XIII

Conception regarda son interlocuteur avec quelque étonnement.

– Excusez-moi, señora, dit le forçat, mais il faut que je vous quitte.

– Et… où allez-vous ?

Il posa un doigt sur ses lèvres à moitié cachées par le masque.

– C’est un secret, dit-il.

Et puis il osa prendre la petite main gantée de la jeune fille.

– Vous ne quitterez point le bal avant trois heures, n’est-ce pas ?

– Pourquoi ?

– Parce que, à trois heures, je serai de retour, répondit-il.

Et, sans doute, pour ne point donner de plus ample explication à Mlle de Sallandrera, il la salua profondément et se retira.

Conception, vivement intriguée, le vit traverser un salon, se perdre dans la foule et disparaître.

– Il est impossible, se dit alors la fiancée du faux marquis de Chamery, il est impossible de méconnaître la loi mystérieuse des sympathies. Voilà un personnage étrangement accoutré, qui n’a point quitté son masque et que personne n’a remarqué sans doute. Eh bien ! il y a dans sa voix triste et douce, dans son maintien, dans son goût, dans toute sa personne, un je-ne-sais-quoi qui m’a profondément émue. Cet homme a éprouvé de grands malheurs et il garde obstinément le secret de son infortune.

Conception allait se lever sans doute et quitter le petit salon où elle se trouvait désormais toute seule, lorsque le cadet aux gardes russes entra et vint à elle.

Il était toujours masqué.

– Oh ! dit-il en saluant, vous êtes seule, señora ?

– Oui, monsieur, répondit-elle en français.

– Qu’avez-vous fait de mon ami ?

Conception tressaillit.

– Il m’a quittée, dit-elle… quittée brusquement, au moment où minuit sonnait à cette pendule.

– Je sais pourquoi !…

– Ah !… fit la jeune fille avec un vif sentiment de curiosité.

– Mais ce secret n’est point le mien, ajouta le cadet aux gardes.

Conception se mordit les lèvres sous son masque.

Le cadet reprit :

– Oh ! si vous me demandiez mes secrets à moi, señora… peut-être vous répondrais-je.

– Vous ! fit-elle étonnée.

– Sans doute.

– Vous avez donc des secrets ?

– J’en possède d’étranges.

– Soit, dit la jeune fille ; mais ils doivent m’être complètement étrangers.

– Vous vous trompez.

– Et que peuvent donc avoir de commun vos secrets et les miens ? demanda Conception. Je ne vous connais pas, monsieur.

– C’est vrai. Cependant nous nous sommes rencontrés à Paris dans le monde.

– Ah !

Et cette exclamation échappa, pleine de surprise et cependant mélangée de doute, à Mlle de Sallandrera.

– J’ai connu beaucoup de personnes de votre connaissance, poursuivit le cadet aux gardes, de votre intimité même.

Conception tressaillit de nouveau.

– En vérité ! fit-elle.

– Je pourrais même vous dire une partie de votre histoire.

– Mais qui êtes-vous donc ? interrogea la jeune fille avec inquiétude.

– Belle señora, répondit le cadet aux gardes, songez que nous sommes au bal – au bal masqué – et que j’use du droit que me donne le masque en vous intriguant.

– Ainsi vous ne me direz pas qui vous êtes ?

– Non. Mais, en revanche, je vous apprendrai beaucoup de choses que vous ne savez pas, après vous avoir rappelé une foule d’autres choses que vous savez. Par exemple, je sais comment est mort don José, votre second fiancé.

Conception étouffa un cri et pâlit sous son masque.

– Je sais, poursuivit le cadet, comment est mort M. de Château-Mailly…

– M. de Château-Mailly ! s’écria Conception, à qui Rocambole était parvenu à cacher la mort du duc.

– Oui, M. de Château-Mailly.

– Il est mort !

– Le jour où vous quittiez Paris pour aller en Franche-Comté visiter le château du Haut-Pas.

