Retournons maintenant en Espagne et transportons-nous à quinze jours de date environ de celui où nous avons vu Fernand Rocher et sa jeune femme dîner chez le capitaine Pedro C…, commandant du port de Cadix.
L’hôtel du gouvernement était illuminé. Un flot de peuple, de ce peuple espagnol indolent et plein d’activité à la fois, en encombrait les abords.
La reine, qui depuis quinze jours habitait Cadix, où elle prenait les bains de mer, avait daigné promettre qu’elle assisterait à une fête que la municipalité de cette ville donnait au profit des pauvres.
Dès neuf heures du matin, une longue file de voitures se rangea aux alentours de l’hôtel, après que chacune se fut arrêtée un moment devant le perron pour y déposer d’élégants cavaliers et de belles señoras. Le bal était costumé. Tous les règnes, toutes les époques, tous les pays, s’y trouvaient représentés par les plus chatoyants et les plus riches costumes.
L’étiquette était celle-ci : le bal s’ouvrirait à neuf heures ; de neuf heures à minuit, les invités pourraient garder leurs masques ; à minuit, au moment où Sa Majesté ferait son entrée, tous les masques tomberaient. Le respect, on le devine, avait dicté cette mesure.
Or, neuf heures sonnaient au moment où une jolie calèche d’origine française vint tourner devant le perron.
Deux hommes et une femme en descendirent. Le premier, vêtu en seigneur de la cour de Louis XV, poudré à frimas, et portant galamment l’épée en verrouil, donnait le bras à une jolie marquise du même règne.
Tous deux étaient sans masque et la foule des invités pouvait se souvenir les avoir souvent rencontrés, depuis un mois, au théâtre, au bord de la mer et sur les promenades publiques.
C’étaient M. et Mme Fernand Rocher.
Le personnage qui les accompagnait portait l’uniforme blanc et bleu des cadets nobles de la garde impériale russe. C’était un tout jeune homme sans barbe, aux cheveux blonds, au regard plein de feu, et dont la désinvolture hardie semble accuser le caractère plein de résolution. Comme ses compagnons, il était sans masque.
Au moment où il pénétrait à la suite de M. et Mme Rocher dans le premier salon, un Espagnol, vêtu en Maure du temps des Abencerrages, dit à son voisin, gros pacha tunisien :
– Quel est donc ce jeune homme qui porte un uniforme russe ?
– C’est un Russe.
– Bah !… un vrai ?
– Un vrai Russe.
– Comment le nomme-t-on ?
– Ah ! répondit le premier interlocuteur, vous m’en demandez trop long. Il a un nom en ski ou en off impossible à prononcer et d’une orthographe bourrée de consonnes.
– Depuis quand est-il à Cadix ?
– Depuis trois jours.
– Où loge-t-il ?
– À l’hôtel des Asturies.
– C’est tout ce que vous savez ?
– Tout.
– Ma foi ! murmura le second Espagnol, il est plus beau qu’une femme.
Tandis qu’on s’entretenait ainsi de lui, le cadet russe traversait les salons et semblait y chercher quelqu’un. Ce quelqu’un, lui et Fernand Rocher l’eurent bientôt trouvé. C’était le capitaine Pedro C…, le commandant militaire du port.
Le jeune Russe et le capitaine se saluèrent, se prirent ensuite par le bras et gagnèrent les jardins de l’hôtel, illuminé a giorno.
Là, ils cherchèrent une allée solitaire.
– Eh bien ! dit le cadet russe, avez-vous réussi ?
– Oui, madame.
– Chut ! appelez-moi monsieur. Et puis, parlons français, ce qui est plus prudent.
– Soit, dit le capitaine.
– Voyons, qu’avez-vous fait ?
– Je suis allé ce matin même à la résidence royale. J’ai supplié Sa Majesté de ne point m’interroger, et j’ai obtenu carte blanche. Il m’a suffi d’ajouter qu’il y allait, à mes yeux, de l’honneur des plus beaux noms de l’Espagne.
Le cadet russe se laissa tomber sur un banc, et le commandant y prit place auprès de lui.
– Voici, dit ce dernier, le programme exact que je suis autorisé à suivre.
– J’écoute.
– Il va venir tout à l’heure, il se promène dans le bal, à travers la foule, sans jamais ôter son masque.
– Très bien.
– À minuit moins un quart il disparaîtra.
– Et puis ?
– Aussitôt que Sa Majesté sera partie, il reparaîtra au bal.
– Et… se démasquera-t-il ?
– Non, tant qu’il y aura beaucoup de monde.
