XIV

Après ce coup de théâtre, on aurait pu croire que Conception se serait évanouie ou que, tout au moins, elle aurait appelé au secours et cherché à fuir le contact horrible d’un forçat… Il n’en fut rien.

Cet homme était bien un forçat ; mais ce forçat avait le langage d’un gentilhomme, et son grand œil bleu était si loyal, il y avait eu dans son accent une simplicité si noble, une tristesse si vraie lorsqu’il avait avoué sa condition misérable, qu’une subite réaction se fit chez la jeune fille. Son épouvante fit place à une sympathie ardente, instantanée ; elle s’écria :

– Mais de quelle abominable machination avez-vous donc été victime, monsieur ?

Et elle lui tendit la main, et le forçat eut un cri de joie et de reconnaissance.

– Ah ! merci ! dit-il, vous ne m’avez pas cru coupable, señora.

– Coupable ! fit-elle, oh ! non ; vous n’avez ni la voix, ni le regard d’un criminel. Et maintenant, monsieur, comme vous ne pouvez qu’être la victime d’un odieux quiproquo, il faut que vous me racontiez votre histoire. J’ai quelque crédit, j’irai voir la reine, je me jetterai à ses genoux.

Il secoua la tête.

– Oh ! non, dit-il en souriant.

– Non, dites-vous ?

– Pas encore, du moins.

– Mais…

– Ce n’est pas de la reine que dépendent ma liberté et ma réhabilitation.

– Et de qui donc, grand Dieu ?

– De vous, peut-être.

Cette réponse mit le comble à la stupéfaction de la jeune fille.

– De moi ? fit-elle avec l’accent des gens qui ne comprennent pas.

– Peut-être, dit-il de nouveau ; mais l’heure n’est point venue où je pourrai vous le faire comprendre.

– Oh ! je rêve ! je rêve !… murmura Conception, je rêve ou je suis folle.

Et comme il se taisait, elle lui dit avec une véhémence subite :

– Mais enfin, monsieur, expliquez-vous, de grâce…

– Je ne puis.

– Comment et depuis quand êtes-vous…

Elle n’osa prononcer le mot de bagne.

Le jeune homme répondit :

– Je suis au bagne de Cadix depuis onze mois, et je suis condamné à cinq années de fers.

– De quel crime vous a-t-on donc accusé ?… demanda-t-elle.

– Du crime de piraterie.

– Oh !…

– Vous étiez sans doute à Paris, alors ; mais vous avez dû lire dans les journaux qu’un navire faisant voile sous pavillon suédois avait été capturé par une frégate espagnole.

– Oui, oui, dit vivement Conception, dont un souvenir traversa le cerveau comme un éclair.

– Ce navire faisait la traite, il avait une cargaison de nègres à fond de cale.

– Je me souviens… oui, mon père nous lut cela.

– Le capitaine, le second et neuf hommes de l’équipage furent condamnés au bagne ; j’étais le second, moi.

– Vous !… vous un négrier !…

Le jeune homme regarda Conception avec son sourire plein de mélancolie, et poursuivit :

– Vous voyez bien, señora, que me voilà forcé de vous dire une partie de mon histoire.

– Pourquoi pas votre histoire tout entière ?

– Parce qu’il ne m’est pas permis ni de prononcer mon nom et celui de ma famille, ni de vous dire, au moins à présent, où j’ai passé vingt années loin de mon pays.

– Eh bien ! dit Conception, dites-moi toujours ce que vous pourrez.

Le forçat reprit :

– Il y a tout à l’heure deux ans, je m’embarquai à bord d’un navire qui faisait voile de l’Angleterre pour la France. J’avais, passé en bandoulière, un étui qui renfermait mes papiers, mon extrait de naissance et mon brevet d’officier de marine au service de l’Angleterre. En mer, une tempête assaillit le navire. Le navire fit naufrage et je me sauvai à la nage en compagnie d’un jeune passager à peu près de mon âge.

Ici le forçat raconta à Conception, dans toute son épouvantable simplicité, l’histoire de son abandon sur l’îlot désert.

Seulement il fut prudent ; il eut grand soin de taire son nom et ne parla point tout d’abord du vol de ses papiers. Puis il dit comment il avait été trouvé mourant, exténué de fatigue et de besoin, par l’équipage du négrier, soigné à bord et contraint enfin de servir d’abord comme matelot, puis comme officier, lorsqu’on eut reconnu qu’il était excellent marin.

– Mais enfin, monsieur, lui dit Conception, qui l’avait écouté fort attentivement, quand vous avez été pris, pourquoi n’avez-vous point raconté ce qui vous était arrivé ?

– Je l’ai raconté, on ne m’a pas cru.

– Vous aviez pourtant des papiers ?

– Hélas ! non, ils étaient demeurés sans doute sur l’îlot où l’on m’a trouvé.

– Mais vous aviez une famille à Paris ?

– Oui ; une mère et une sœur.

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à elles ?

