Le lendemain matin, tandis que son valet de chambre mettait la dernière main à ses valises, le faux marquis de Chamery sortit à pied de l’hôtel de la rue de Verneuil et se rendit rue de Surène, où on ne l’avait pas vu depuis bientôt deux mois.
Mais Rocambole avait si bien dressé le concierge, habitué d’ailleurs à ses absences prolongées, que le digne fonctionnaire se contenta de le saluer et n’osa pas lui faire une seule question.
Le faux marquis s’enferma chez lui, gagna ce fameux cabinet de toilette où il avait enfoui ses nombreux déguisements, et il y fit un choix de vêtements, de perruques, de favoris de toutes nuances ainsi que de divers pots de pommade ayant la propriété de blanchir ou de brunir la peau quand ils ne lui donnaient pas une teinte jaune ou rougeâtre. Notre héros entassa tous ces objets dans une malle de voyage dont il ferma les deux serrures à secret. Puis il descendit lui-même cette malle et dit au concierge stupéfait :
– Allez me chercher un commissionnaire.
Le concierge obéit, fit deux pas dans la rue, siffla d’une certaine façon et vit accourir un honnête Auvergnat qui stationnait ordinairement au coin de la rue de la Madeleine.
Rocambole lui remit sa malle, avec ordre de la porter rue de Verneuil ; puis, au lieu de le suivre, il gagna le faubourg Saint-Honoré et se dirigea vers l’hôtel dont le docteur Samuel Albot habitait le rez-de-chaussée.
Le faux marquis n’avait point pris la peine de se déguiser pour aller chez le docteur, dont il ne soupçonnait nullement, du reste, la complicité avec la comtesse Artoff. Il avait trouvé un prétexte excellent, parce qu’il était de la plus grande simplicité, pour se rendre chez le mulâtre et savoir où il en était du traitement qu’il faisait subir à Zampa. Le prétexte lui était fourni par son prochain départ. Il allait voir le docteur avec l’intention de lui dire :
– Je quitte Paris ce soir, docteur, je vais me marier en Espagne, et il est probable qu’au lieu d’y séjourner je m’embarquerai le lendemain de mon mariage pour le Nouveau Monde. Or, je viens vous faire mes adieux et vous demander en même temps, à vous, qui êtes américain, des lettres pour l’Amérique du Sud.
Rocambole se promettait bien, en méditant cette introduction, de ne point quitter le docteur sans avoir le dernier mot sur la folie de Zampa.
Mais l’étonnement du faux marquis ne fut point médiocre lorsque le suisse de l’hôtel lui eut dit :
– Le docteur est absent de Paris.
– Absent de Paris ! un médecin ? allons donc, c’est impossible ! dit Rocambole.
– C’est la vérité.
– Et depuis quand est-il absent ?
– Depuis huit jours.
– Ah !… et où est-il allé ?
– Je ne sais pas, monsieur, répondit le concierge ; mais on vous le dira peut-être rue de la Pépinière.
– Hein ? fit Rocambole, que ces mots étonnèrent, il demeure donc rue de la Pépinière ?
– Non, monsieur, mais il soignait un grand seigneur russe… qui était fou…
Rocambole s’appuya contre la porte du suisse et fut pris d’une sorte d’étourdissement.
– C’est bien, dit-il, je sais où… c’est… c’est chez le comte Artoff.
– Précisément.
Rocambole s’en alla d’un pas assez ferme. Mais lorsqu’il fut arrivé dans la rue, il se sentit chanceler, et comme une voiture passait vide près de lui, il y monta.
– Où allons-nous, bourgeois ? demanda le cocher.
– Rue de Surène, répondit le faux marquis.
La voiture tourna et se mit en route.
Alors seulement Rocambole retrouva sa présence d’esprit :
– Allons ! décidément, se dit-il, sir Williams avait raison de prétendre que lorsqu’il ne serait plus là ma chance tournerait. Voici maintenant que le comte Artoff, que j’ai rendu fou avec le poison volé au docteur, est soigné par le docteur lui-même. Or, il est évident que, puisqu’il en est ainsi, Samuel Albot aura reconnu d’où provient la folie du comte. Et qui sait si…
Un frisson parcourut les veines du faux marquis.
– Qui sait, reprit-il, si Baccarat et lui ne se sont point déjà entendus pour me perdre… Cocher ! cocher !
Le cocher se tourna sur son siège.
– Que désirez-vous, bourgeois ? demanda-t-il en se penchant.
– Conduisez-moi rue de la Pépinière, à l’hôtel Artoff.
L’élève de sir Williams venait d’avoir l’inspiration désespérée de l’homme qui court au-devant d’un péril certain.
