Conception, qui s’était levée à demi pour retenir Zampa et le forcer à parler, retomba anéantie sur le sofa et ne put prononcer un mot.
Elle était venue à ce bal l’âme en deuil, mais le cœur et les yeux tournés vers l’avenir, et pleine d’espérance.
Elle allait en sortir, tourmentée de vagues appréhensions, d’indéfinissables terreurs. Un moment, elle fut prise d’une sorte de fièvre vertigineuse et elle se demanda si elle ne faisait point quelque rêve affreux. Le souvenir de ce forçat qui venait de lui raconter son histoire mystérieuse et touchante, les paroles nébuleuses de la comtesse Artoff, le récit étrange de Zampa, tout cela se brouillait et se confondait dans sa tête et lui occasionnait mille visions.
Heureusement pour elle, la marquise doña Josefa arriva. La respectable douairière avait cherché sa protégée à travers le bal, de salle en salle, et d’allée en allée dans le jardin.
– Ah ! dit-elle en apercevant Conception, pâle et tremblante encore, où étiez-vous donc, mon enfant ?
– Je vous cherchais, ma tante, répondit la jeune fille.
– Mais… moi aussi…
– Alors, dit-elle, en s’efforçant de sourire, nous cherchions mal toutes deux. Nous nous serons croisées.
– Savez-vous bien qu’il est près de cinq heures ?
– Eh bien ! partons…
– Mon Dieu ! fit doña Josefa tout à coup, comme vous êtes pâle, mon enfant ! Et… de quoi ?
– Un invité du seigneur alcade a trouvé plaisant de se déguiser en forçat.
– Ah ! je l’ai vu, dit la douairière. C’était fort original, en vérité. Et il vous a fait peur ?…
– Oui, en m’abordant assez brusquement dans le jardin, où je me promenais seule.
Et Conception, grâce à ce léger mensonge, se débarrassa des questions de la vieille marquise doña Josefa.
La litière de ces dames attendait au bas du perron.
Doña Josefa salua l’alcade, qui demeurait le dernier à son bal, s’appuya sur le bras de Conception, et partit avec elle.
La litière, portée par des mules, prit le chemin de la villa que la duchesse de Sallandrera et sa fille habitaient en dehors de la ville, sur le bord de la mer, et, arrivée, elle s’arrêta à la grille. Un domestique, qui avait veillé toute la nuit, vint ouvrir à la jeune fille.
Conception tendit son front à la douairière, qui avait son hôtel dans la ville, et ordonna aussitôt à ses porteurs de rebrousser chemin.
Puis la jeune fille entra et, comme la duchesse sa mère était couchée depuis longtemps, elle gagna son appartement, où sa femme de chambre l’attendait pour la déshabiller.
En voyant entrer sa maîtresse, la camérière prit un volumineux rouleau de papier sur la cheminée.
– Qu’est-ce que cela ? demanda la jeune fille un peu surprise.
– Je ne sais pas ; c’est pour mademoiselle.
– Qui l’a apporté ?
– Un inconnu.
– Quand ?
– Hier soir, au moment où mademoiselle venait de partir pour le bal. Cet homme, qui paraissait être un domestique, ajouta la soubrette, a dit qu’il fallait absolument que mademoiselle eût ce rouleau à son retour.
– Aucune lettre ne l’accompagnait ?
– Aucune.
– C’est bien. Déshabille-moi.
Conception se mit au lit, puis elle se fit approcher un guéridon sur lequel était un flambeau, renvoya sa femme de chambre et décacheta le rouleau.
Ce rouleau était un assez volumineux manuscrit écrit en français. Il portait ce titre tracé en ronde :
Histoire du comte Armand de Kergaz, de son frère sir Williams et de l’élève de ce dernier, Rocambole.
– Qu’est-ce que cela peut être ? murmura Conception, qui n’avait jamais entendu parler de sir Williams et de Rocambole, et connaissait à peine de nom le comte Armand de Kergaz.
Sur la première page, un petit carré de papier avait été fixé à l’aide d’un pain à cacheter. Ce papier contenait quelques lignes tracées au crayon et d’une écriture inconnue.