– Je me suis adressé au commandant du port de Cadix ; je lui ai raconté mon histoire.

– Eh bien ?

– Il l’a crue.

– Et il a écrit à Paris ?

– Oui. Et on lui a répondu de Paris que j’étais un imposteur, que l’homme dont je prenais le nom existait et que tout Paris pouvait le voir chaque jour.

– Oh ! mais c’est impossible ! s’écria Conception.

– Cela est vrai…

– Mais enfin… comment ?

Conception n’eut pas le temps de poursuivre ni le forçat de répondre.

La porte du pavillon se rouvrit.

– Allons, le numéro trente ! allons ! dit la voix brutale du garde-chiourme, il est quatre heures…

Le jeune homme se leva.

– Adieu, señora, dit-il ; merci de votre sympathie.

– Mais vous ne pouvez partir ainsi, dit-elle, je ne veux pas !…

– Il le faut. C’est grâce à une faveur inespérée que vous m’avez vu ici. Bientôt la cloche qui éveille la chaîne va sonner… Adieu, señora.

– Oh !… dit Conception vivement, j’irai voir le commandant Pedro C… C’est le cousin du général, l’ami intime de mon père.

– Señora, répondit le forçat, je vous en supplie, n’en faites rien. On travaille à ma délivrance, et une démarche précipitée pourrait me perdre.

– Mais je vous reverrai néanmoins.

– Peut-être… adieu… au revoir.

Le forçat salua, suivit le garde-chiourme et laissa Conception anéantie.

La pauvre fille demeura longtemps la tête dans ses mains, rêvant à tout ce qu’elle venait d’entendre et s’adressant une question à laquelle elle essayait en vain de répondre.

– Comment se fait-il, pensa-t-elle, que la comtesse Artoff connaisse cet homme qui a vécu vingt années loin de la France ?… et comment se fait-il aussi que je me trouve, moi, mêlée à tout cela, et qu’il m’ait dit tout à l’heure que sa réhabilitation dépendait bien plus de moi que de la reine ? Que signifient donc ces paroles ?

Peut-être semblera-t-il étrange qu’un soupçon n’eût point envahi l’esprit de mademoiselle de Sallandrera.

Peut-être s’étonnera-t-on qu’en écoutant le récit du forçat elle n’eût point saisi quelque similitude entre son histoire et celle de l’homme qu’elle aimait, c’est-à-dire de Rocambole.

Mais Conception aimait ardemment, elle aimait celui qu’elle croyait être le marquis de Chamery, et dans un cœur comme celui de la jeune Espagnole, l’homme aimé est toujours à l’abri du soupçon.

– Tout cela est inexplicable ! murmura-t-elle en se levant enfin.

Elle quitta le pavillon et se dirigea vers les salons à travers les jardins. La fête tirait à sa fin. Plusieurs salons étaient déserts, les bougies se consumaient, quelques-unes s’éteignaient et n’étaient plus renouvelés, l’orchestre s’était tu.

Conception se souvint alors qu’elle était venue au bal sur l’ordre exprès de la reine, et qu’elle y était venue accompagnée par une parente éloignée, qui habitait Cadix, et qu’on appelait la marquise doña Josefa. Conception avait, au commencement de la soirée, laissé la douairière s’installer à une table où l’on jouait l’hombre ; puis, Baccarat et le forçat aidant, elle l’avait complètement oubliée. Ce fut alors seulement que, songeant à son chaperon, la jeune señora chercha à la rejoindre. Elle courut d’abord au salon de jeu. Mais la table d’hombre avait été abandonnée depuis longtemps.

Et, tandis qu’elle errait de salle en salle à la recherche de doña Josefa, Conception se trouva tout à coup face à face avec un laquais à la livrée de la municipalité de Cadix.

Ce laquais éteignait les bougies d’un candélabre.

Conception le reconnut sur-le-champ.

– Zampa ! dit-elle avec surprise.

– Doña Conception ! fit le Portugais, qui parut également surpris.

– Comment ! tu es ici, Zampa !

– Je suis le valet de chambre du seigneur alcade, répondit le Portugais.

– Et… depuis quand ?

– Depuis la mort de M. de Château-Mailly.

Ce nom produisit chez Conception une nouvelle commotion.

C’était pour la seconde fois de la soirée qu’on le prononçait devant elle, et pour la seconde fois on lui apprenait la même chose.

Conception tressaillit profondément, regarda Zampa et lui dit :

– Mais cela est donc vrai ?

– Quoi ?

– Que M. le duc de Château-Mailly est mort ?

– Depuis deux mois, señora.

Conception jeta les yeux autour d’elle.

La salle où elle se trouvait avec Zampa était déserte. Le dernier invité était parti.

La jeune fille se jeta sur un sofa et regarda le Portugais.

– Ainsi, M. de Château-Mailly est mort ?

– Il y a deux mois.

– Comment est-il mort ?

Zampa eut un sourire énigmatique, puis il répondit :

– Les journaux ont raconté que M. le duc était mort du charbon.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Conception.

