccarat alla se remettre à table et le vieil intendant sortit, ivre de joie, en apprenant que son maître allait bientôt arriver.

Au moment où le vieil Antoine quittait la salle, Zampa y entrait.

Le Portugais avait changé de costume et venait prendre les ordres de sa nouvelle maîtresse.

– Zampa, lui dit la comtesse, vous avez été voleur ?

Le bandit s’inclina.

– Voleur habile, ajouta Baccarat.

– Madame est trop bonne.

– Eh bien ! il faut demeurer à la hauteur de votre réputation. L’étonnement de Zampa fut mis à son comble par ces paroles.

– Vous voyez ce portrait ?

– Oui, madame.

– Il faut le voler.

– Quelle drôle d’idée !… murmura à part lui le Portugais.

La comtesse poursuivit :

– Nous allons coucher ici, le docteur et moi. À quatre heures du matin, nous repartirons.

– La voiture sera prête…

– Arrangez-vous pour détacher la toile du cadre et la cacher dans nos bagages.

– Ce sera fait, répondit Zampa avec l’assurance d’un homme sûr de son extrême habileté.

Zampa disparut, l’intendant revint.

– Monsieur l’intendant, lui dit Baccarat, je vous ai dit que j’étais un ami de votre maître, mais j’ai oublié de vous dire mon nom… Je suis gentilhomme brésilien, et je voyage en Europe pour mon plaisir, en compagnie de monsieur, qui est mon précepteur. Je viens d’habiter Paris un an et j’y ai beaucoup connu le marquis.

– J’attends le nom de monsieur, dit l’intendant, qui salua de nouveau.

– Voici ma carte.

Et Baccarat remit une carte sur laquelle l’intendant jeta les yeux.

Cette carte portait une couronne de marquis.

– Maintenant, dit-elle, je me recommande à vous, monsieur l’intendant, pour que ma chaise de poste soit prête au plus tard à quatre heures.

– Monsieur peut compter sur moi.

– Et, ajouta Baccarat se tournant vers le docteur, si vous m’en croyez, mon ami, nous irons nous coucher.

L’intendant sonna. Un domestique presque aussi vieux que lui parut et reçut l’ordre de conduire les voyageurs dans les chambres qui leur avaient été préparées.

À quatre heures du matin, Zampa frappa doucement à la porte de la comtesse. Baccarat était sur pied déjà et achevait de faire sa toilette. Elle alla ouvrir au Portugais.

– La voiture est attelée, dit celui-ci.

– Et le portrait ?

– Il est dans la voiture.

– Pensez-vous que l’intendant ne s’aperçoive point de sa disparition avant notre départ ?

– Je ne crois pas. Le portrait, comme vous savez, est placé à côté d’une porte, cette porte est demeurée ouverte en dedans du salon et masque complètement le cadre. D’ailleurs, l’intendant n’est point encore levé, et, pour peu qu’il tarde, nous serons partis. Zampa avait calculé juste.

La comtesse descendit, trouva dans la cour la chaise de poste attelée et le postillon en selle. Le docteur Samuel Albot était également prêt.

Ce fut alors qu’on vit accourir l’intendant à moitié vêtu. Le bonhomme s’était couché après avoir donné ses ordres la veille, et il avait le sommeil dur. Il avait fallu qu’un valet d’écurie allât le réveiller.

– Monsieur l’intendant, lui dit la comtesse en montant lestement en voiture, vous ferez mes compliments à M. de Chamery, n’est-ce pas ?

– Je n’y manquerai pas, monsieur le marquis, répondit l’intendant.

La comtesse lui mit dix louis dans la main et fit un signe à Zampa.

Zampa grimpa sur son siège, et cria au postillon :

– Fouette !

Et la chaise de poste partit rapidement comme l’éclair, descendit l’avenue et gagna la grande route…

Pendant ce temps, l’intendant rentrait au château, songeant beaucoup moins aux dix louis qu’il avait dans le creux de sa main qu’à l’arrivée de son jeune maître. Il entra dans le salon pour en fermer les portes et les croisées, et tout naturellement il alla pour regarder le portrait du marquis enfant. Mais alors, il poussa un cri et s’aperçut que le cadre était veuf de sa toile.

En ce moment, un domestique entra et lui dit en clignant de l’œil :

– Savez-vous, monsieur Antoine, une drôle de chose ?

– Hein ? fit le bonhomme à demi foudroyé.

– Ce petit monsieur…

– Eh bien ?

– Eh bien ! je donnerais ma tête à couper que c’est une femme !

– Ah !… s’écria l’intendant bouleversé, homme ou femme, je sais qu’il a volé le portrait.

– Tiens ! c’est vrai ! fit le domestique stupéfait.

L’intendant s’élança hors du salon pour courir après la chaise de poste du prétendu marquis. Mais déjà la voiture était loin, et l’on n’entendait même plus les grelots des trois vigoureux percherons qui la traînaient.

– Bien sûr que c’est une femme, répéta le domestique, et une femme qui aime M. le marquis, puisqu’elle a volé son portrait.

Le vieil intendant était anéanti…

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