XX

– Vous ne rêvez pas, señora, dit la comtesse.

Conception redressa la tête et la regarda d’un air éperdu.

– Mais j’ai donc écrit cela ? s’écria-t-elle.

– Non, mais on a imité votre écriture.

– Ah ! dit la jeune fille, qui se frappa soudain le front. Et le duc a reçu ces lettres, madame ?

– Toutes.

– Et il les a crues de moi.

– Il est mort avec cette conviction.

– Oh ! mais c’est épouvantable, cela !

– Vous avez raison. Mais lisez… lisez tout !

Et Conception, dominée par l’accent de Baccarat, se mit à lire toutes ces lettres tracées par Rocambole, et transmises comme venant d’elle à M. de Château-Mailly par l’infidèle Zampa.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Conception, mais je comprends, maintenant.

– Ah ! vous comprenez ?

– Le duc croyait que je l’aimais…

– Sans doute.

– Qu’un ennemi imaginaire s’opposait à notre union…

– Votre mère, dit la comtesse. Le duc est mort convaincu que Mme de Sallandrera avait été le seul obstacle à son bonheur.

– Mais qui donc lui portait ces lettres ?

– Zampa.

– Le misérable !

– Zampa était un instrument.

– Ce n’est donc pas lui qui les a écrites.

– Non.

– Qui donc alors ?

– Zampa vous le dira.

– Pourtant cet homme s’est vanté d’avoir empoisonné le duc.

– C’est vrai.

– C’est donc lui ?…

– Il a été le bras. Mais il faut chercher ailleurs la pensée qui l’a dirigé.

– Mon Dieu ! madame, dit Conception, dont le front était baigné de sueur, il y a dans tout cela un horrible mystère que je vous supplie d’éclaircir.

– Je ne puis encore… plus tard… Il faut que Zampa soit là. Lui seul pourra vous dire…

– Le nom de celui qui lui a conseillé le meurtre de M. de Château-Mailly ?

– Oui. C’était, paraît-il, du reste, un homme entre deux âges, à la barbe et aux cheveux rouges, toujours vêtu d’une polonaise à brandebourgs, et qui possédait les secrets de Zampa assez bien pour l’envoyer à l’échafaud.

– Et c’est par crainte que celui-ci a agi ?

– C’est par crainte d’abord, et ensuite dans l’espoir d’une récompense.

– Mais, madame, interrompit Conception, vous me direz au moins dans quel but on a assassiné M. de Château-Mailly.

– Mais de peur que tôt ou tard il n’arrivât jusqu’à vous.

– Ainsi c’était un rival…

– Vous venez de prononcer le mot.

– Prenez garde, madame, s’écria la jeune fille, qui se redressa soudain, il est deux hommes qui ont ouvertement aspiré à ma main.

– Je le sais.

– Le premier se nommait don José.

– Il est mort avant le duc, mademoiselle.

– Le second…

– Oh ! je n’accuse personne.

– Le second, acheva Conception avec fermeté, se nomme le marquis de Chamery, et vos paroles…

– Pardon, mademoiselle, dit la comtesse, M. le marquis est jeune et non entre deux âges, et il n’a point, que je sache, la barbe et les cheveux rouges ; donc, il est probable que ce n’est pas lui qui remettait à Zampa les lettres que M. de Château-Mailly croyait venir de vous.

Conception respira. Les dernières paroles de la comtesse venaient de soulager sa poitrine du poids énorme qui l’oppressait.

– Mais alors, madame, dit-elle, j’étais donc aimée et désirée dans l’ombre ?

– Peut-être…

– Et… par qui ?

– Avez-vous lu le manuscrit que je vous ai fait remettre hier soir ?

– Oui, madame.

– Et… sans doute, vous ne l’avez point compris ?

– Je n’ai pas compris, du moins, quel rapport il pouvait y avoir entre les personnages de cette longue histoire et moi.

– Ah ! dit Baccarat, c’est que cette histoire n’est point terminée.

– Comment l’entendez-vous ?

– Je veux dire qu’elle n’a point encore de dénouement.

– Ce sir Williams, ce frère du comte de Kergaz, est mort pourtant.

– Il ne l’était pas il y a quatre mois.

– Mais il n’est plus en Europe, du moins.

– Il est revenu à Paris il y a un an.

Dans ses rapides mémoires, la comtesse Artoff avait si bien dépeint l’abominable sir Williams, que la jeune fille ne put s’empêcher de frissonner à ces dernières révélations.

– Mais, se hâta d’ajouter Baccarat, rassurez-vous : s’il vivait encore il y a quatre mois, il est mort depuis.