– Je vais voir Baccarat face à face, se disait-il, et je saurai bien lire dans son regard comment je dois engager la lutte. J’ai un prétexte plausible pour me présenter chez elle. Son mari était lié avec Fabien ; Fabien est mon beau-frère ; je viens de sa part savoir des nouvelles du comte.
Le fiacre entra dans la cour de l’hôtel. Au premier coup d’œil, Rocambole jugea que les maîtres étaient absents.
Les croisées du rez-de-chaussée et du premier étage étaient fermées et il n’y avait aucune voiture attelée sous la marquise, à droite du perron.
– Où va monsieur ? demanda le suisse en le voyant descendre de voiture.
Rocambole alla droit à lui.
– Vos maîtres seraient-ils absents ?
– Oui, monsieur.
– Depuis quand ?
Le concierge parut hésiter à répondre ; mais le faux marquis prit son air le plus gentilhomme.
– Je suis, dit-il, le baron de K…, officier russe ; le comte est mon cousin et j’arrive de Saint-Pétersbourg.
Ces mots impressionnèrent le suisse.
– En ce cas, dit-il, monsieur le baron sait l’affreux malheur…
– Oui, le comte est fou.
– Hélas ! monsieur.
– Mais on espère le guérir, n’est-ce pas ? La comtesse m’a écrit qu’elle l’avait confié aux soins d’un habile médecin, le docteur Samuel Albot.
– Oui, monsieur le baron.
– Et ils sont absents ?
– Ma foi ! monsieur le baron, bien que Madame m’ait recommandé le silence, je présume que la consigne n’était pas pour vous.
– Assurément non, dit le faux marquis d’un ton léger.
– Monsieur le comte, poursuivit le suisse, est à Fontenay-aux-Roses, dans sa propriété…
– Avec le médecin mulâtre ?
– Non… avec un jeune docteur, élève de M. Albot, et qui doit, en son absence, soigner Son Excellence.
– Le docteur est donc absent ?
– Il est parti, voici dix jours, en compagnie de Madame la comtesse.
– Où sont-ils ?
– Je ne sais pas ; personne ne le sait.
– Je le saurai à Fontenay-aux-Roses, dit le prétendu baron, qui remonta dans son fiacre et s’en alla, laissant tomber cinq louis dans les mains du suisse.
Mais, comme on le pense bien, Rocambole n’alla point à Fontenay-aux-Roses, ainsi qu’il l’avait annoncé. Un souvenir, joint aux paroles du suisse, avait fait jaillir la lumière dans son esprit.
Le suisse lui avait dit :
– Le docteur est parti voici dix jours, avec Madame.
Ces paroles avaient évoqué le souvenir suivant : le jeune homme qu’on soupçonnait être une femme et qui, neuf jours plus tôt – les dates concordaient merveilleusement –, avait volé le portrait au château de l’Orangerie, était accompagné, lui avait dit Joseph, d’un homme aux cheveux crépus, au teint bistré, à la taille herculéenne, qui semblait être son précepteur, et d’un autre homme petit, grêle, également bistré de peau et dont les chevaux étaient blancs.
– Maintenant, pensa Rocambole, il n’y a plus à en douter, c’était le docteur Albot et Zampa qui l’accompagnaient, Zampa, dont les cheveux ont dû blanchir en une nuit, a dit le juge d’instruction.
Et le faux marquis, arrivé sur le quai d’Orsay, renvoya son fiacre, puis il rentra à pied rue de Verneuil, monta dans son cabinet et écrivit à Conception la lettre suivante :
« Ma bien-aimée,
« Je n’ai vu, je n’ai lu qu’une chose dans votre bonne lettre ; c’est que l’heure de notre bonheur était proche. Ah ! que me fait de devenir duc et Grand d’Espagne, que m’importe une ambassade ?
« C’est vous que je veux !… Mais enfin, puisque pour vous posséder il faut que je sois tout cela, j’obéirai.
« Grondez-moi bien fort, ma chère petite Conception. Il y a cinq jours que votre lettre est à Paris, et je ne l’ai ouverte que ce matin.
« Voici pourquoi : je n’étais pas à Paris. Nous sommes partis, Fabien et moi, pour aller visiter notre terre indivise encore en Touraine, le château de l’Orangerie, avec l’intention d’y passer vingt-quatre heures à peine et de revenir à Paris. Je n’avais donc pas ordonné de faire suivre nos lettres.
« Mais l’homme propose !…
« Nous sommes restés près de huit jours à l’Orangerie au milieu des émois que voici :
« Figurez-vous, ma chère belle, qu’à notre arrivée nous avons trouvé le château sens dessus dessous. Le vieil intendant était parti en toute hâte pour la ville voisine, et les autres domestiques étaient armés jusqu’aux dents.
