XVIII

Le lendemain de ce jour où la municipalité de Cadix avait offert un bal à Sa Majesté Catholique – bal durant lequel s’étaient déroulés tant d’étranges événements –, vers huit heures du soir environ, une chaise de poste, attelée de quatre mules empanachées et garnies de grelots, entra dans la cour de l’hôtel des Trois Mages, l’hôtel où étaient descendus M. et Mme Fernand Rocher.

La chaise de poste, qui était de tournure allemande et sortait d’un atelier de carrosserie d’outre-Rhin, renfermait un seul personnage. Sur le siège de devant, et pendus aux étrivières, derrière, on voyait quatre laquais galonnés à outrance et portant des redingotes vertes doublées de fourrures.

Le personnage qui descendit dans la cour de l’hôtel, en s’appuyant sur le bras de ses valets, et devant lequel tout le personnel de l’hôtel se rangea respectueusement, avait, pour des regards espagnols, une apparence assez originale. C’était un homme à qui on pouvait donner de quarante-cinq à cinquante ans. Il était de taille moyenne, maigre et sec ; son visage jaune était ridé comme du vieux parchemin. Une magnifique chevelure d’un blond jaune – une chevelure d’albinos –, descendait sur ses épaules en boucles confuses, et il portait une barbe de même couleur.

Ce personnage, dont l’œil gris avait des reflets étranges et était d’une grande et perpétuelle mobilité – ce personnage, disons-nous, était vêtu d’une singulière façon pour un homme qui voyage sous le soleil espagnol. Il portait une longue houppelande verte comme les livrées de ses gens, doublée pareillement de fourrures et garnie de brandebourgs. Son pantalon collant gris perle sortait d’une paire de bottes en cuir rouge de Russie ; et son chapeau bleu ciel avait la forme octogone du chapska polonais.

Des quatre laquais qui accompagnaient cet important personnage, trois ne parlaient que le russe, le polonais et l’allemand.

Le quatrième possédait les langues occidentales, savoir : le français, l’anglais et l’espagnol, et il apprit à l’hôtelier des Trois Mages les titres et qualités de son maître.

Le personnage à la polonaise et aux cheveux jaunes était un grand seigneur polonais, le baron Wenceslas Polaski, riche de plusieurs lieues carrées en Poméranie, veuf et sans enfants, misanthrope au suprême degré, pleurant sa femme qu’il avait perdue vingt années auparavant et voyageant sans cesse dans l’espoir de l’oublier.

Tandis que l’hôte espagnol, grave Andalou qui avait été muletier dans sa jeunesse, écoutait, en roulant sa cigarette, le récit du laquais interprète, la señora Pépita, sa femme, conduisait pompeusement, et avec le cérémonial usité en pareil cas, le grand seigneur polonais au plus bel appartement.

L’hôtel des Trois Mages était situé sur une place voisine du port, et les croisées de l’appartement qu’on donna au baron Wenceslas Polaski avaient vue sur la mer.

Le noble étranger ouvrit l’une de ces croisées et, tandis que ses gens montaient ses bagages et procédaient à son installation, il s’accouda au balcon et jeta un coup d’œil investigateur autour de lui.

La nuit n’était point venue encore. Les derniers rayons du soleil couchant resplendissaient sur la mer.

Le baron fit un signe, et l’un de ses laquais, ouvrant une valise, en retira une longue-vue gigantesque, qu’il lui apporta sur-le-champ.

Le noble étranger la prit avec flegme, la mit à sa portée et la braqua sur le port. À sa gauche était un vaste édifice aux toits en terrasse. Le baron, qui sans doute connaissait déjà Cadix, reconnut le palais du gouvernement.

Au-delà de cet édifice, baignant ses dernières assises dans la mer, un grand et vaste monument aux murailles grises, à l’aspect triste et sombre, attira ensuite son attention. C’était le bagne.

Puis dans un lointain, sur la droite, au pied d’une colline, trempant ses murs blancs dans le flot bleu de la Méditerranée, l’étranger aperçut une jolie villa entourée de citronniers et de grenadiers en fleurs – et cette villa attira sur-le-champ son attention.