– Ah ! il est mort.

– Il est mort sans avoir pu réussir le dernier plan ténébreux qu’il avait formé.

– Et ce plan ?

– Votre main en était le but.

Conception jeta un cri.

– Moi ! moi ! dit-elle.

– Vous.

– Il voulait m’épouser ?

– Non, pas lui, mais…

– Mais qui donc, grand Dieu ?

– Un homme qu’il avait élevé, qu’il protégeait, dans lequel il s’était incarné.

– Et cet homme ? demanda Conception frissonnante, cet homme ?

– On le nomme Rocambole, dit froidement la comtesse Artoff.

– Rocambole ! exclama la jeune fille ; Rocambole ! ce bandit qui voulait séduire la comtesse de Kergaz ?

– Lui-même.

– Et il voulait m’épouser ?

– Oui, mademoiselle.

– Horreur !… s’écria Conception, qui ne put réprimer un geste de dégoût et d’effroi.

– Il voulait vous épouser, poursuivit la comtesse Artoff, et sir Williams lui avait juré qu’il réussirait.

– Quelle audace ! s’écria Conception, dont tout le sang patricien se révolta.

– Mais, acheva la comtesse, Rocambole a été ingrat, il a tué son protecteur, et avec sir Williams ses chances de succès ont disparu !

Conception demeura comme anéantie et pour ainsi dire pétrifiée pendant quelques minutes. D’abord révoltée en son orgueil à la seule pensée qu’un misérable comme Rocambole avait pu aspirer à sa main, elle avait été prise ensuite d’une sorte de prostration et de stupeur impossible à redire. Enfin elle se redressa et regarda fièrement la comtesse Artoff.

– Madame, lui dit-elle, tout ce que vous me dites est étrange, inouï, monstrueux, et sans doute que je suis folle de vous écouter et niaise en paraissant vous croire.

– Mademoiselle…

– Mais admettons la vérité de tout ce que vous me dites ; admettons un moment qu’il ait pu se trouver à Paris un bandit nommé sir Williams, un misérable appelé Rocambole, que ces deux hommes se soient entendus et que l’un d’eux ait osé aspirer à ma main.

– Cela est vrai, dit Baccarat avec conviction.

– Soit, je l’admets. Vouloir, quoi qu’on en ait dit, n’a jamais été pouvoir, et si Rocambole eût demandé ma main…

– Vous la lui eussiez refusée, voulez-vous dire ?

Conception ne se donna point la peine de répondre.

– Mademoiselle, poursuivit Baccarat, que les airs hautains et le dédaigneux silence de la jeune patricienne n’irritèrent point, vous m’avez promis de m’écouter, n’est-ce pas ?

– Je vous le promets encore ; parlez, madame, parlez.

– Il y a bien longtemps, continua la comtesse, plus de trente années, car c’était au commencement de la Restauration française, un homme vint à Paris qui se fit appeler le comte de Sainte-Hélène. Le roi le nomma colonel, le faubourg Saint-Germain lui ouvrit ses portes. Cet homme, un jour, revenant d’une revue, fut accosté, dans son brillant uniforme, par un mendiant : ce mendiant lui tendit la main, lui donna un nom qui n’était ni titré ni sonore. Le fringant colonel le repoussa, le mendiant éleva la voix, et alors, sur la place du Carrousel, commença un drame que la cour d’assises dénoua quelques mois après.

– Je sais cette histoire, dit Conception, et je ne vois aucun rapport entre elle et notre situation.

– Ah ! c’est que, mademoiselle, dit la comtesse, vous devez bien penser que sir Williams avait convenablement vêtu son élève Rocambole, et que pour songer à en faire votre époux…

– Oh ! dit Conception avec un fier sourire, une femme comme moi ne se trompe point sur l’origine d’un homme.

– Vous croyez ? interrogea la comtesse, qui eut comme une légère ironie dans la voix.

– J’en suis certaine. Si on m’avait présenté monsieur… Rocambole, même avec des épaulettes de général…

– Soit, interrompit la comtesse. Maintenant, mademoiselle, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous parler d’un personnage qui, je crois, la nuit dernière, a, jusqu’à un certain point, attiré votre attention.

Conception eut un tressaillement. Le rouge monta à son front.

– Est-ce que vous voulez me parler… de ce jeune homme ?

– Du forçat, mademoiselle.

– Ah !… dit la jeune fille, qui fut prise d’un étrange battement de cœur, vous allez me dire qu’il est pareillement mêlé à ma propre histoire.

– Oui, mademoiselle.

– Comment… cela ?

