Il s’écoula alors quelques secondes qui eurent pour ces deux femmes la durée d’un siècle. Mais, après s’être un moment mesurées du regard, elles se précipitèrent sur la jeune fille évanouie, la prirent à bras-le-corps et la portèrent sur le lit qui se trouvait dans la chambre. Baccarat voulut saisir un cordon de sonnette et l’agiter.
– Non, non, dit-elle, non ; rien que nous, nous seules !
Elle courut à une boîte à odeurs, y prit un flacon, le plaça sous les narines de la jeune fille, tandis que la comtesse Artoff lui frottait les tempes avec du vinaigre.
Au bout d’un quart d’heure de soins empressés, Conception rouvrit les yeux. Elle regarda fixement sa mère d’abord, puis la comtesse Artoff, semblant se demander comment et pourquoi elles se trouvaient là toutes deux. Puis tout à coup elle se frappa le front, et dit avec un accent étrange :
– Ah ! je me souviens, comtesse…
En prononçant ces quatre mots, elle se dressa sur son séant, puis elle se leva tout à fait et vint à Baccarat, qui, instinctivement, avait fait quelques pas en arrière pour laisser la duchesse s’approcher de sa fille.
– Madame, lui dit-elle avec un calme qui épouvantait, tant il ressemblait aux premiers symptômes de la folie, regardez-moi bien, je me nomme Conception de Sallandrera.
La duchesse comprit qu’il allait se passer entre sa fille et Baccarat quelque chose de solennellement terrible, et elle n’osa cependant intervenir, demeurant silencieuse et immobile à quelques pas.
– Je sais votre nom, mademoiselle, répondit la comtesse Artoff, légèrement émue, car elle devinait ce que Conception devait souffrir en ce moment.
– Madame, reprit Conception, vous rappeler mon nom, ajouter que je suis espagnole, c’est vous dire, je crois, que je sais haïr et aimer profondément ; la dernière de ma race, je me sens l’énergie sauvage de mes pères…
Un regard enflammé, qui éclaira alors le visage de la jeune fille, confirma à la comtesse Artoff la véracité de ses paroles.
Baccarat se taisait et paraissait attendre.
Conception reprit :
– Je me suis évanouie tout à l’heure, mais je me souviens de tout ce qui a précédé mon évanouissement, et la moindre de vos paroles est gravée là, dans mon souvenir.
Elle mit un doigt sur son front.
Baccarat voulut parler ; elle l’interrompit d’un geste impérieux :
– Vous venez de me dire, poursuivit-elle, que l’homme que j’aimais, que je dois épouser, n’était pas le marquis de Chamery. Vous me l’avez dit, n’est-ce pas ?
Baccarat inclina tristement la tête.
– Selon vous, le vrai marquis de Chamery est au bagne de Cadix ?
– Oui, mademoiselle.
– Et celui qui porte son nom à Paris ne serait autre que ce bandit dont vous avez écrit l’histoire tout exprès pour moi ?
– Rocambole, dit Baccarat avec l’accent de la conviction.
– Madame, répondit froidement Conception, regardez au chevet de mon lit, voyez-vous un crucifix ?
– Oui, mademoiselle.
– Eh bien ! écoutez le serment d’une Espagnole, d’une Sallandrera, de la fille d’une race dont la noblesse a plus de mille ans. Si ce que vous dites est vrai, si l’homme qui a failli m’épouser est le misérable dont vous parlez, il sera puni. L’amour que j’avais pour lui se changera en exécration, et je serai si humiliée, je me trouverai si outragée en songeant qu’il a osé lever les yeux sur moi, prendre ma main dans les siennes, que j’inventerai pour le châtier quelque supplice oublié des tourmenteurs du Moyen Âge.
Conception parlait bas, d’une voix sourde, saccadée ; son œil lançait des éclairs, son front pâle se creusait de rides olympiennes. Elle était magnifique de courroux et l’on sentait bien que le sang de vingt générations d’hidalgos coulait et se révoltait en elle. Elle s’arrêta un moment, regarda tour à tour sa mère, qui fondait en larmes, et la comtesse Artoff, qui, les yeux baissés, gardait une douloureuse attitude ; puis elle continua tout à coup, élevant la voix par degrés :
– Mais si vous m’avez menti, madame, si vous vous êtes trompée, si enfin tout ce que vous venez de me dire est faux, si l’homme que j’aimais était digne de mon amour, oh ! alors, foi de Sallandrera, foi d’Espagnole, ce n’est point à la justice, ce n’est point aux tribunaux que je m’adresserai pour vous châtier. Tenez, ajouta-t-elle, saisissant un poignard à manche de nacre qui se trouvait sur une table et dont elle se servait, la veille encore, pour couper les feuillets d’un livre, tenez, voilà l’instrument de ma vengeance. Si vous avez menti, vous mourrez de ma main !
