XIX

Nous avons laissé Mlle Conception de Sallandrera brisant le cachet de cette lettre, qui lui arrivait de Paris, et dont elle avait, sur-le-champ, reconnu l’écriture.

Une lettre de celui qu’elle aimait et qu’elle croyait être le marquis de Chamery devait lui apporter une émotion assez violente pour bannir, momentanément du moins, de son esprit et de son cœur tout autre souvenir. Conception lut et relut plusieurs fois ces pages, que nous avons vu le faux marquis tracer le jour même de son départ de Paris.

Rocambole, on s’en souvient, racontait à la jeune fille la disparition du portrait et l’expliquait à sa manière. Puis il lui annonçait qu’il lui était impossible de quitter Paris avant huit jours, alors que, au contraire, il partait, le soir même, sous le nom du baron Wenceslas Polaski. Et la lettre arrivait à Conception précisément le jour même où M. le baron Wenceslas traversait Cadix en chaise de poste et descendait à l’hôtel où M. Fernand Rocher logeait avec sa femme.

La lettre lue, Conception courut rejoindre sa mère et la lui porta.

– Je ne comprends pas bien, dit la duchesse, pourquoi il nous demande huit jours pour quitter Paris. M. de Chamery devrait bien songer que Sa Majesté est ici, qu’elle peut quitter Cadix d’un moment à l’autre, et qu’il est nécessaire qu’il lui soit présenté officiellement.

– Huit jours encore ! murmura Conception, comme c’est long !…

– Tu l’aimes donc bien, mon enfant ? demanda la duchesse en souriant.

La jeune fille sentit qu’un flot de sang lui montait au cœur.

Elle rougit, baissa la tête et retourna sur la terrasse, où, accoudée au parapet, elle se reprit à contempler la mer.

Cependant, au milieu de la joie que Mlle de Sallandrera ressentait en songeant que bientôt le marquis de Chamery serait auprès d’elle, il s’était glissé un sentiment de vague et d’indéfinissable tristesse. Cette tristesse, que Conception ne put s’expliquer, la domina tout le reste de la journée. Elle eut beau songer à Rocambole, une sorte d’attraction mystérieuse ramenait sans cesse sa pensée vers les événements de la nuit précédente. En vain fermait-elle les yeux, en vain essayait-elle d’oublier cet homme triste et résigné, ce forçat aux manières de grand seigneur traversait son souvenir sans cesse.

– Mais, se dit-elle plusieurs fois, en admettant même que tout ce que dit cet homme soit vrai et qu’il soit innocent, n’est-ce point de la folie et du vertige, à moi qui aime mon fiancé, à moi qui vais bientôt le revoir, de reporter sans cesse ma pensée…

Conception n’avait jamais osé s’avouer complètement ce qu’elle éprouvait.

La journée s’écoula. La jeune fille se souvenait parfaitement du rendez-vous que lui avait donné la comtesse Artoff ; et, à mesure qu’elle voyait approcher l’heure de ce rendez-vous, son impatience augmentait. Une invincible curiosité se mélangeait d’une incompréhensible terreur. C’est que le billet qui accompagnait le manuscrit de Baccarat lui disait qu’elle était, à son insu, mêlée à la longue histoire qu’elle avait lue pendant la nuit, bien que son nom n’y fût point prononcé et qu’aucun des personnages dont il était question ne lui fût personnellement connu.

Elle passa une partie de la soirée avec sa mère, et ce ne fut que lorsque la duchesse se fut retirée dans sa chambre à coucher que Conception se glissa de nouveau sur la terrasse du bord de la mer.

La comtesse Artoff, déguisée en cadet russe, lui avait dit la veille au bal, vers minuit :

– Demain, à pareille heure, trouvez-vous sur la terrasse de la villa que vous habitez.

Il était plus de onze heures lorsque Conception quitta sa mère, et tout le monde était déjà couché à la villa. La nuit avait cette obscurité lumineuse – qu’on nous pardonne cette définition singulière – qu’on ne rencontre que dans le Midi.

C’est-à-dire que sur un ciel bleu sombre les étoiles étincelaient et brillaient d’un éclat inconnu aux climats du Nord ; que la mer, qui reflétait la couleur foncée du ciel, dégageait de minute en minute, à la crête de ses vagues, des lueurs phosphorescentes. La brise était tombée, un calme profond régnait autour de la villa.