– Alors, puisqu’il en est ainsi, pourquoi doit-il quitter le bal avant l’arrivée de Sa Majesté et n’y rentrer qu’après son départ ?
– Chère ma… pardon, dit le capitaine en riant, cher comte, veuillez réfléchir que, si innocent que soit notre protégé, il n’a point encore été réhabilité, et que sa présence dans le lieu où se trouvera notre souveraine aurait quelque chose de mortellement injurieux pour la majesté royale.
– C’est juste, vous avez raison.
– Donc, Sa Majesté partie, il reviendra.
– Mais… elle !
– Elle restera au bal.
– Malgré son deuil ?
– Sans doute. Elle y vient, parce que Sa Majesté l’a créée dame d’honneur. Elle restera au bal après le départ de Sa Majesté, parce que la reine, sans lui donner aucune explication, l’en priera.
– Et la reine ne vous a fait aucune question ?
– Aucune, car je me suis mis à ses genoux et lui ai dit humblement : « La grâce que j’implore de Votre Majesté sauvera peut-être d’une grande honte le dernier rejeton d’une famille d’hidalgos dont la noblesse se perd dans la nuit des temps. »
– Tout va bien, en ce cas, dit le cadet russe.
Et il tira de sa poche un masque de velours noir et le plaça sur son beau visage.
– Maintenant, commandant, ajouta-t-il, laissez-moi vous quitter. Je vais épier notre protégé.
– À bientôt donc, monsieur… le comte…
– Oh ! pardon, un mot encore…
– Parlez.
– Vous êtes bien certain qu’elle aura un domino noir avec un nœud de rubans gris sur l’épaule ?
– J’en suis certain.
– Quant à lui…
– Il aura son costume ordinaire et, comme il sera masqué, on trouvera le déguisement original, et l’on sera bien loin de soupçonner la triste vérité.
Le capitaine et son jeune compagnon quittèrent les jardins, regagnèrent les salons et se séparèrent.
Le premier se mit à la recherche de Fernand Rocher et de sa femme. Le second alla se placer dans le premier salon, par où forcément passait chaque invité en arrivant, et il attendit, toujours masqué et fort peu soucieux des intrigues qui se nouaient et se dénouaient autour de lui.
Il y avait quelques minutes qu’il se trouvait à ce poste d’observation, le bras gauche appuyé sur la caisse en marbre d’un oranger, lorsqu’un personnage apparut qui excita, par son costume bizarre, une curiosité et une rumeur extraordinaires. C’était un homme de taille moyenne, bien prise, et qu’à sa tournure on devinait être jeune, car un large masque dérobait son visage. Il marchait avec une aisance tout aristocratique, et la façon dont il salua et qui sentait son grand seigneur d’une lieue contrastait étrangement avec son costume.
Cet homme portait le pantalon de toile grise, la vareuse de laine rouge et le bonnet pointu des forçats.
– Ah ! par exemple ! murmura-t-on de toute part en le voyant entrer, voilà un original de première force.
– Je parie que c’est un Anglais, dit une jolie señora de vingt ans.
– Bah ! vous croyez, madame ?
– Un Anglais seul, répondit-elle, est capable d’une telle excentricité.
Le capitaine C… passait en ce moment.
– Hé ! dites donc, commandant, dit la señora, est-ce que vous avez invité vos pensionnaires ?
– Les plus sages, madame, répondit le capitaine en riant. Mais ne craignez rien de celui-là… il est très honnête.
Et le commandant passa, tandis que le forçat continuait son chemin. Ce fut alors que le cadet aux gardes russes se décida à le suivre. Il l’atteignit dans le troisième salon, et lui frappa sur l’épaule.
Le forçat se retourna et eut un moment d’indécision.
– Jouez-vous le baccara, monsieur ? lui demanda tout bas le cadet.
– Oui, répondit-il tout bas en tressaillant.
– Bien. Suivez-moi.
Le cadet le prit par le bras et le conduisit à l’entrée d’un petit salon où l’on ne dansait pas.
Quelques personnes y causaient à mi-voix.
Le cadet posa son bras sur l’épaule du forçat et lui indiqua un domino noir assis à l’écart et silencieux.
Ce domino avait un nœud de rubans gris sur l’épaule.
– Venez, dit le cadet au forçat.
Tous deux s’approchèrent du domino, qui paraissait rêver profondément, et dont l’esprit, sans doute, était à mille lieues du bagne.
Il tressaillit à leur approche, et la vareuse rouge du forçat lui fit éprouver un premier mouvement de crainte.
Mais le cadet lui dit :
– Ne craignez rien, señorita, les forçats qu’on rencontre au bal ne sont pas très dangereux.
