Abandonnons maintenant Cadix et revenons à Paris.
Huit jours après l’inhumation de l’intendant de l’Orangerie, du vieil Antoine, qu’on avait trouvé sans vie dans son lit et dont la mort avait été attribuée à une attaque d’apoplexie foudroyante, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery était de retour à Paris, dans son hôtel de la rue de Verneuil.
Arrivé de la veille, le marquis s’était levé cependant de bonne heure, et, assis devant une table placée auprès d’une fenêtre entrouverte qui donnait sur le jardin de l’hôtel, il paraissait plongé en une méditation profonde. Son front dans ses deux mains, son visage trahissant une secrète inquiétude, Rocambole s’adressait le monologue que voici :
– On a volé le portrait, on m’a laissé une carte qui m’a appartenu jadis quand je m’appelais don Inigo, et le personnage qu’on m’a dépeint était, au dire de Joseph, une femme ! Si une femme a dit cela, cette femme, c’est Baccarat ! Depuis huit jours, je me perds en conjectures. Ou je suis encore pour la comtesse Artoff le marquis de Chamery, ou elle a reconnu en moi Rocambole… Mais où et quand ?… Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois, l’hiver dernier, chez elle. Elle a levé sur moi le regard le plus indifférent du monde, et bien certainement, si elle m’eût reconnu alors, un tressaillement de son visage me l’eût appris. Où donc m’a-t-elle revu ? Et puis, en admettant que dans le marquis de Chamery elle poursuive Rocambole, pourquoi m’a-t-elle volé le portrait du vrai Chamery ? Le marquis est donc vivant ?
Cette question, que Rocambole s’adressait pour la seconde fois, hérissa ses cheveux et fit battre violemment son cœur.
– Il est certain, poursuivit-il, que si le marquis est vivant, je suis un homme perdu, et le meilleur, le plus simple moyen d’échapper à ma destinée, c’est de quitter Paris le plus tôt possible, et d’aller en Espagne épouser Conception. Jusqu’à présent, tout a bien marché et comme sur des roulettes. Les seules personnes qui pussent me dénoncer, Venture, sir Williams, Zampa, maman Fipart, sont morts. Le vieil Antoine a eu une apoplexie foudroyante pour ne point m’avoir reconnu. Enfin, tout Paris certifiera, au besoin, et plus haut encore que les papiers en ma possession, que je suis le seul, le vrai, l’authentique marquis de Chamery. Mais si le véritable, celui que j’ai cru mort, était vivant ; si Baccarat l’avait retrouvé… Oh ! alors…
Rocambole fut interrompu dans son monologue par deux coups frappés à sa porte.
– Entrez ! dit-il.
Ce fut le vicomte Fabien d’Asmolles qui se montra.
Fabien était toujours ce gentilhomme affable et doux que le bonheur n’avait point rendu égoïste, et qui songeait au bonheur des autres.
– Mon cher Albert, dit-il en entrant, je suis enchanté de te voir levé.
– Pourquoi ?
– Parce que nous allons sortir à l’instant même.
– Où m’emmènes-tu ?
– À l’ambassade d’Espagne, où tu n’auras qu’à signer toutes les pièces que l’on t’a demandées pour que tes lettres de naturalisation soient entérinées sur-le-champ.
– Tu es allé vite en besogne, cher Fabien, répondit Rocambole, réconforté par la nouvelle que lui apportait le vicomte.
– Il faut bien que je m’occupe de ton bonheur.
Le faux marquis serra la main de Fabien et s’habilla lestement.
– Tu sais que tu pars demain soir, continua le vicomte.
– Oui, répondit Rocambole, et je pars légèrement inquiet, malgré ma joie.
– À propos de quoi ?
– Le vol de ce portrait à l’Orangerie me livre aux plus étranges conjectures.
– En effet, murmura Fabien, tous les renseignements que tu as recueillis me semblent plus que bizarres.
– Je crains que quelque ancienne maîtresse, à l’aide de ce portrait, ne tente quelque démarche auprès de Conception. Qui sait ? Les créatures de ce genre sont capables de tant de choses !
– Bah ! murmura Fabien, le cœur de Conception est cacheté à ton adresse.
– Je le sais.
– Et lui prouvât-on demain que tu as mérité le bagne, ajouta Fabien en riant, elle t’aimerait malgré tout.
– Je le crois, murmura Rocambole, qui réprima à grand-peine un mouvement nerveux.
Il était alors neuf heures du matin.
Le faux marquis et Fabien sortirent en coupé, se rendirent à l’ambassade, sur le quai d’Orsay, et furent reçus par le chancelier, qui présenta à Rocambole un volumineux dossier sur chaque pièce duquel ce dernier mit sa signature. Il y avait dans le cabinet du chancelier un personnage que le marquis salua et qui lui tendit la main. C’était le général C…, ce général espagnol qui habitait Paris depuis la chute de son drapeau, et dont le cousin, demeuré au service, commandait le port de Cadix. C’était au bal du général, on s’en souvient, que le neveu du duc de Sallandrera, le señor don José, avait été assassiné par la gitana.
