XI

Le faux marquis de Chamery était livide. Ses yeux venaient de s’injecter de sang tout à coup, sa gorge crispée laissait échapper un sourd rugissement, les veines de son cou s’étaient gonflées et ses lèvres se bordaient d’une légère écume blanche. L’élégant marquis de Chamery, le sportsman, l’homme du monde, avait disparu pour faire place au bandit. C’était bien toujours l’élève de sir Williams, Rocambole l’assassin !

Le vieil Antoine était encore assez vigoureux, en dépit de son âge, et il essaya de lutter et de se défendre.

Mais Rocambole l’avait saisi à la gorge, et ses mains de fer l’empêchaient de crier.

– Tais-toi ! répéta le bandit, tais-toi ou je te tue !

En ce moment, une grande horloge qui se trouvait sur le repos de l’escalier du château sonna minuit.

– Tout le monde est couché, tout le monde dort, dit Rocambole ; je vais te tuer, on ne m’entendra pas.

Et il le poussa violemment vers son lit, sur lequel il le coucha, et l’y tint immobile.

Rocambole croyait avoir affaire à un lâche :

– Si tu ne me jures pas de te taire, lui dit-il, je t’étrangle !

Mais Antoine lui jeta un regard de mépris et essaya de se dégager.

– Tais-toi ! continua Rocambole, et je te ferai riche. Je te donnerai cent mille francs et la maison qui est au bout du parc… car ton maître est mort… Le vrai marquis, pour le monde entier, c’est moi… et on ne te croirait pas, si tu parlais. Voyons, réponds-moi, me garderas-tu le secret ?

Et Rocambole desserra un peu la gorge du vieillard.

– Assassin ! murmura celui-ci, arrière ! assassin !

– Ah ! ma foi ! dit le bandit, il arrivera ce qu’il pourra… Je te tue !

Et il serra plus fort la gorge du vieillard, qui s’agitait convulsivement et ne parvenait point à se dégager, car Rocambole s’était couché sur lui et lui avait posé son genou sur la poitrine.

Cependant Rocambole ne l’étrangla point.

Antoine était au pouvoir du bandit, à cette heure avancée de la nuit, tout le monde dormait au château, et comme le vieillard ne pouvait ni se dégager ni crier, le bandit avait le temps de réfléchir. L’accès de fureur qui s’était d’abord emparé de Rocambole fit bientôt place au sang-froid cruel des malfaiteurs, lorsqu’ils se sont rendus maîtres de la situation.

– Mon bonhomme, dit le faux marquis en ricanant, j’ai vingt-huit ans, je suis fort comme un Turc, et tu ne te dégageras pas. Je te tiens à la gorge et tu ne crieras pas… Tu as mon secret, et il faut que ce secret n’appartienne qu’à moi… Comprends-tu ? Tu vas donc mourir… et je vais réfléchir à ton genre de mort.

En effet, Rocambole, à qui la lucidité d’esprit ordinaire était revenue, n’avait pu se dissimuler que rien n’était moins facile pour lui que d’assassiner le pauvre serviteur, de façon que l’on pût croire à un suicide. D’ailleurs Antoine était un joyeux vieillard qui tenait à la vie, n’avait aucun souci sérieux, aucun chagrin, et, comme il n’était que médiocre buveur, il était peu probable qu’on pût attribuer son suicide à un état d’ivresse.

– Si je l’étrangle, pensa Rocambole, on verra toujours la marque de mes doigts…

À côté du lit il y avait un guéridon qui servait de table de nuit. Sur ce guéridon était un vide-poche à quatre compartiments. L’un de ces compartiments formait une pelote et, sur cette pelote, Rocambole, une heure auparavant, avait piqué une grosse épingle en or qui lui servait à attacher sa cravate. Cette épingle frappa les regards du bandit, et soudain il eut une inspiration – une inspiration atroce, infernale.

– Tu vas mourir d’apoplexie foudroyante, dit-il au vieil Antoine.

Soudain il retourna le vieillard la face sur l’oreiller, lui enterrant pour ainsi dire le visage dans les couvertures, de façon à l’empêcher de crier, alors même qu’il n’étreindrait plus sa gorge. Puis, le maintenant immobile de la main gauche, il prit l’épingle de la droite, et la lui enfonça sous la nuque.

Le vieillard fit un soubresaut terrible qui jeta Rocambole au milieu de la chambre ; puis il retomba et demeura immobile. L’épingle avait piqué la moelle allongée, et la mort avait été instantanée.

Rocambole revint alors vers le lit et s’assura que le vieil Antoine ne remuait plus, et alors il prit un flambeau et retira l’épingle.

