XXII

Revenons à M. le baron Wenceslas Polaski, c’est-à-dire à notre vieille connaissance Rocambole, que, nous avons laissé, un revolver à la main, se manifestant d’une façon peu agréable à Zampa. Certes, l’ancien valet de chambre de feu don José, que, pour l’avoir sous la main, la comtesse Artoff avait placé comme domestique chez le capitaine Pedro C…, ne s’attendait point cinq minutes auparavant à cette redoutable apparition.

Le capitaine, abusé par la lettre de recommandation de son parent le général, avait cru à un véritable seigneur polonais, et comme Zampa devait, ce soir-là, accompagner Baccarat dans sa nocturne expédition maritime, que le Portugais était sur le point de quitter le palais du gouvernement au moment où la lettre et la carte du baron Wenceslas étaient arrivées, il l’avait chargé de porter en passant au noble personnage quelques lignes par lesquelles il se mettait entièrement à sa disposition.

Zampa était donc venu à l’hôtel fort naïvement et comme un simple laquais chargé d’une lettre insignifiante. On comprend donc la révolution qui s’opéra en lui et le fit changer de couleur vingt fois en dix secondes lorsqu’il eut reconnu ce terrible homme à la polonaise, dont il avait été l’esclave à Paris, et qui l’avait envoyé boire un coup dans la cave de maman Fipart. Son effroi se trahit par un mot naïf et digne d’un théâtre comique :

– Est-ce que vous voulez me tuer une seconde fois ? murmura-t-il en reculant jusqu’à la muraille.

M. le baron Wenceslas Polaski laissa échapper un bruyant éclat de rire ; puis il répondit :

– Quand on ne réussit pas du premier coup, on s’y reprend à deux fois. Cependant, aujourd’hui, je n’ai nulle envie de te tuer, et je suis même très satisfait de te rencontrer, maître Zampa.

– Il n’en est pas de même de moi, murmura le Portugais, qui retrouva quelque audace en présence de la bonne humeur du baron Wenceslas.

– Maître Zampa, dit Rocambole qui reprit sa place dans son fauteuil, se croisa les jambes et continua à jouer avec le cylindre du revolver, le diable, avec qui j’ai d’assez graves intérêts, ne vous a sauvé une première fois que parce qu’il a pensé que j’aurais encore besoin de vous.

– Le diable avait raison, dit Zampa, qui recouvrait insensiblement son sang-froid en dépit de la gueule du revolver.

Rocambole poursuivit avec son cynisme ordinaire :

– Je me suis un peu trop pressé peut-être en me débarrassant de toi, dans la cave de Clignancourt, mais à ma place tu en eusses fait autant. J’ai entendu du bruit, on venait, je t’ai tué pour me sauver et j’ai laissé retomber la trappe sur toi.

– Votre Seigneurie, dit Zampa, oublie que je savais son vrai nom depuis une heure et que c’est cela qui m’a perdu.

– Ah ! dit Rocambole, qui eut un tressaillement nerveux, tu as su mon vrai nom ?

– Sans doute, la veuve Fipart vous avait appelé Rocambole.

– Bah ! un nom de guerre…

– Mais très connu, paraît-il.

– Et tant que tu ne sauras que celui-là, mon drôle…

– Bah ! je sais l’autre.

– Quel autre ?

– Celui que porte Votre Seigneurie dans le monde.

Rocambole pâlit légèrement. Cette pâleur n’échappa point à Zampa et lui donna de l’audace.

– Pardon, dit-il, je vois que je donne de fières distractions à Votre Seigneurie, qui va finir par faire partir son revolver.

– Ah ! dit Rocambole, cela t’inquiète, drôle ?

– Un peu, en effet.

– Tu as raison peut-être.

– Oh !… fit Zampa avec calme, ce n’est pas pour moi, mais pour vous.

– Pour moi, hein ?

– Sans doute. Si la balle venait à m’atteindre, on accourrait au bruit, on accuserait Votre Excellence d’assassinat, on la dépouillerait de sa perruque blonde, de sa barbe rousse, de la teinte jaunâtre qui donne à son visage l’apparence d’un visage de cinquante ans et on retrouverait un beau jeune homme, un lion de Paris, un membre d’un club célèbre.

– Tais-toi ! dit vivement Rocambole.

– Bast ! répliqua Zampa, je crois que vous renoncez à me tuer aujourd’hui en me voyant si instruit, monsieur le marquis de Chamery.

– Tu sais mon nom ! s’écria-t-il.

– Mais laissez donc votre revolver tranquille, dit Zampa en ricanant.

La situation venait de tourner sur elle-même ; ce n’était plus Rocambole qui la dominait et tenait Zampa en son pouvoir, c’était Zampa qui imposait à Rocambole en lui prouvant qu’il avait son secret.

– Ah ! tu sais mon nom ! répéta le faux marquis avec une inquiétude qu’il s’efforça vainement de dissimuler.

– Parbleu ! répondit Zampa, je sais même que vous deviez épouser mademoiselle Conception de Sallandrera.