Le grand seigneur polonais braqua sa longue-vue sur la villa, l’examina tout à son aise ; puis il se tourna vers celui de ses laquais qui lui servait d’interprète et lui dit quelques mots en anglais.

Le laquais sortit et revint peu après avec l’hôtelier lui-même, à qui il dit :

– Le baron, mon maître, désirerait savoir à qui appartient cette maison de plaisance qu’on voit là-bas à droite, au bord de la mer.

– À monseigneur l’archevêque de Grenade, répondit l’hôtelier.

Le baron Wenceslas, à qui son valet traduisit les paroles de l’hôtelier, fit un signe approbatif.

L’hôtelier continua :

– En ce moment, la maison de plaisance est habitée par deux dames parentes de Sa Grâce, la duchesse de Sallandrera et sa fille.

Le baron s’inclina encore.

C’était tout ce qu’il voulait savoir. Après quoi le noble personnage prit un crayon, tira de sa poche une carte armoriée sur laquelle on lisait son nom, et il écrivit au-dessous le nom de l’hôtel où il était descendu.

Ensuite il ouvrit un volumineux portefeuille à travers les vastes poches duquel l’hôtelier put voir plusieurs paquets de bank-notes, et il en retira une lettre à l’adresse du señor Pedro C…, commandant militaire du port de Cadix.

Il plaça cette lettre sous les yeux de l’hôtelier ainsi que sa carte, et le laquais interprète dit :

– Monseigneur désire faire remettre cette lettre et sa carte au capitaine Pedro C… ; c’est de la part du général C…, de Paris.

L’hôtelier s’inclina, prit la lettre et la carte et disparut.

Alors le baron serra les brandebourgs de sa polonaise, assura son chapeau sur sa tête, alluma un gros cigare qu’il retira d’un étui en cuir de Russie, et, les mains dans ses poches, il sortit. Le baron Wenceslas voulait sans doute, en attendant qu’on lui servît à souper, prendre l’air et faire un tour par la ville.

Comme il traversait la cour de l’hôtel et gagnait la porte cochère, un homme d’environ trente ans, donnant le bras à une jeune femme, passa près de lui. Il était presque nuit, et il ne put saisir que très imparfaitement leurs traits ; cependant il tressaillit et se retourna vivement.

Le jeune couple continua sa marche et gagna l’escalier sans avoir pris garde au Polonais.

Le noble personnage sortit, fit deux tours sur la place, descendit jusqu’au port et revint une demi-heure après.

– Le souper de monseigneur est servi, dit un des quatre laquais galonnés à outrance.

M. le baron s’était fait servir dans sa chambre. Il se mit à table, soupa de très bon appétit, et il savourait un dernier verre de xérès, lorsque l’hôtelier osa se présenter, un gros registre à la main.

Ce registre était celui sur lequel chaque voyageur qui descendait à l’hôtel était tenu d’écrire de sa main : son nom, sa profession et son pays.

Le baron regarda l’hôtelier, puis le registre, et parut ne point comprendre. Alors l’honnête Espagnol posa le registre devant lui et dit quelques mots au valet.

Le valet traduisit et le baron hocha la tête en signe d’assentiment. Il prit le registre et se mit à feuilleter curieusement, tandis qu’on lui apportait une plume et de l’encre.

Mais, presque aussitôt, un nom, qui se trouvait tout en haut de la dernière page, le frappa et lui donna sans doute l’explication de ce tressaillement qui s’était emparé de lui au moment où il avait croisé dans la cour le jeune couple étranger. Ce nom n’était point inconnu sans doute au gentilhomme polonais, qui lut :

Monsieur et madame Fernand Rocher, de Paris.

Le noble étranger ressentit probablement une assez vive émotion, mais aucun muscle de son visage ne bougea, et il écrivit son propre nom avec un sang-froid parfait.