Conception lut :
« Quand mademoiselle de Sallandrera aura ce manuscrit dans les mains, elle sera de retour du bal, où elle aura appris bien des choses. Elle est instamment priée – et cela au nom des intérêts les plus graves et les plus sacrés – de lire ces pages. »
– Voyons, se dit la jeune fille, qui s’imagina qu’elle allait lire l’histoire de ce forçat mystérieux qu’elle avait rencontré.
Et elle ne souffla point sa bougie, et se mit en devoir de parcourir le manuscrit.
Or, ce manuscrit, tracé tout entier de la main de la comtesse Artoff, c’était un résumé succinct mais très clair de cette longue histoire dont nous sommes le narrateur.
Le résumé commençait à la mort du colonel de Kergaz, père d’Armand ; il finissait au supplice infligé par Baccarat à sir Williams, à bord du Fowler, il y avait cinq ans. La comtesse Artoff n’avait point dit un mot de la réapparition de Rocambole, et les traces du bandit se perdaient le jour de son départ pour l’Angleterre.
À dix heures du matin, Conception n’avait point encore fermé l’œil. Intéressée par le récit de cette émouvante histoire que nous connaissons, elle était allée jusqu’au bout et, comme dix heures sonnaient, elle terminait la lecture du dernier feuillet. Mais, quand elle eut fini, la jeune fille, qui ne connaissait de tout ce monde-là que la comtesse Artoff, se dit :
– Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec moi ?
Mlle de Sallandrera ne pouvait pas deviner que ce brillant marquis de Chamery, cet homme qu’elle aimait passionnément et qui allait devenir son époux, avait été cet abominable vaurien qui commençait à Bougival, dans le cabaret de madame Fipart, son aventureuse carrière, environ douze années auparavant. Si elle ne pouvait soupçonner aucune corrélation entre Rocambole et le marquis de Chamery, elle n’en pouvait trouver davantage entre le forçat et un personnage quelconque de cette histoire qu’elle venait de lire.
– Toutes ces choses-là me rendraient folle, se dit-elle.
Et, pour distraire sa pensée de tous ces crimes, de tous ces drames sombres, elle se leva, ouvrit ses persiennes et, s’accoudant à son balcon, elle promena son regard au loin sur la mer. La mer était calme ; à l’horizon, une voile blanche échancrait le ciel bleu ; les orangers qui bordaient les plages voisines embaumaient l’air.
Conception sentit alors son esprit, son cœur, son souvenir se reporter vers le passé. Elle songea à celui qu’elle aimait, et elle se prit à calculer sur ses doigts le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis le départ de sa dernière lettre.
– Albert a dû la recevoir mardi, se dit-elle ; nous sommes à vendredi. S’il m’a répondu tout de suite, j’aurai peut-être sa chère missive aujourd’hui.
Et tout en songeant à celui qu’elle aimait, la jeune fille laissait errer un regard sur la mer, et ce regard suivait la voile blanche qui se découpait sur la ligne extrême de l’horizon. C’était la misaine d’un grand canot qui courait des bordées et se rapprochait de la terre.
L’embarcation était si coquette en ses mouvements, elle glissait si svelte et si légère à la crête blanche des lames, que sa manœuvre finit par captiver Conception à ce point qu’elle alla prendre une longue-vue qui se trouvait dans sa chambre.
Mais à peine la jeune fille eut-elle braqué sa longue-vue sur le canot qu’elle éprouva une vive émotion.
Le canot était celui du commandant du port, et grâce à sa lunette Mlle de Sallandrera venait de distinguer les vareuses rouges des forçats qui le montaient.
La barque avançait vers la terre tout en louvoyant.
La mer, qui avait une grande profondeur sous les murs mêmes de la villa, était, à vingt brasses de la côte, traversée par un courant rapide qui, venant de la haute mer, venait pour ainsi dire effleurer le pied de la terrasse sur laquelle se trouvait Conception, pour s’en aller de là, en décrivant une courbe capricieuse, s’affaiblir et se perdre dans la rade.
La jeune fille, sa longue-vue à la main, ne tarda point à voir la frêle embarcation entrer dans le courant. Alors les voiles furent carguées et les matelots à vareuse rouge, se courbant sur leur aviron, ramèrent vigoureusement.