– Après ?… fit Rocambole, qui reprit son revolver et ajusta Zampa.

Mais celui-ci ne sourcilla point.

– Monsieur le marquis, dit-il, vous êtes libre de me tuer ; mais si vous doutiez un seul instant de tout ce que je sais et de tout ce que je puis faire pour vous…

– Soit, tu vivras, dit le marquis en replaçant le revolver sur la table.

Un sourire railleur vint aux lèvres du Portugais.

– Votre Seigneurie est bien bonne, dit-il, mais elle ne se doute de rien encore. Ce n’est point au prix de ma vie qu’elle paierait ma science, c’est au prix de sa fortune.

Rocambole sentit ses cheveux se hérisser, tant le calme railleur de Zampa commençait à l’épouvanter.

– Soit, dit-il, je te donnerai de l’or.

– Il m’en faudra beaucoup.

– Tu auras ce que tu voudras, quand je serai l’époux de Conception.

Zampa, à son tour, partit d’un éclat de rire et haussa les épaules d’une façon si impertinente, que trois mois auparavant, à Paris, il eût vu la canne du marquis de Chamery se briser net sur son échine. Mais Rocambole était prudent, il dévora cet affront.

Zampa accompagna son éclat de rire de ces paroles :

– Votre Seigneurie a eu quelque bonheur d’arriver ce soir ici !…

– Pourquoi ?

– Parce que demain il eût été trop tard, bien certainement.

– Trop tard !

– Oui. Mademoiselle Conception eût tout su demain, c’est-à-dire que vous êtes Rocambole et que le vrai marquis de Chamery…

Zampa s’arrêta, Rocambole se leva et fit un pas en arrière.

– Tu sais cela, tu sais cela ? fit le faux marquis.

– Je sais que M. de Chamery est au bagne de Cadix, répliqua froidement le Portugais.

Et comme Rocambole, immobile, attachait sur lui un regard rempli de stupeur :

– Allons, continua Zampa, je vois maintenant que nous pouvons causer comme de vieux amis, et que je suis aussi en sûreté ici que dans le cabinet de M. le capitaine Pedro C…, mon nouveau maître.

– Parle, dit Rocambole, que sais-tu encore ?

– Asseyez-vous, répondit Zampa, et causons ; je suis persuadé que nous allons nous entendre.

– Moi aussi.

– Entre gens comme nous, poursuivit le Portugais, gens de sac et de corde, on se comprend vite, on s’aime bientôt. Si tu m’en crois, tu laisseras momentanément ton marquisat, qui me gêne en ce sens que je suis obligé d’employer des formules respectueuses, ce qui allonge toujours les phrases, et nous allons jaspiner, comme on dit à Paris, mon vieux Rocambole.

Le disciple de sir Williams étouffa un mouvement de colère.

– Voyons, dit-il, tutoie-moi si tu veux, mais parle !

– Écoute donc, alors. Il y a une femme qui est sur tes traces et qui m’a employé pour te découvrir.

– Son nom ?

– La comtesse Artoff.

– Oh ! je le savais bien, murmura le faux marquis de Chamery.

– On a volé un portrait dans ton château de l’Orangerie.

– Oui.

– C’est moi.

– Toi ? et qu’as-tu fait de ce portrait ?

– Je l’ai donné à la comtesse Artoff.

– Misérable !

– Dame !… fit ingénument Zampa, elle payait bien et elle savait mes petites affaires. Toi, tu m’avais tué…

– C’est juste.

– La comtesse Artoff est à Cadix.

– Tonnerre ! s’écria Rocambole.

– Avec le portrait, qu’elle doit présenter à ta chère Conception avec pas mal de preuves à l’appui, en même temps qu’elle lui présentera M. le marquis de Chamery, pas toi, le vrai…

Et Zampa eut un rire équivoque.

– Je suis perdu ! murmura l’élève de sir Williams, que son énergie abandonna.

– Pas encore, si je m’en mêle.

Ces mots firent bondir le faux marquis.

– Comment ! dit-il, tu pourrais, toi ?

– Je te ferai épouser Conception, je roulerai Baccarat, nous noierons le vrai marquis, et tu seras Grand d’Espagne, si je le veux !

Zampa s’exprimait avec une assurance telle, que Rocambole eut le vertige et regarda le Portugais comme on regarde un être surnaturel.

Le silence qui régna pendant quelques minutes entre M. le baron Wenceslas Polaski et son interlocuteur fut plein d’éloquence. Le hautain Rocambole s’était abaissé, il courbait le front, et Zampa venait de grandir subitement à ses yeux. En quelques minutes, le Portugais avait acquis dans l’esprit de Rocambole l’importance d’un homme avec lequel il est nécessaire de compter.

Cependant, ce fut l’élève de sir Williams qui reprit le premier la parole :

– Tu vas donc me proposer un marché ? lui dit-il.

– Peut-être…

– Parle, j’attends tes conditions.