Quand Rocambole eut donné toutes les signatures qu’on lui demandait, il se tourna vers le général :
– Eh bien ! général, lui dit-il, avez-vous quelque message à me confier pour l’Espagne ?
– Non, répondit le général avec un sourire triste, je suis un de ces exilés volontaires qui ne veulent plus entendre parler de la patrie. Quand partez-vous, marquis ?
– Demain soir.
– Et… où allez-vous ?
– À Cadix.
– Je sais pourquoi… fit le général en clignant légèrement son œil gauche. (Et s’adressant à Fabien, il ajouta :) Le marquis n’a pas fait un rêve mesquin en trouvant le chemin du cœur de mademoiselle de Sallandrera.
– Il l’aime, dit simplement Fabien.
– Si vous voulez une lettre pour Cadix, je vous en offre une, marquis.
– Avec plaisir, général.
– Pour le capitaine Pedro C…, commandant du port et mon cousin.
– Je l’accepte avec joie.
– Ah ! parbleu ! dit le général, le nom de Pedro me remet en mémoire une singulière aventure, dont je ne vous eusse jamais parlé si vous n’alliez à Cadix.
– De quoi s’agit-il ?
– Oh ! de toute une histoire.
– Voyons.
– Vous avez longtemps servi dans l’Inde, n’est-ce pas ?
– Très longtemps.
– Avez-vous eu sous vos ordres un matelot français ?
– C’est possible ; mais je ne m’en souviens pas ! répondit Rocambole… J’ai eu tant de matelots sous mes ordres !…
Et, après cette réponse évasive, il regarda le général et lui dit :
– Pourquoi me faites-vous cette question ?
– Attendez, vous allez voir. Il paraît qu’un matelot, sur la nationalité duquel on n’est pas très fixé encore, mais qui se dit français, a servi sous vos ordres dans l’Inde, qu’il connaît parfaitement, et qu’il a eu sur vos habitudes, vos goûts, vos relations de famille, des renseignements assez minutieux.
– Que me dites-vous là ? fit le faux marquis en tressaillant.
– Cet homme a été pris à bord d’un navire qui faisait la traite, continua le général.
– Ah !…
– Et condamné au bagne.
– Eh bien ?
– Eh bien ! devinez ce qu’il a osé dire pour sa défense.
– Ma foi ! je ne puis deviner, général.
– Il a prétendu qu’il était le marquis de Chamery, dit le général en riant.
Cette révélation foudroyante n’eut point sur Rocambole l’effet qu’on aurait pu en attendre. Au lieu de pâlir et de manifester un violent effroi, l’élève de sir Williams retrouva soudain ce sang-froid superbe et cette merveilleuse lucidité d’esprit qui avaient plus d’une fois sauvé le club tout entier des Valets de cœur. Il venait de comprendre, aux paroles du général, que le vrai marquis existait, et cependant il eut la force de sourire, et dit :
– Ah ! par exemple ! voici qui est trop fort.
– Je suis de votre avis, marquis. Mais attendez la fin de mon histoire, poursuivit le général.
– Voyons, général, elle m’intéresse.
– Le drôle était parvenu à faire croire à mon honorable cousin Pedro C… qu’il était bien le marquis de Chamery.
– En vérité !
– Pedro m’a écrit, il y a quelques mois, me chargeant de rechercher la famille de Chamery, etc., etc.
– Et… fit Rocambole en riant, qu’avez-vous fait, général ?
– J’ai répondu à mon cousin que son marquis de Chamery était un imposteur, attendu que le vrai avait dansé chez moi, la veille, à Paris.
– Ma parole d’honneur ! murmura Rocambole, voici qui ressemble à un véritable conte de fées.
Le général reprit :
– Puisque vous allez à Cadix, mon cher marquis, vous verrez votre sosie.
– Ah ! ma foi ! dit Rocambole, tenez, général, il me vient une bien singulière idée.
– Oh ! fit le général.
– Donnez-moi une lettre pour le capitaine Pedro, votre parent.
– Je vous l’ai offerte.
– Et recommandez-moi à lui sous un autre nom.
– Dans quel but ?
– Je passerai huit jours à Cadix incognito, je verrai tout à mon aise l’homme qui se fait appeler le marquis de Chamery, et je me ferai conter sa biographie.
– Très bien, dit le général ; je vous enverrai ce soir même une lettre à l’adresse du capitaine Pedro, dans laquelle je lui recommanderai chaudement… qui donc ?… acheva le général en consultant Rocambole du regard.