Baccarat releva alors la tête.
– Mademoiselle de Sallandrera, dit-elle froidement, savez-vous bien que pour que je me sois décidée à vous ouvrir les yeux et à vous arrêter au bord de l’abîme, il a fallu que je prévisse les paroles que je viens d’entendre ? Si je n’avais pas eu dans les mains la preuve de ce que j’avance, je ne me serais pas hasardée à venir ici, car je pouvais vous tuer. Vous avez supporté le premier coup en fille des preux – maintenant je puis parler, car vous avez résisté là où d’autres seraient mortes peut-être.
Et comme il y avait dans ces dernières paroles de la comtesse Artoff quelque chose de mystérieux que Conception ne paraissait pas devoir comprendre sur-le-champ, elle ajouta :
– Il y a bientôt deux années, dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, une femme qui se nommait la marquise de Chamery expirait en prononçant le nom de son fils. Au pied de son lit d’agonie, une jeune fille et un jeune homme pleuraient, agenouillés, tandis qu’un misérable, une sorte d’homme d’affaires sans cœur, venait menacer l’orpheline de la déposséder de son héritage. En ce moment, un homme apparut qui prit l’homme de loi par le bras et le chassa. Cet homme s’écria, en courant à la jeune fille :
« – Blanche, je suis ton frère !
« Il s’agenouilla devant le cadavre de la marquise, et versa les larmes bruyantes d’un fils. Le lendemain, il se battit pour venger sa mort. Cet homme a été le lion de l’hiver, à Paris, il est entré dans une famille qui l’a cru son chef, il a serré toutes les mains, et Paris entier l’a proclamé le marquis de Chamery.
– Où voulez-vous en venir, madame ? demanda Conception. J’attends des preuves.
– Vous les aurez, mademoiselle ; mais, auparavant, il faut que je vous dise, il faut que vous compreniez bien quelle a été ma situation le jour où j’ai reconnu Rocambole dans le faux marquis de Chamery.
– Une preuve ! donnez-moi une preuve ! insista Conception.
– Mademoiselle, répliqua Baccarat, qui se redressa fière et dominatrice, fermez les portes si vous le voulez, si vous craignez que je cherche à vous échapper. Vous m’avez menacée de me tuer, si je ne puis vous prouver ce que j’avance. Mais, auparavant, il faut que vous m’écoutiez.
À son tour, Conception se sentit dominée par l’accent et le regard de la comtesse Artoff.
– Eh bien ! parlez, madame, dit-elle.
Baccarat reprit :
– Ce jour-là j’ai vu deux femmes devant moi : l’une – c’était vous – avait failli allier à ce misérable le sang de vingt générations héroïques ; mais le mal n’était point accompli. L’autre, mademoiselle, cette autre femme était moins heureuse que vous – car depuis longtemps déjà elle donnait le nom de frère à un assassin, elle lui tendait un front pur, elle jetait les bras à son cou, elle l’aimait comme on aime celui que notre mère a porté avant nous. Eh bien ! mademoiselle, continua Baccarat, était-ce à cette femme que je devais aller dire : « Celui que vous croyez votre frère est l’assassin de votre frère, et cette main que vous avez pressée tant de fois est tachée de son sang » ?
– Horreur ! murmura Conception.
– Vous, reprit la comtesse, vous êtes forte, je l’avais deviné, et je savais bien que je ne vous tuerais pas comme j’aurais tué la vicomtesse d’Asmolles.
– Mais enfin, madame, s’écria Conception, qui souffrait des tortures sans nom, si tout ce que vous dites est vrai, est-ce donc moi qui dois apprendre à Blanche de Chamery que nous avons…
– Madame d’Asmolles ne doit rien savoir, répondit Baccarat.
Et comme la jeune fille reculait stupéfaite, la comtesse s’empara de cet objet de forme longue et ronde qu’elle avait apporté avec elle.