– Mais qui donc êtes-vous, demanda Conception avec une sorte de terreur, vous qui savez tant de choses ?

– Vous le voyez à mon uniforme, señora, je suis un cadet aux gardes de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies.

– Ceci ne me dit point votre nom.

– Je m’appelle Artoff.

– Artoff ! s’écria Conception.

– Encore un nom que vous connaissez. Je suis très proche parent de ce malheureux comte Artoff qui a été trompé, dit-on, par sa femme, et qui – vous avez dû apprendre cela…

– Oui… en effet…

– … est devenu fou sur le terrain, au moment où il allait croiser le fer avec le séducteur, M. Roland de Clayet.

– J’ai su en effet tout cela, monsieur, répondit Conception ; et, ajouta-t-elle avec un léger accent de raillerie, c’est de la comtesse, sans doute, que vous tenez ces détails ?

– Quelques-uns, pas tous.

Le cadet s’aperçut sans doute que le nom de la comtesse avait produit un effet peu agréable sur Conception.

– Señora, dit-il, voulez-vous me permettre de vous apprendre, maintenant, une chose que vous ignorez ?

– Comme vous voudrez, monsieur, répondit Conception avec une certaine indifférence.

– Vous ne me refuserez pas de prendre mon bras ?

– Soit. Où me conduisez-vous ?

– Dans les jardins.

– Pourquoi ?

– Pour vous y montrer une personne de votre connaissance, et que vous êtes loin de croire à Cadix.

– En vérité, monsieur, dit la jeune fille avec une certaine impatience, vous êtes d’un mystérieux…

– Ne vous ai-je pas dit, señora, que je possédais une partie de vos secrets ?

– Oh ! fit-elle d’un air de doute.

– Tenez, vous avez écrit hier à votre fiancé, le marquis de Chamery.

La jeune fille étouffa un cri, son cœur se prit à battre violemment, et sa main trembla sur le bras du cadet aux gardes. Mais elle se laissa entraîner, tant ce dernier exerçait sur elle une fascination étrange.

Un moment la jeune fille eut une idée bizarre, elle éprouva un moment une espérance tout à fait insensée… Elle crut que cette personne de sa connaissance qu’on allait lui montrer, c’était lui, le marquis de Chamery, celui dont elle allait bientôt être la femme.

Le cadet la conduisit vers un escalier de marbre qui descendait dans les jardins, et il continua :

– Ne croyez point, señora, que le désir seul de vous intriguer dicte ma conduite. Je suis poussé par de plus graves intérêts.

– Mais expliquez-vous donc alors, monsieur ! fit la jeune fille avec une impatience croissante.

– Plus tard. Venez…

Le cadet fit prendre à Conception une allée de grands arbres à peu près solitaire et dans laquelle ils ne rencontrèrent que de rares promeneurs.

Au bout de cette allée, il y avait un pavillon entouré d’un massif de verdure. Ce pavillon, qui n’avait qu’un rez-de-chaussée et formait une seule pièce, était faiblement éclairé par les reflets d’une lampe d’albâtre suspendue au plafond. L’ameublement était tout espagnol.

Le cadet en poussa la porte, qui était entrouverte, et y fit entrer Conception.

Conception aperçut, assise sur un divan, une femme vêtue en gitana et soigneusement masquée comme le cadet.

Sans doute cette femme était prévenue de l’arrivée de la jeune fille, car elle se leva, à sa vue, et salua.

Conception, qui marchait d’étonnement en étonnement, la regarda avec une sorte de curiosité avide.

Alors le cadet ferma la porte du pavillon sur lui et poussa le verrou.

– Nous voilà bien seuls, dit-il.

Puis il fit un signe à la femme déguisée en bohémienne. Celle-ci arracha son masque. Soudain, Conception jeta un cri :

– La comtesse Artoff ! dit-elle.