Son laquais ayant annoncé qu’il ne savait pas l’espagnol, il n’eut pas la moindre peine à garder le plus profond silence.

Seulement, son repas terminé, les garçons de l’hôtel qui l’avaient servi à table et le laquais qui remplissait les fonctions d’interprète étant sortis, le baron, profitant du moment où il se trouvait seul, voulut sans doute se dédommager de ne point savoir la langue castillane, et il s’adressa le petit monologue suivant en très bon français :

– Mon cher Rocambole, ou vous êtes par trop naïf, ou la rencontre que vous venez de faire doit vous mettre sur la voie de bien des choses. M. et Mme Fernand Rocher, se trouvant à Cadix, ont évidemment beaucoup vécu dans l’intimité du señor capitaine Pedro C…, commandant du port. Le commandant leur aura raconté l’histoire de cet imposteur qui prétend être le vrai marquis de Chamery. Le vrai marquis les aura vivement intéressés ; ils auront écrit à Paris, et, naturellement, à la comtesse Artoff. Si cette dernière n’est point à Cadix, évidemment elle y est bien représentée.

Le prétendu grand seigneur polonais en était là de son monologue, quand on frappa doucement à la porte.

– Entrez, dit-il en français.

La porte s’ouvrit.

Avant de prononcer le nom du personnage à qui elle livra passage, disons que le baron Wenceslas Polaski se trouvait assis auprès de la croisée ouverte, qu’il tournait à moitié le dos à la table sur laquelle il avait pris son repas, et que, par conséquent, son visage n’était point éclairé par la lampe que supportait cette table.

Le reflet de cette lampe, au contraire, tombait d’aplomb sur la porte et éclaira complètement le laquais interprète et le personnage auquel il servait d’introducteur et qu’il annonça en disant en anglais :

– Le valet de chambre du capitaine Pedro C…, commandant du port.

Le commandant, en effet, qui venait de recevoir la lettre de son parent le général, s’empressait de répondre au baron polonais et l’avertissait qu’il serait heureux de le recevoir dès le lendemain.

Il avait confié son message à un homme que la comtesse Artoff avait fait entrer à son service, la veille, et que nous avons retrouvé au bal de la municipalité de Cadix.

Cet homme fit tressaillir vivement le baron Wenceslas Polaski. C’était Zampa.

Et, chose bizarre, Rocambole avait pris, pour venir à Cadix, le déguisement sous lequel, jadis, il s’était toujours manifesté au Portugais.

Heureusement pour lui, comme nous venons de le dire, son visage était dans l’ombre, et l’élève de sir Williams eut le temps de faire un signe.

À ce signe, le laquais interprète sortit, et Zampa s’approcha. Le baron étendit la main, prit la lettre, puis, sans affectation aucune, il la posa sur la table, fit deux pas en arrière et passa dans la pièce voisine, avant que Zampa eût pu voir son visage. La pièce voisine était la chambre à coucher.

Le baron y resta environ trois ou quatre minutes ; puis il revint, s’approcha de la table, et exposa son visage à la clarté de la lampe.

Soudain Zampa recula. Il avait reconnu l’homme à la polonaise dont il avait été l’esclave à Paris.

L’homme à la polonaise avait un revolver à la main, et il posait un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à Zampa. Zampa, qui avait déjà reculé, recula encore.

– Mon bel ami, lui dit alors l’homme à la polonaise, en très bon français et non en anglais, je crois que nous sommes de vieilles connaissances.

– En effet, murmura le Portugais.

– Et si tu m’en crois, poursuivit Rocambole, nous causerons, car nous devons avoir beaucoup de choses à nous dire.

– C’est possible, répondit Zampa, qui tremblait de tous ses membres.

– Voyons, assieds-toi, dit Rocambole, et remets-toi un peu de ton émotion ; tu es impressionnable comme une jeune fille.

Et Rocambole se prit à rire, alla pousser le verrou de la porte et revint auprès de Zampa.

– Nous sommes bien seuls, lui dit-il.

Et il s’assit, jouant d’un air indifférent avec le cylindre du revolver.

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