Le domino se souvint sans doute alors qu’il était au bal masqué, et on le vit, à travers la dentelle de son loup, montrer en un sourire ses dents éblouissantes de blancheur.
– Belle señora, dit le cadet en espagnol, vous arrivez de France, n’est-ce pas ?
Le domino fit un geste de surprise.
– Vous me connaissez ? demanda-t-il.
– Oui.
– Ah !…
– Voulez-vous savoir votre nom ?
Et le cadet, se penchant à son oreille, lui dit :
– Vous vous nommez Conception.
Puis il s’assit auprès d’elle, et ajouta en français :
– C’est parce que vous venez de France que j’ai pris la liberté de vous aborder.
– Êtes-vous français, vous ? demanda Conception, qui regardait attentivement le cadet et se demandait où elle avait pu le voir déjà, car sa voix ne lui était point inconnue.
– Je suis russe, répondit le cadet, et je porte mon uniforme comme déguisement ; mais, mon ami…
Il prit le forçat par la main et le présenta à Mlle de Sallandrera – car c’était bien elle.
Le forçat fit à la jeune fille un salut si profond et si distingué en même temps, que sa dernière terreur s’évanouit.
– Mon ami est un forçat du monde, señora, dit le cadet, et il est de fort bonne noblesse.
– Je le crois, répondit Conception, qui invita l’homme du bagne à s’asseoir auprès d’elle.
Alors le cadet s’esquiva, non sans avoir laissé tomber dans l’oreille du forçat ces mots pleins de mystère :
– Surtout, prenez garde de laisser échapper votre nom !
– Ah ! monsieur, dit Conception d’une voix douce et mélancolique, lorsque le cadet eut disparu et qu’elle se retrouva seule avec le forçat, vous êtes français ?
– Oui, señora…
– Et… vous venez de Paris, sans doute ?
Il secoua tristement la tête.
– Hélas ! non, señora. Il y a vingt ans que je n’ai vu mon pays.
– Vingt ans !
– Oui, señora.
– Quel âge avez-vous donc ?
– Trente ans bientôt.
– Vous avez donc quitté votre pays à l’âge de dix ans ?
– Hélas ! oui.
– Et… vous habitez l’Espagne ?
Le forçat tressaillit.
– Depuis onze mois je suis à Cadix. Mais avant…
Il parut hésiter.
– Je vous écoute, monsieur, dit Conception.
Le forçat avait une voix grave et mélancolique et dont le charme secret séduisait Conception.
– Mademoiselle, dit-il, il y a quelquefois au milieu d’une fête une femme qui porte des habits de deuil, comme vous, un homme qui n’a pas le droit d’en porter, comme moi.
– Que voulez-vous dire ?
– Que mon deuil à moi, deuil profond, inconnu, est au fond du cœur.
– Vous avez souffert ?…
– Je souffre encore.
Il prononça ces derniers mots avec un accent si navré, que la jeune fille en fut émue. Mais il se hâta de reprendre d’un ton léger :
– J’ai sollicité, mademoiselle, la faveur de vous être présenté. Vous arrivez de Paris, de Paris qui renferme désormais ma seule affection en ce monde, et c’est un si grand bonheur pour moi, exilé, de parler de la patrie et de ceux que j’ai laissés !… On m’a dit que vous étiez aussi bonne que belle, mademoiselle, et je n’ai point hésité à venir à vous.
Un court moment de silence suivit ces paroles. Conception se trouvait évidemment embarrassée, en se voyant seule avec cet inconnu qui, sans la connaître, la choisissait ainsi pour confidente. Mais bientôt la curiosité fit taire ce premier mouvement et elle répondit avec ce ton simplement affectueux que donne l’usage du monde :
– Puis-je vous être utile, monsieur ?…
– Parlez-moi de Paris, s’écria son interlocuteur avec affection ; c’est un si grand bonheur pour moi d’en entendre prononcer le nom !
Et pendant deux heures le forçat et la jeune fille ne quittèrent pas ce petit salon à peu près désert où l’on ne dansait pas. Ils causèrent longuement de Paris, de la France, des mœurs parisiennes d’aujourd’hui. Pour ce Français exilé depuis si longtemps, chaque parole de Conception donnait lieu à une question, à un étonnement naïf. C’était un Parisien qui ne savait plus rien de Paris, un Français qui parlait de la France comme on en parle d’après les livres. Mais il avait une voix si douce, si puissamment sympathique, il était si distingué dans ses moindres mouvements, que la jeune fille l’écoutait et se sentait poussée vers lui par une mystérieuse attraction.
Tout à coup, on entendit sonner minuit.
Le forçat tressaillit et se leva précipitamment.