Depuis qu’elle était à Cadix, Mlle de Sallandrera avait passé de longues heures sur cette terrasse, contemplant la mer et suivant les navires qui se montraient à l’horizon. Plusieurs fois elle avait pu remarquer des bateaux de pêche, de petits canots, suivre la route que prenait l’embarcation montée par les forçats, et venir passer à quelques mètres d’elle.
Quand elle vit le canot du gouverneur dans le courant, Conception eut un battement de cœur étrange.
Elle replaça sa longue-vue sur le parapet de la terrasse et voulut s’éloigner. Mais une force invincible et mystérieuse la retint. Son regard, qu’elle essayait de détourner, s’attacha sur la mer avec une sorte d’obstination fiévreuse. Le canot avançait, avançait toujours.
Alors, dominée par un sentiment inexplicable, Mlle de Sallandrera reprit sa longue-vue. Elle put alors distinguer parfaitement les personnes qui montaient le canot. Debout, à l’arrière, se tenait un homme en uniforme que Conception reconnut sur-le-champ.
C’était le capitaine Pedro C…
Sans doute le commandant du port revenait d’une excursion matinale exigée par son service.
À côté de lui il y avait un forçat. Ce forçat commandait la manœuvre.
Conception le reconnut – c’était lui.
Pour la seconde fois elle voulut s’éloigner, et, pour la seconde fois aussi, elle fut retenue par cette puissance attractive, par cette fascination qu’il lui avait été impossible de rompre.
Le canot n’était plus qu’à deux cents brasses de la villa. Alors Conception, qui n’avait plus besoin de sa longue-vue, vit le capitaine Pedro C… faire un signe. À ce signe, le forçat commanda un changement de manœuvre, le canot rompit le courant et se dirigea en droite ligne sur la villa.
Au bas des murs de la terrasse, il y avait un énorme anneau de fer ; cet anneau servait à amarrer les embarcations de ceux qui venaient, par mer, visiter les hôtes de monseigneur l’évêque de Grenade. Auprès de cet anneau, la vague baignait la dernière marche d’un élégant escalier qui s’élevait jusqu’à la terrasse.
Pâle et frémissante, Mlle de Sallandrera vit le canot s’arrêter, le capitaine Pedro C… s’élancer sur la première marche de l’escalier et, tandis que ses compagnons de chaîne relevaient leurs avirons, le forçat aller tristement s’asseoir à la barre.
Mais, en exécutant ce mouvement de retraite, le jeune homme avait levé les yeux et il avait vu Conception. Ce regard, qui franchissait l’espace, ce regard timide et doux était arrivé jusqu’à la jeune fille, et avait achevé de jeter le trouble dans son esprit.
– Mademoiselle, dit le capitaine Pedro C… en mettant le pied sur la terrasse, je vous ai aperçue en revenant de ma tournée de chaque matin, et je n’ai pu résister au désir de vous présenter mes hommages.
Conception salua, se laissa baiser la main et ne détourna point son regard du pauvre forçat qui n’avait osé la saluer. Heureusement pour elle, la duchesse sa mère, qui était levée depuis quelque temps déjà, parut sur la terrasse et vint saluer le capitaine Pedro C…
Ce dernier demeura quelques minutes à la villa, s’entretint du bal de la veille, et ne dit pas un mot du forçat.
Mlle de Sallandrera le reconduisit, c’est-à-dire qu’elle l’accompagna jusqu’au bord de la terrasse et s’accouda au parapet, tandis qu’il descendait l’escalier.
Mais voir partir le capitaine n’était, pour Conception, qu’un prétexte. La jeune fille attacha son regard sur le pauvre forçat qui venait de reprendre sa place de commandement, et quand la barque vira de bord, ce ne fut point au capitaine qu’elle adressa un geste d’adieu en agitant son mouchoir et son éventail – ce fut à lui.
Et elle suivit le canot des yeux, et elle le vit disparaître à l’angle de la jetée du port.
– Oh ! je suis folle ! pensa-t-elle. La compassion que m’inspire ce jeune homme m’entraîne trop loin.
En ce moment, la femme de chambre de Mlle de Sallandrera vint à elle, une lettre à la main.
– De France ! dit-elle.
Conception jeta un cri, oublia le forçat et s’empara vivement de la lettre, dont elle brisa le cachet armorié.
Cette lettre, on le devine, était de Rocambole.