Le cadet se mit à rire, ôta également son masque et dit :

– Regardez-moi donc aussi, señora !

Et Conception, qui s’était tournée vers lui, poussa un nouveau cri et demeura atterrée, bouche béante, regardant tour à tour ces deux personnages.

Mlle de Sallandrera avait devant elle deux comtesses Artoff, deux Baccarat, l’une vêtue en bohémienne, l’autre portant le costume de cadet aux gardes russes.

– Je parie, señora, dit alors Baccarat, car c’était elle, que vous ne savez laquelle de nous deux est la comtesse Artoff.

– Je rêve… murmura Conception.

– Vous êtes éveillée, señora.

– Alors je suis folle…

– Nullement.

– Mais… balbutia la jeune fille, que signifie… ?

– Une chose bien simple, señora.

Le cadet montra la bohémienne.

– Madame que voilà, dit-elle, est ma sœur ; elle se nomme Rebecca. Elle est la fille de mon père et d’une juive.

– Ainsi, dit Conception se retournant vers le cadet, c’est vous qui êtes la comtesse Artoff ?

– C’est moi.

Un sourire dédaigneux glissa sur les lèvres de la hautaine Espagnole.

Baccarat comprit ce sourire, releva fièrement la tête et répondit :

– Interrogez ma sœur, señora. Elle vous dira que c’est elle et non moi que M. Roland de Clayet a aimée…

– C’est vrai, dit la bohémienne.

Conception jeta un nouveau cri, mais ce n’était pas un cri de surprise. Un voile s’était déchiré, et un jet de lumière s’était fait dans son esprit. Elle ne comprenait pas tout encore, mais elle devinait.

Et comme Mlle de Sallandrera avait, avant tout, une noble et généreuse nature et qu’elle ne mentait point aux proverbes des races, elle tendit spontanément la main à la comtesse.

– Veuillez me pardonner, madame, d’avoir osé vous juger.

– Ce n’est pas vous, señora, répondit la comtesse avec un sourire triste, c’est le monde qui m’a jugée sévèrement.

– Oh ! mais il reviendra de ce jugement ; il en reviendra, madame.

– Pas encore, plus tard.

– Pourquoi plus tard ?

– Parce qu’auparavant, répondit gravement Baccarat, j’ai une haute mission à remplir, señora.

Et comme la jeune fille semblait de plus en plus étonnée :

– Madame la duchesse et vous, continua-t-elle, habitez à Cadix la maison de plaisance de l’archevêque de Grenade, votre oncle, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Cette maison est située hors de la ville et tout à fait au bord de la mer ?

– Oui.

– La vague vient battre les murs de la terrasse ?

– C’est encore vrai.

– Eh bien ! dit la comtesse, demain à pareille heure, c’est-à-dire après minuit, trouvez-vous sur cette terrasse.

– Mais ne me direz-vous pas…

– Je ne puis rien vous dire encore, señora ; sachez seulement que vous êtes, à votre insu, mêlée à une terrible histoire.

– Mon Dieu ! vous m’effrayez !

– Il le faut. Adieu.

Et la comtesse se dirigea vers la porte du pavillon et remit son masque.

– Vous me quittez, madame ?

– Oui.

– Vous reverrai-je cette nuit ?

– Peut-être… Mais en attendant, dit la comtesse en étendant la main vers la pendule qui se trouvait vers le boudoir, n’oubliez pas qu’il est près de trois heures.

– Eh bien ? fit la jeune fille, qui ne put s’empêcher de tressaillir.

– Et que l’homme masqué et vêtu en forçat que vous avez vu vous a promis de revenir au bal.

– Mais, murmura Conception, qu’y a-t-il donc de commun entre lui et moi ?

– Rien et beaucoup. Seulement, vous pouvez lui dire ces mots : « J’ai vu la comtesse… Elle vous autorise à me dire une partie de votre histoire. »

Et Baccarat fit un signe à cette femme vêtue en bohémienne, qui lui ressemblait étrangement. Celle-ci se leva et suivit sa sœur sur le seuil ; Baccarat se retourna et dit à Conception :

– Attendez-le ici, je vais vous l’envoyer.