L’épingle avait fait un trou imperceptible et duquel une toute petite goutte de sang s’échappait. Le bandit essuya ce sang avec son doigt et put se convaincre que le trou de l’épingle se perdait dans l’épaisse chevelure blanche du vieillard.

– Il n’y a, se dit-il alors, qu’un médecin habile qui pourrait reconnaître la cause de la mort du bonhomme. Le brave chirurgien du village qu’on enverra chercher certifiera des deux mains qu’il a succombé à une apoplexie.

Après avoir replacé l’épingle sur la pelote, Rocambole examina le cou et les poignets du mort. Ils ne portaient aucune trace de son étreinte.

– Il avait une vieille peau jaune qui ne se marquait pas aisément, murmura le bandit. Et, ajouta-t-il, voilà un imbécile qui dément victorieusement l’assertion que la mémoire est un don de Dieu. S’il n’avait pas eu si bonne mémoire, s’il ne s’était pas souvenu de la tache de vin, je l’aurais laissé mourir tranquillement de sa belle mort, dans sa bonne peau d’intendant, et je lui aurais permis de m’adorer.

Cette oraison funèbre terminée, Rocambole ouvrit la porte du cabinet de toilette, prit le cadavre à bras-le-corps et l’y transporta. Là, il le coucha dans un coin et le cacha sous des couvertures.

– Avisons maintenant, se dit-il, à nous innocenter complètement. Il faut que je porte le bonhomme dans sa chambre, que je le déshabille et qu’on le trouve dans son lit. Mais… où est sa chambre ?

Rocambole ferma la porte du cabinet de toilette, et, pour plus de précaution, il mit la clef dans sa poche. Puis il prit son bougeoir, sortit de la chambre bleue sur la pointe du pied et gagna le corridor.

Deux années auparavant, quand, déguisé en mendiant et affublé d’une barbe rouge, Rocambole était venu à l’Orangerie, il avait examiné bien des choses, mais il n’avait pas prévu qu’il serait obligé de tuer le vieil Antoine et il ne s’était pas préoccupé, par conséquent, de savoir où couchait le bonhomme.

Le château de l’Orangerie était vaste, heureusement il n’était pas peuplé. Le personnel ordinaire du château se composait de quatre domestiques mâles et d’une vieille cuisinière nommée Marion. Les garçons de ferme, les bouviers, etc., logeaient dans les bâtiments d’exploitation. Le marquis était arrivé à l’Orangerie avec un seul valet de chambre et son beau-frère le vicomte d’Asmolles. C’était donc en tout huit personnes qu’abritait le toit vermoulu du château.

Il était plus que probable que les domestiques étaient logés au deuxième étage. Mais il était probable aussi que le vieil Antoine, en sa qualité d’intendant, avait choisi pour logis quelque chambre du premier où il s’était confortablement installé pendant la longue absence de ses maîtres.

– Voyons, se dit Rocambole qui s’arrêta, son bougeoir à la main, dans le corridor, réfléchissons un peu. Cet imbécile d’Antoine est venu frapper à ma porte et il est entré chez moi en me disant qu’il m’avait entendu marcher ; il est donc vraisemblable que sa chambre est près d’ici. Il était sans doute obligé de passer devant la mienne pour aller se coucher. À tout hasard, suivons le corridor.

Le corridor dans lequel Rocambole s’engageait faisait tout le tour du château et s’allongeait à droite et à gauche du grand escalier.

La chambre de M. d’Asmolles était à droite, celle de Rocambole à gauche.

Ce fut du côté gauche que le faux marquis poursuivit ses investigations.

Il fit une trentaine de pas sur la pointe du pied, et aperçut tout à coup un filet de lumière qui passait sous une porte. Alors il souffla son bougeoir, avança avec la plus grande précaution et colla son œil au trou de la serrure. Le premier objet qui frappa ses regards fut une table sur laquelle il vit une lampe et, auprès de la lampe, une grosse tabatière en argent. Cette tabatière, il s’en souvint, il l’avait vue dans les mains de l’intendant durant la soirée.

La chambre était meublée d’un grand lit à baldaquin et de vieux fauteuils. Aux murs étaient accrochés des vêtements et un fusil de chasse.

Rocambole prêta l’oreille un moment, car il ne pouvait découvrir par le trou de la serrure la pièce tout entière.

Il écouta pour s’assurer qu’elle était déserte, puis, comme il n’entendait aucun bruit et que la clef se trouvait sur la porte, il se décida à ouvrir et entra. La serrure ne grinça point, la porte ne cria point sur ses gonds, et, en pénétrant dans la chambre, Rocambole n’eut plus le moindre doute : c’était bien le logis du père Antoine.