– Le forçat Cogniard avait assassiné le vrai marquis de Sainte-Hélène.

– Eh bien ?

– L’élève de sir Williams, qui avait le besoin de se faire une peau convenable, a pris celle de ce forçat.

– Que dites-vous ? s’écria Conception.

– Rocambole a cru s’être débarrassé de l’homme que vous avez vu hier, et il n’a réussi qu’à l’envoyer au bagne.

– Comment ! cet homme…

– Ne vous a-t-il point dit, la nuit dernière, que, jeté mourant, à la suite d’une tempête, sur un écueil, il y avait été trouvé par un navire portant pavillon suédois ?

– Oui, sans doute.

– Et il vous a conté son histoire à partir de ce moment. Mais il ne vous a pas dit qu’il avait abordé à la nage l’îlot de rochers en compagnie d’un passager échappé comme lui au naufrage.

– Et ce passager ?

– Ce passager l’a abandonné dans la crevasse où les négriers l’ont trouvé deux jours après. Il l’a abandonné avec la certitude qu’il y mourrait.

– Mais pourquoi ? dans quel but ?

La comtesse Artoff haussa imperceptiblement les épaules.

– Pourquoi ? dit-elle, mais parce que ce passager s’appelait Rocambole, et qu’il venait de s’emparer des papiers, du passeport et des vêtements du malheureux.

– Ah ! dit Conception, je comprends tout maintenant. Et… c’est… sous ce nom…

– Sous ce nom que Rocambole s’est produit dans le monde, qu’il a été mis en possession d’une grande fortune, qu’à l’aide de ce nom menteur et de cette fortune il espérait…

– C’est étrange, madame, interrompit Conception, mais j’interroge en vain mes souvenirs. Je suis beaucoup allée dans le monde, à Paris ; j’y ai été courtisée par des nuées d’adorateurs qui s’adressaient un peu à moi, beaucoup à ma dot ; mais il faut bien que ce M. Rocambole, qui avait de si hautes prétentions, n’eût rien de très distingué dans toute sa personne, car je ne l’ai point remarqué.

Baccarat se mordit les lèvres.

– Cherchez bien dans vos souvenirs, dit-elle.

– Il est beaucoup plus simple, madame, murmura Conception, que vous me disiez le nom qu’il portait, ce nom qu’il avait, prétendez-vous, volé à ce jeune homme dont nous parlions…

À ces derniers mots de la jeune fille, la comtesse Artoff se leva. Jusque-là, Baccarat avait parlé simplement, en femme du monde qui cause dans un salon et raconte des événements qui lui sont, jusqu’à un certain point, étrangers. Mais, en ce moment, une sorte d’austérité triste, de solennité mystérieuse se peignit sur son visage.

– Mademoiselle de Sallandrera, dit-elle, vous portez un grand nom, vous avez dans les veines le sang le plus pur de la vieille et noble Castille, et vous êtes de ces races que la foudre déracine quelquefois, mais qu’elle ne terrasse jamais.

Et comme ces paroles semblaient vivement impressionner Conception, la comtesse Artoff reprit :

– C’est pour cela que j’ai osé venir à vous, car j’ai foi en la virilité de votre cœur ; et si cruel, si épouvantable que soit le coup dont il me va falloir vous frapper…

– Moi ! moi ! s’écria Conception, qui se leva à son tour et, pâle, frissonnante, l’œil hagard, regarda la comtesse Artoff. Moi ! moi ! vous voulez me frapper ? répéta-t-elle avec égarement, tandis que d’étranges idées commençaient à se heurter dans son esprit.

– Je veux vous sauver, malheureuse enfant ! répondit Baccarat.

– Oh ! mais parlez ! dites ! expliquez-vous ! s’écria la jeune fille, qu’une vague épouvante envahissait ; parlez, madame, parlez !

La comtesse hésita quelques secondes encore, puis elle dit lentement :

– Le jeune homme que vous avez vu cette nuit et qui porte la vareuse des forçats ; ce jeune homme à qui on a volé son nom, sa fortune, sa famille, savez-vous comment il se nomme ? C’est le véritable marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery. Vous avez aimé Rocambole !

Mademoiselle de Sallandrera ne jeta pas un cri, ne prononça pas un mot ; mais elle recula, étendit les bras et tomba à la renverse sur le parquet.

Au bruit, une porte s’ouvrit, une femme à demi vêtue se précipita dans la chambre, vit Conception immobile et sans vie, regarda la comtesse Artoff, et s’écria :

– Ah ! j’ai tout entendu… vous venez de tuer mon enfant !

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