– Avant de vous répondre, dit-elle, laissez-moi vous donner cette preuve que vous attendiez tout à l’heure avec tant d’impatience. Ce que vous voyez là est un portrait du marquis de Chamery enfant.
Conception tressaillit.
– Le marquis actuel, le vrai, celui qui est au bagne, ressemble, à vingt années de distance, à ce portrait, et cela à tel point, que vous ne sauriez vous y méprendre, vous qui l’avez vu la nuit dernière.
En parlant ainsi, Baccarat déroula cette toile que Zampa avait coupée dans son cadre.
Conception y jeta les yeux et poussa un cri. C’étaient bien même traits, même regard, même sourire déjà triste et rêveur.
– Mon Dieu ! murmura la jeune fille, ce portrait… où l’avez-vous eu ?
– Il a été volé par Zampa.
– Où ?
– Au château de l’Orangerie en Touraine.
– Ah ! s’écria Conception éperdue.
Elle se souvenait de la lettre qu’elle avait reçue le matin du faux marquis de Chamery. Et puis elle saisit la main de la comtesse et la secoua vivement.
– Tenez, dit-elle, donnez-moi une preuve, une seule, que ce que vous dites là est vrai, que ce portrait est bien celui du marquis de Chamery et qu’il a été pris au château de l’Orangerie, et je croirai tout…
Baccarat posa son doigt sur un des coins de la toile.
– Vous êtes peintre, dit-elle, et vous ne pouvez vous tromper. Lisez et examinez ces quelques mots tracés avec un pinceau trempé dans du rouge, vous verrez bien qu’ils sont de la même époque que le portrait.
Conception lut :
À mon jeune ami Albert de Chamery, Claudius B…,
au château de l’Orangerie, mai 18…
Cette preuve que Conception avait demandée, Baccarat venait de la lui fournir, écrasante, irrévocable ! Le portrait ressemblait au forçat ; le peintre avait écrit son nom, daté son œuvre et indiqué le lieu où il l’avait exécutée. Or, c’était bien à l’Orangerie que, d’après la lettre de Rocambole, le portrait avait été volé…
Mademoiselle de Sallandrera tendit la main à la comtesse Artoff, et lui dit :
– Pardonnez-moi…
Puis elle se renversa à demi sur un siège, et murmura d’une voix brisée :
– Ô mon Dieu ; je voudrais mourir…
La duchesse et Baccarat la soutinrent dans leurs bras.
Une heure après, et comme le jour commençait à naître, la comtesse Artoff sauta légèrement hors de la barque qui l’avait conduite à la villa, sur le port.
Un homme l’y attendait et vint à elle. C’était Fernand Rocher.
– Eh bien ? lui demanda-t-il vivement.
– Tout est fini, répondit la comtesse.
– Elle sait…
– Tout.
– Et elle n’en est point morte ?
– Je viens de la quitter en proie à une fièvre ardente, mais elle est sauvée !
– Vous croyez ?
– Oui, répondit la comtesse avec conviction ; la haine et l’amour la feront vivre.
– Que voulez-vous dire ?
– Elle a aimé cet abominable Rocambole ; cet amour va se transformer en haine. L’orgueil blessé de la patricienne sera sans pitié.
– Je le crois. Mais de quel amour parlez-vous donc, alors ?…
– Tenez, dit la comtesse en souriant, je vous fais un pari, Fernand !
– Lequel ?
– C’est que, avant huit jours, elle aimera le vrai Chamery.
– Ah !… dit Fernand Rocher, qui tressaillit, si cela était…
– Cela sera. J’ai mes projets, et plus tard vous les saurez. Aujourd’hui c’est mon secret.
La comtesse prit le bras de Fernand.
– Ramenez-moi à mon hôtel, dit-elle, et puis allez chez le gouverneur pour me découvrir Zampa. Je l’ai attendu plus d’une heure sur la jetée. Cette absence m’inquiète. Je redoute toujours quelque trahison.
Baccarat et son conducteur regagnèrent la haute ville.
C’était dans un quartier isolé que la comtesse Artoff avait son logis. Elle n’était point à l’hôtel, mais elle avait loué une petite maison dans laquelle elle vivait, dans ses habits d’homme avec deux de ses domestiques et le docteur Samuel Albot.
Quand elle arriva en vue de cette maison, au bras de Fernand, la comtesse aperçut un homme accroupi sur le seuil de la porte et qui paraissait s’être endormi.
Cet homme, c’était Zampa.
D’où venait-il ?