– Une maladie qui tue les chevaux.

– Comment le duc l’a-t-il gagnée ?

– Les journaux ont raconté…

Conception froissa son éventail dans ses mains avec impatience.

– Il ne s’agit point de journaux, mais du duc, dit-elle. Tu étais son valet de chambre, n’est-ce pas ?

– Oui, señora.

– Alors, tu dois savoir comment le duc est mort, beaucoup mieux que les journaux.

– C’est vrai ; mais je dois répéter à la señora ce qu’on a dit.

– Qu’a-t-on dit ?

– Le duc avait un cheval qu’il aimait beaucoup.

– Ah !

– Ce cheval, qui se nommait Ibrahim, avait le charbon. Le duc le caressa, le soigna sans prendre aucune précaution, et il gagna le terrible mal. Voilà ce que les journaux ont dit.

– Et cela n’est pas vrai ?

– Ce n’est pas exact, du moins.

– Le duc n’est pas mort du charbon ?

– Si, mais ce n’est point le cheval qui le lui a donné.

– Explique-toi, Zampa, dit la jeune fille qui perdait patience et que poussait cependant une invisible curiosité.

– Le duc est mort du charbon, aussi bien que le cheval, reprit le Portugais ; mais le duc et le cheval ont tous deux gagné le mal séparément, bien que de la même façon.

– Comment cela ?

– Le cheval a été piqué sous le ventre avec une épingle plongée dans le cadavre en putréfaction d’un cheval mort du même mal.

– Et le duc ?

– Le duc, le jour même, était assis devant une table et venait d’écrire des lettres. En voulant se lever, il appuya ses deux mains sur les bras du fauteuil sur lequel il était assis. Presque en même temps, il poussa un cri ; j’entendis, car j’étais dans le cabinet de toilette, et, comme j’accourais, il me montra sa main dont la paume était jaspée d’une goutte de sang.

Zampa regarda Conception.

Mademoiselle de Sallandrera ne comprenait pas encore.

Le Portugais poursuivit :

– Il paraît que l’épingle avec laquelle on avait piqué le cheval s’était retrouvée, la pointe en l’air, dans le fauteuil du duc.

– Mais comment ? qui l’avait placée ? demanda la jeune fille.

– Moi, dit Zampa.

– Toi ! toi !… mais c’était par mégarde, sans doute.

– Pas du tout, señora.

– Misérable !…

– Ah ! dame ! fit naïvement le Portugais, je haïssais le duc, parce que je savais que mademoiselle ne l’aimait pas.

Conception étouffa un cri d’indignation et d’effroi en même temps, et comme elle ne pouvait pas comprendre d’abord le motif qui avait poussé Zampa à empoisonner M. de Château-Mailly, elle s’imagina que le valet de feu don José, par excès d’affection pour son maître défunt, lequel, à son dire, avait exécré le duc, avait cru devoir continuer la haine de son maître, et la traduire par un assassinat.

– Misérable ! répéta-t-elle avec force, as-tu donc pensé m’être agréable en commettant un pareil forfait, et crois-tu que je le laisserai impuni ?

Mais Zampa répondit avec beaucoup de calme :

– Ce n’est point pour plaire à mademoiselle que j’ai enfoncé l’épingle dans le fauteuil.

– Et pourquoi donc alors, infâme ? était-ce pour exécuter les dernières volontés de ton maître don José ?

– Pas davantage.

Conception était dominée par le sang-froid du laquais.

– Alors, dit-elle en hésitant et après un silence, tu avais donc à te plaindre personnellement du duc ?

– Moi ? non. Le duc était un grand seigneur et non un parvenu. Il savait que tous les hommes ont même origine, et il était bon pour moi.

– Mais qui t’a donc poussé à un pareil crime, malheureux ?

– La peur.

– Comment ! la peur ?

Et mademoiselle de Sallandrera, stupéfaite, regarda Zampa avec une sorte d’égarement. Zampa reprit :

– Il y avait un homme qui savait ce que Dieu, don José et moi, savions seuls – c’est-à-dire que j’avais été condamné à mort en Espagne.

La jeune fille eut un mouvement d’effroi à ces paroles.

– Cet homme pouvait me livrer et faire tomber ma tête, continua Zampa.

– Oh ! mais tout cela est épouvantable, murmura Conception.

Zampa ajouta lentement :

– Cet homme m’a ordonné de tuer le duc et je lui ai obéi.

– Mais quel est donc cet homme ?

– Je ne sais pas son nom, dit Zampa ; ou plutôt si, je le sais maintenant, mais il ne m’est point permis de le dire.

– Parleras-tu, misérable !

– Si la señora, reprit Zampa, désire en savoir davantage sur la mort de M. de Château-Mailly, et sur bien d’autres événements qu’elle ignore, et qui cependant la touchent de fort près, elle fera bien de s’adresser à la comtesse Artoff.

Et Zampa salua profondément mademoiselle de Sallandrera et disparut.

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