« Un vol avait été commis au château. Mais ce vol était si bizarre, si étrange !… Une chaise de poste avait versé dans le fossé du parc, la nuit précédente ; un jeune homme qu’elle renfermait avait demandé l’hospitalité au château pendant qu’on réparait sa voiture. Ce jeune homme a prétendu être de mes amis. Le lendemain, quand il a été parti, on s’est aperçu qu’il avait emporté… Ah ! je vous le donnerais bien volontiers en mille, et vous ne devineriez pas ! Il avait emporté un portrait de moi, un portrait où j’étais représenté à l’âge de huit ou neuf ans, et qui se trouvait dans le grand salon de l’Orangerie.
« Or, ma chère Conception, ce n’est qu’à Paris que j’ai eu l’explication de ce vol singulier, et encore quelle explication !
« Tâchez de comprendre à demi-mot, car il me faut, pour vous dire cela, remonter dans le passé, à une époque où je ne pressentais point mon bonheur futur. J’arrivais à Paris, j’éprouvais le besoin de vivre et de me lancer à corps perdu dans le tourbillon parisien. Depuis six mois j’étais ce qu’on nomme un viveur, lorsque, vous vous en souvenez, votre cheval s’emporta en face de la cascade du bois de Boulogne. À partir de ce moment je m’arrachai à l’atmosphère corrompue au milieu de laquelle je vivais, pour respirer un air plus pur ; mais il paraît que j’avais laissé un regret au fond du gouffre…
« Ce regret était blond, il avait souffert comme souffrent les anges déchus, il voulait un souvenir de moi…
« Je l’avais refusé – on me l’a volé.
« Comprenez-vous ?
« Pardonnez-moi, chère Conception, ce pénible aveu ; mais il était nécessaire que je vous prévinsse, car on aurait fort bien pu se faire du portrait une arme contre moi – et il ne faut pas que vous me soupçonniez une seconde, car je vous aime…
« Et maintenant, laissez-moi vous dire quelles conséquences fatales a eues ce vol insignifiant. Notre vieil intendant, en zélé maladroit qu’il était, s’est empressé de courir à G… et d’y porter plainte chez le commissaire de police. Il est revenu de cette excursion dans un état déplorable. Il est mort dans la nuit d’une congestion cérébrale et force nous a été, à Fabien et à moi, de demeurer à l’Orangerie jusque après ses funérailles.
« Tels sont les motifs, chère Conception, qui m’ont empêché d’ouvrir votre lettre avant ce matin.
« Telles sont aussi les raisons pour lesquelles il s’écoulera bien quatre ou cinq jours avant que j’aie pu obtenir un passeport, les pièces dont j’ai besoin pour me faire naturaliser espagnol, et, enfin, pour que j’aie réglé quelques affaires d’intérêt.
« Mais dans quatre ou cinq jours je serai vraisemblablement en route, et, dans huit jours, vous me verrez à vos genoux.
« Votre FRÉDÉRIC. »
Cette lettre, que Rocambole venait d’écrire, avait, on le devine, un double but : le premier était de prévenir, dans l’esprit de Conception, l’usage que la comtesse Artoff pourrait vouloir faire du portrait. Le second était de pouvoir arriver incognito à Cadix et y demeurer quelques jours.
Rocambole s’était dit :
– J’ai supprimé Château-Mailly, don José, sir Williams, tous ceux qui me gênaient. Mais si je ne me débarrasse pas du forçat de Cadix, rien n’est fait, je suis un homme perdu.
Or, du moment où il s’avouait perdu, Rocambole retrouvait son audace, sa présence d’esprit, son énergie cruelle et sauvage, et ce calme qui le rendait si fort.
Pendant le reste de la journée, le prétendu marquis de Chamery s’occupa de son départ et ne quitta point le vicomte et la vicomtesse d’Asmolles.
Blanche, l’ange au front pur, Fabien, le gentilhomme accompli, mirent en voiture l’assassin Rocambole, et la femme, qui croyait embrasser son frère, fondit en larmes.
– Ma foi ! pensa le bandit en s’arrachant à leur étreinte, décidément j’étais né pour la vie de famille. Cela m’émeut… Est-ce que ce serait vraiment ma sœur ?
Et la chaise de poste tourna au grand trot l’angle de la rue Verneuil, et l’élève de feu sir Williams laissa glisser un sourire dans sa barbe blonde.
– Maintenant, se dit-il, il faut vaincre ou périr, vivre dans la peau d’un Grand d’Espagne ou finir au bagne…
« À nous deux, le forçat de Cadix !