Les deux femmes sortirent, et Conception demeura seule.

Mademoiselle de Sallandrera était stupéfaite et comme anéantie de tout ce qu’elle venait d’entendre et de voir. Elle se laissa tomber sur le divan où, tout à l’heure, la bohémienne était assise, et cachant sa tête dans ses mains elle murmura :

– Mon Dieu ! que signifient donc tous ces mystères ?

Pendant quelques minutes, elle demeura toute seule et comme absorbée en elle-même. Le bruit lointain de la fête arrivait jusqu’à elle, mais elle était par la pensée à cent lieues du bal. Elle essayait de songer à celui qu’elle aimait et n’y pouvait parvenir. Une voix mystérieuse et sympathique semblait résonner à ses oreilles, la voix de l’homme vêtu en forçat. Un charme secret, une curiosité avide ramenaient forcément vers lui la pensée de Conception.

Tout à coup la jeune fille entendit un léger bruit, leva la tête, et vit un homme sur le seuil du pavillon. C’était lui.

Seulement il n’avait plus un masque sur son visage, et ce visage produisit sur la señora une impression profonde.

Le forçat était un homme d’environ trente ans, portant toute sa barbe blonde et soyeuse ; de grands yeux bleus tristes et doux éclairaient d’un reflet mélancolique sa physionomie intelligente et belle.

– Señora, dit-il à la jeune fille, en allant vers elle et lui baisant respectueusement la main, la comtesse Artoff que je quitte à l’instant m’a appris que vous étiez ici… et que…

Il parut hésiter.

Conception l’encouragea d’un sourire.

– Et que vous m’attendiez, acheva-t-il avec émotion.

– En effet, monsieur, répondit Conception, quelques mots qui vous sont échappés déjà, et quelques paroles vagues de la comtesse ont au plus haut point excité ma curiosité.

Il eut un triste sourire et se tut.

Conception l’invita d’un geste à s’asseoir auprès d’elle et ajouta :

– La comtesse vous autorise à me dire une partie de votre histoire.

Un nuage passa sur le front du jeune homme, et, sans doute, il allait répliquer, lorsqu’un bruit se fit au dehors ; on frappa assez brusquement à la porte du pavillon, et cette porte s’ouvrit avant que la jeune fille et son compagnon l’eussent permis.

Un homme étrange se montra sur le seuil, et Conception tressaillit d’effroi à sa vue.

Il avait une sorte d’uniforme à retroussis jaunes, une casquette plate ornée d’un galon de même couleur, et il tenait un gourdin à la main. Cet uniforme, une Espagnole ne pouvait le méconnaître, c’était celui des gardiens du bagne.

– Hé ! numéro trente ! dit-il en s’adressant au jeune homme, tu sais qu’il faut que tu sois rentré à quatre heures ; il en est trois et demie. Dépêche-toi, mon garçon, tu n’as plus qu’une demi-heure à faire le marquis.

Et le garde-chiourme s’éloigna, et Conception, à demi folle de terreur, s’écria, en regardant celui qu’on venait d’appeler et qui était resté près d’elle :

– Quel est donc cet homme ? que veut-il ? que venait-il faire ici ?

– Il venait me chercher, répondit le jeune homme avec douceur.

– Vous ! vous !…

Il ne répondit pas d’abord mais, soulevant son pantalon de grosse toile, il montra à Conception éperdue, folle d’épouvante, un anneau de fer qui cerclait sa cheville.

Alors il dit mélancoliquement mais sans honte :

– Señora, cet homme est mon gardien : mon costume n’était point un déguisement, je suis un véritable forçat et j’ai perdu mon nom pour devenir un numéro. On m’appelle le numéro trente !

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