Conception s’assit sur les marches de l’escalier qui descendait jusqu’à la mer, et elle attendit. Elle attendit en proie à une anxiété dont elle ne pouvait préciser la cause et qui était si poignante et si vraie cependant, que la jeune fille se prit à compter les minutes comme on compte les heures, l’œil tourné vers Cadix, qu’elle n’apercevait plus, mais qu’elle devinait dans l’éloignement ; prêtant l’oreille au moindre bruit, elle attendit pendant longtemps, essayant toujours de se cramponner au souvenir de Rocambole et, malgré elle, songeant à ce forçat mystérieux dont elle voulait absolument savoir l’histoire. Enfin, dans le lointain, à travers la nuit, il lui sembla qu’un bruit se faisait, celui de deux avirons tombant à l’eau avec leur cadence monotone.

Conception fut prise d’un étrange battement de cœur ; ce fut à peine si elle eut la force de se lever pour voir de plus loin.

Le bruit d’avirons, faible et confus d’abord, ne tarda point à grandir ; puis, remontant ce courant qui, venu de la haute mer, s’en allait vers Cadix après avoir effleuré les murs de la villa et qui traçait un sillage blanc sur le bleu sombre des flots, l’œil de la jeune fille aperçut un point noir qui se développa insensiblement et s’avança bientôt avec rapidité.

Conception ne douta plus que ce fût ceux qu’elle attendait. La barque vint accoster la villa. Un homme s’élança sur la dernière marche de l’escalier et noua solidement son amarre à l’anneau de fer. Puis il donna la main à une femme qui sauta à son tour sur l’escalier et le gravit. Conception s’était réfugiée à l’autre extrémité de la terrasse, obéissant à une sorte de timidité subite. Mais si elle n’osait venir à la rencontre de la femme qui sortait de la barque, du moins elle regardait.

Et son étonnement fut grand quand elle vit cette femme monter seule sur la terrasse et l’homme demeurer assis dans la barque.

La femme avait à la main un objet de forme longue et ronde, qui frappa l’attention de Mlle de Sallandrera.

Conception alla à sa rencontre.

Les deux femmes se saluèrent.

– Est-ce vous, señora ? dit une voix que Conception reconnut sur-le-champ pour celle de Baccarat.

– Oui, comtesse, répondit la jeune fille.

– Êtes-vous seule ?

– Toute seule ; maman est couchée.

– Moi aussi, dit la comtesse Artoff, je suis seule.

Conception tressaillit.

– Mais, dit-elle, cet homme qui est… là-bas…

Et du doigt elle désignait la barque.

– Oh ! ça, répondit la comtesse Artoff, c’est un simple matelot du port.

– Ah ! fit Conception, qui éprouva comme une douleur et un dépit subits.

– Figurez-vous, señora, poursuivit la comtesse, qui prit la jeune fille par la main et la fit asseoir sur le parapet de la terrasse, figurez-vous que je voulais emmener avec moi Zampa.

– Ah ! dit Conception, qui se souvint tout à coup de sa rencontre de la veille avec le Portugais, vous le connaissez ?…

– Certainement, et il devait m’accompagner ici cette nuit.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je l’ai attendu jusqu’à onze heures et demie, et c’est alors que je me suis décidée à monter dans la barque d’un matelot.

– Vous aviez donc besoin de Zampa ? demanda Conception.

– Oui, señora.

– Et… pourquoi ?

– Parce que Zampa sait bien des choses qui vous intéressent, et qu’il vous les eût contées mieux que moi.

Conception tressaillit de nouveau.

– Est-ce que vous allez encore me parler de M. de Château-Mailly ? demanda-t-elle avec une sorte d’inquiétude mêlée d’aversion.

– Peut-être…

– Mon Dieu ! madame, murmura Mlle de Sallandrera, permettez-moi un seul mot.

– Parlez, dit la comtesse.

– Il paraît que M. de Château-Mailly est mort et qu’il est mort empoisonné. Je le plains de tout mon cœur ; mais enfin je ne suis point obligée, moi, de verser d’abondantes larmes sur un homme qui, pour arriver jusqu’à moi et obtenir ma main, avait employé de certaines ruses et de certains moyens…

Conception ne put réprimer, en parlant ainsi, une certaine inflexion ironique.

Baccarat s’attendait à ces paroles de Conception.

– Ah ! pardon, mademoiselle, dit-elle, c’est précisément pour jeter du jour sur toute cette intrigue que je voulais vous amener Zampa, l’ancien valet de chambre de don José et de M. de Château-Mailly.

Conception se souvint alors de l’intérêt que la comtesse Artoff avait paru porter à M. de Château-Mailly.

– Je sais bien, dit-elle, que le duc était votre ami et celui du comte Artoff, que vous teniez beaucoup à prouver à feu mon père…

– Je tenais à prouver la vérité, mademoiselle, répondit Baccarat avec un accent de dignité qui impressionna vivement Conception.

– La vérité, dites-vous ?

– Oui, certes.

– Dame ! fit Conception, je ne sais de quelle vérité vous voulez parler.