– Elles sont détaillées et un peu longues, cher monsieur Rocambole, répliqua Zampa, qui se carra dans le fauteuil que M. le baron Wenceslas Polaski venait de quitter.

Et comme ce dernier avait laissé son revolver sur la table, Zampa allongea la main et s’en empara lestement.

Rocambole eut un geste d’effroi et voulut se précipiter sur lui pour lui arracher l’arme. Mais Zampa en tourna le canon vers lui.

– Tenez-vous donc tranquille, lui dit-il ; je suis comme vous, moi, j’ai la manie de jouer avec les armes à feu, et je suis très imprudent ; le coup peut partir.

Ces paroles, articulées froidement, arrêtèrent Rocambole dans son élan.

– Asseyez-vous donc, dit Zampa.

Rocambole s’assit.

– Hé ! hé ! marquis, ricana le Portugais, convenez que vous me traitiez avec moins de déférence à Paris, dans votre appartement de la rue de Surène.

Rocambole haussa les épaules.

– Après ? dit-il.

– Eh bien !… mais nous allons faire nos petites conditions.

– Je les attends.

– D’abord, dit Zampa, je veux être intendant, comme c’était convenu, des biens de Sallandrera.

– Accordé !

– Ensuite, monsieur le duc de Sallandrera-Chamery…

Zampa s’arrêta : Rocambole eut un tressaillement joyeux qui lui fit oublier toutes ses angoisses passées.

Zampa reprit :

– Monsieur le duc de Sallandrera-Chamery passera avec moi un petit compromis.

– De quelle nature ?

– Oh ! ne vous inquiétez pas, je dicterai. Mais auparavant, laissez-moi vous bien expliquer la situation.

– Voyons ?

– La comtesse Artoff est à Cadix.

– Tu me l’as déjà dit.

– Elle a le portrait. Elle doit le montrer à Conception et lui présenter en même temps le vrai marquis.

– Tais-toi ! dit Rocambole avec terreur.

– Mais non, il ne faut pas que je me taise !… Si je ne parle pas, vous ne saurez rien, mon cher duc.

Cette épithète remit quelque baume dans le sang de Rocambole.

– Or, poursuivit Zampa, il est une chose que Votre Seigneurie ne doit pas se dissimuler une minute.

– Laquelle ?

– C’est que si la comtesse Artoff et mademoiselle Conception se voient, tout est perdu pour vous.

– La comtesse Artoff n’a pas de preuves.

– Elle a le portrait.

Rocambole frissonna.

– Moi, reprit Zampa, j’ai tout raconté à la comtesse Artoff.

– Misérable !… s’écria le faux marquis, oubliant qu’il était tout à fait à la discrétion du Portugais.

Ce dernier ne répondit point à l’injure, et poursuivit :

– De même que je lui ai tout raconté, depuis la mort de don José jusqu’à celle de M. de Château-Mailly, de même je lui ai promis de tout dire à mademoiselle Conception, et de lui remettre… ces petites lettres que Votre Seigneurie signait d’un C… et que je portais comme venant d’elle à M. le duc.

– Comment ! tu les as ?

– Parbleu !… je les ai prises dans le tiroir du feu duc.

– Et Conception doit… les voir ?

– Mais non… puisque nous allons nous entendre. Si nous n’avons pas de difficultés entre nous, la comtesse Artoff sera mystifiée, je vous rapporterai le portrait, que nous anéantirons ; nous nous débarrasserons de ce faux marquis de Chamery qui est au bagne et qui nous gêne… et mademoiselle Conception continuera à vous adorer et vous épousera dans quinze jours.

Le visage assombri de Rocambole commença à s’éclairer.

– Voyons, dit-il : quel est donc le compromis que tu veux passer avec moi ?

– Un compromis de quatre lignes.

– Mais encore…

– Tenez, asseyez-vous là, je vais dicter.

Zampa disait tout cela en continuant, comme faisait Rocambole naguère, à jouer avec le cylindre du revolver.

Rocambole comprit qu’il était tout entier au pouvoir de cet homme, et il s’assit devant la table, sur laquelle il y avait de quoi écrire. Puis il prit une plume et attendit.

Zampa dicta :

– « Aujourd’hui »… Mettez la date… « me trouvant à Cadix, hôtel des Trois Mages, seul avec Zampa, ex-valet de chambre de feu M. le duc de Château-Mailly, et actuellement au service de señor Pedro C…, capitaine commandant le port, j’ai déclaré audit Zampa ce qui suit :

« Je ne suis point, comme on le croit, le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery. J’ai volé les papiers du véritable marquis, je m’appelle Rocambole… »

Zampa s’arrêta, car Rocambole s’était levé après avoir écrasé sa plume sur le papier.

– Tu es fou, mon bonhomme ! dit-il, si tu t’imagines que je vais écrire cela.

– Ah ! dame !… répondit Zampa, il le faudra bien, cependant.

– Jamais !…

– Alors, dit froidement le Portugais, vous n’épouserez jamais Conception, et vous irez au bagne.

Rocambole devint livide et fut pris d’un horrible tremblement nerveux.

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