– Le comte Polaski, gentilhomme polonais, répondit Rocambole.
En ce moment, le vicomte Fabien d’Asmolles, qui causait avec le chancelier à l’autre extrémité du cabinet, et n’avait point entendu un seul mot de la conversation du général avec son prétendu beau-frère, se leva :
– Partons, dit-il à Rocambole. Nous allons jusqu’à la préfecture de police pour y chercher tes passeports.
Quelques minutes après, Rocambole et Fabien couraient sur le quai des Orfèvres, lorsque leur voiture fut croisée par un coupé bas, à la portière duquel le vicomte vit apparaître un visage de connaissance qui le salua.
Le vicomte fit un signe, les deux voitures s’arrêtèrent côte à côte.
– Bonjour, Fabien, dit la personne qui se montrait à la portière du coupé.
– Bonjour, Sériville, mon ami, répondit le vicomte.
M. de Sériville était un jeune magistrat récemment nommé juge d’instruction, et qui avait fait ses études de droit avec M. d’Asmolles.
– D’où viens-tu ? demanda le vicomte.
– De chez moi, rue Saint-Louis-au-Marais.
– Et tu vas ?
– Au palais de justice.
– Depuis que te voilà juge d’instruction, dit le vicomte en souriant, le monde ne te voit plus.
– Ah ! mon cher, répondit le magistrat, tu renouvelles mes douleurs en me parlant de mes fonctions.
– Bah !… Et pourquoi donc ?
– Parce que la première affaire dont j’ai été chargé est pour moi une véritable bouteille à l’encre.
– Quelle est donc cette affaire ?
– L’affaire de la cité des chiffonniers à Clignancourt.
Ces mots firent tressaillir Rocambole, qui se tenait au fond du coupé, et que le jeune magistrat n’avait point aperçu, car le buste de Fabien était encadré par la portière.
– Et qu’est-ce donc que cette ténébreuse affaire ? demanda le vicomte.
– Ténébreuse est vraiment le mot, mon ami.
– Mais… encore ?…
– On a trouvé à Clignancourt, il y a deux mois, une cave inondée d’eau. À la surface de l’eau surnageaient deux cadavres, celui d’une vieille femme étranglée, celui d’un homme qui a été reconnu pour un ancien forçat et qui a été tué à coups de couteau.
– Quelle horreur !
– Puis, assis sur le bord de la cave, poursuivit le magistrat, il y avait un homme vivant…
Rocambole fit un soubresaut au fond de la voiture. Heureusement le vicomte lui tournait le dos, et ne put voir l’horrible décomposition de ses traits.
– C’était sans doute, dit Fabien, l’assassin des deux autres ?
– Non, répondit le magistrat. Il était blessé dans le dos et couvert de sang. Ses vêtements ruisselants attestaient qu’il avait été précipité comme les autres dans la cave.
– Enfin, tu l’as interrogé ?
– Oui, mais il était fou, et il l’est encore.
Rocambole respira.
– Cet homme, qui parle espagnol et portugais, continua M. de Sériville, a été confié aux soins d’un médecin très habile.
– Ah !… Lequel ?
– C’est un mulâtre, le docteur Albot. Il a répondu de le guérir.
– Mais… dit Fabien, qui se tourna vers Rocambole, c’est ton médecin, le docteur Albot ?
– Oui, répondit le faux marquis de Chamery, qui, à force de résolution et d’énergie, était parvenu à rendre à sa physionomie son calme ordinaire, et il est très habile en effet.
– En sorte que jusqu’à présent tu n’as pu avoir la clef de ce mystère ? poursuivit le vicomte.
– Jusqu’à présent, répondit le magistrat, les investigations les plus habilement conduites sont demeurées infructueuses, et, tu le vois, je manque de bonheur pour mes débuts. Mais, ajouta le magistrat, qui tendit la main au vicomte, je me sauve, on m’attend au parquet. Adieu !…
– Au revoir, dit Fabien.
Le magistrat continua sa route, et les deux jeunes gens, peu après, descendirent de voiture dans la cour de la préfecture de police.
Une heure plus tard, muni de ses passeports, le marquis rentrait à son hôtel, rue de Verneuil, et se disait :
– Zampa n’est pas mort… on a volé le portrait… je suis perdu.
Mais chez Rocambole les heures de désespoir et les heures d’espérance se succédaient sans interruption.
Au dernier moment, quand tout était compromis et presque désespéré, le bandit retrouvait son audace, il se redressait, l’œil plein d’éclairs, le courage au cœur.
Le calme et la sécurité étaient parvenus à l’abattre, à peupler son chevet de fantômes, à remplir son âme de terreur. Quand il se retrouva face à face avec le danger, avec la lutte, l’élève de sir Williams redevint fort.
– Allons, se dit-il, c’est ma dernière partie ; je jouerai le tout pour le tout.