– M. de Château-Mailly, dit la comtesse, était du sang des Sallandrera.

– Ah ! répondit Conception, voilà ce qu’il a prétendu, du moins.

– Et ce qui était vrai.

– Cependant…

– Oh ! vous m’écouterez, mademoiselle, dit la comtesse, vous m’écouterez jusqu’au bout, et alors…

– Voyons ? dit la jeune fille, qui s’était remise en défiance vis-à-vis de Baccarat.

– Le colonel de Château-Mailly, ce Russe que mon mari et moi avons connu à Odessa, existe encore. Il était réellement possesseur des papiers qui constataient la mystérieuse filiation de sa race et l’extinction des vrais Château-Mailly.

– Alors, interrompit Conception, pourquoi ne les a-t-il point produits ?

– Il les a envoyés au duc.

– Qui ne les a point reçus…

– Non, car le courrier qui les portait a été assassiné à Lieusaint, dans la forêt de Sénart.

– Et on lui a volé les papiers ?

– Oui, mademoiselle.

– Madame, dit gravement Conception, l’accent de vérité dont vos paroles sont empreintes m’afflige d’autant plus que j’ai maintenant la conviction que vous avez été trompée comme moi.

– Trompée ?

– Oui, madame.

– Et… par qui ?

– Par le duc.

Baccarat secoua la tête.

– C’est vous, mademoiselle, dit-elle, qui, à cette heure encore, êtes cruellement abusée.

– Ainsi, vous croyez que ces papiers ont existé ?

– J’en suis certaine.

– Comment se fait-il, alors, que le duc se trouvant seul avec moi m’ait avoué… indirectement, il est vrai, avec des réticences même, mais enfin de façon que je ne pusse m’y méprendre.

– Que vous a-t-il avoué ?

– Il m’a laissé entendre que les papiers n’existaient pas.

Conception s’attendait à voir la comtesse se récrier à cette révélation ; il n’en fut rien.

– Je sais, en effet, dit Baccarat, que le duc a balbutié quand vous l’avez sommé de répondre.

– Ah ! vous savez cela.

– Oui.

– Pourtant nous étions seuls.

– Pardon, mademoiselle, le duc votre père se trouvait dans un cabinet voisin, et il voyait et entendait tout.

Conception se mordit les lèvres.

– Soit, dit-elle ; mais le duc de Château-Mailly se croyait seul avec moi, lui.

– Vous vous trompez…

– Il savait… il avait entendu !

– Il avait reçu une lettre de vous le matin, et cette lettre lui disait que vous ne seriez pas seule, que vous seriez écoutés, épiés…

– Ah ! s’écria Conception, voilà qui est faux, madame, complètement faux.

– Cette lettre existe pourtant.

– Ah ! je le nie !

– Je l’ai en ma possession.

– Vous ! oh ! par exemple.

– Tenez, dit la comtesse, venez avec moi dans votre chambre.

– Pour quoi faire ?

– Vous y trouverez de la lumière.

– Vous voulez me montrer cette lettre ?

– Sans doute.

– Tenez, madame, dit Conception, je commence à croire que vous ou moi avons complètement perdu la raison. Venez.

Et la jeune fille, se levant avec une certaine animation, prit la comtesse par le bras et l’entraîna dans l’intérieur de l’habitation, qui se trouvait dans l’obscurité et le silence.

– Marchez sur la pointe du pied, lui dit-elle. Il est inutile que ma mère sache rien de tout cela.

Conception fit traverser à la comtesse un long corridor qui conduisait jusqu’à sa chambre et, arrivée dans cette pièce, elle ferma la porte et alluma un flambeau.

Alors la comtesse tira de son sein un petit paquet de lettres attachées par un ruban de soie bleue et elle les tendit à Conception.

– Voilà, lui dit-elle, votre correspondance avec M. de Château-Mailly.

– Ma correspondance avec le duc !… exclama Conception. Ah ! c’est vous qui êtes folle, madame ! je n’ai écrit au duc qu’une seule fois en ma vie.

Et elle jeta les yeux sur l’enveloppe de l’une de ces lettres et soudain elle jeta un cri.

– Mais c’est mon écriture ! dit-elle.

Et, en effet, il lui arrivait à elle ce qui était advenu à la comtesse Artoff quelques mois auparavant ; on lui présentait une écriture qui ressemblait si parfaitement à la sienne, que c’était à s’y méprendre, et qu’elle-même devait tout d’abord s’y tromper. Elle courut vers la table qui supportait le flambeau ; elle ouvrit ces lettres d’une main convulsive, elle les parcourut avec une avidité fiévreuse et murmurant :

– Je crois que je suis folle… ou alors… Oh ! je fais un rêve affreux !

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