Le lit était défait et attestait que le vieillard se préparait à se coucher lorsqu’il était allé souhaiter le bonsoir à celui qu’il croyait son jeune maître. Rocambole vit sur une chaise le bonnet de coton blanc du vieillard, et il remarqua au pied du lit ses pantoufles de tapisserie usées par vingt années de service.

Auprès de la lampe et de la tabatière, le Journal d’Indre-et-Loire était encore couvert de sa bande, qui portait cette adresse imprimée :

Monsieur Antoine, régisseur du château de l’Orangerie.

Ce dernier indice était infaillible.

Rocambole laissa la porte entrouverte, ralluma son bougeoir et rentra chez lui.

Le plus profond silence régnait toujours dans le château.

Le faux marquis, dont le sang-froid rappelait les beaux jours de l’élève de sir Williams, pénétra alors dans le cabinet de toilette, chargea le cadavre du vieillard sur ses épaules et, sans plier sous le faix, le porta dans la pièce voisine, où il s’enferma prudemment. Puis il déshabilla le mort, le coiffa de son casque à mèche, le coucha dans son lit, ramena les couvertures jusque sous son menton et, lorsqu’il lui eut donné la position d’un homme que la mort a surpris pendant son sommeil, il déchira la bande du journal, le froissa à demi, approcha la table de chevet pour faire croire que le bonhomme avait lu avant de s’endormir, et enfin il éteignit la lampe.

Une difficulté qu’il n’avait point prévue l’arrêta alors un moment.

– Il est évident, se dit-il, que le bonhomme ne se couchait pas la clef sur la porte et devait avoir l’habitude de s’enfermer. Comment faire pour sortir d’ici et laisser la porte fermée en dedans ?

Rocambole regarda autour de lui et passa une inspection minutieuse des lieux.

La chambre du père Antoine était spacieuse et avait trois portes.

La première, celle par laquelle Rocambole était entré, donnait sur le corridor. C’était celle-là qu’il devait absolument fermer en dedans pour que le crime eût toutes les apparences d’un accident.

La seconde, Rocambole put s’en convaincre, donnait sur un grand salon voisin. Celle-là était simplement fermée au pêne, et la clef n’était point dans la serrure.

La troisième communiquait avec le cabinet de toilette de la chambre bleue, et une grande armoire avait été placée devant. Rocambole ne songea point un seul instant à celle-là. D’abord elle était fermée à double tour, et ensuite, pour y passer, il aurait fallu déplacer l’armoire.

Ce fut donc vers celle qui donnait dans le grand salon que Rocambole porta ses regards. En passant son doigt dans la gâche, il s’aperçut qu’elle était fermée simplement au pêne.

Le marquis n’était pas homme à oublier ses anciennes habitudes, et il avait toujours sur lui un poignard. Il en introduisit la lame dans la gâche, exerça une pesée et parvint à repousser le pêne dans la serrure. La porte s’ouvrit.

Alors le faux marquis se trouva dans un grand salon dont les tentures fanées et les meubles couverts de poussière attestaient que depuis longtemps on n’y était entré.

Rocambole courut à la porte. La clé était dans la serrure, et cette porte donnait comme les autres sur le corridor.

– Je suis sauvé ! murmura-t-il.

Et il revint dans la chambre du mort, ferma la porte à double tour ; puis, son bougeoir à la main, il passa dans le salon et tira la porte sur lui. La porte se referma, et la secousse fit de nouveau glisser le pêne de la serrure dans la gâche.

– À présent, pensa Rocambole, il sera bien osé, celui qui prétendra que le vieil Antoine n’est point mort d’une attaque d’apoplexie…

Le lendemain, vers sept heures du matin, le faux marquis de Chamery entra dans la chambre à coucher de M. d’Asmolles.

Rocambole était calme et souriant comme un homme qui a parfaitement dormi et fait les rêves les plus agréables.

– Que penses-tu de cela ? dit-il.

Et il tendit la lettre de Conception au vicomte.

M. d’Asmolles la lut avec attention, puis il répondit en souriant : – Je pense qu’il faut que tu songes à te faire naturaliser espagnol le plus tôt possible.

M. d’Asmolles voulait sans doute accompagner cette réponse de quelques réflexions ; mais un bruit subit, des cris, des exclamations s’élevèrent dans le château, et un domestique accourut en disant :

– Ah ! Monsieur, Monsieur, quel malheur…

– Qu’est-ce que tu chantes là, Joseph ? demanda le vicomte.

– M. Antoine…

– Eh bien ?…

– Eh bien ! il est mort !… On l’a trouvé mort dans son lit !…

– C’est impossible ! s’écria Rocambole avec un accent de douleur du meilleur effet.

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